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La France d’après : la gauche a gagné sur une coalition conjoncturelle, pas sur une logique de domination culturelle de long terme
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Post-législatives

Si le succès de la gauche aux législatives est indéniable, il semble encore trop tôt pour prétendre que celle-ci a regagné le cœur des classes populaires.

Gaël Brustier

Gaël Brustier

Gaël Brustier est chercheur en sciences humaines (sociologie, science politique, histoire).

Avec son camarade Jean-Philippe Huelin, il s’emploie à saisir et à décrire les transformations politiques actuelles. Tous deux développent depuis plusieurs années des outils conceptuels (gramsciens) qui leur permettent d’analyser le phénomène de droitisation, aujourd’hui majeur en Europe et en France.

Ils sont les auteurs de Recherche le peuple désespérément (Bourrin, 2010) et ont publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011).

Gaël Brustier vient de publier Le désordre idéologique, aux Editions du Cerf (2017).

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Il est préférable de lire avant cette interview celle du fondateur du think-tank Terra Nova, Olivier Ferrand : "Oui, Terra Nova et la gauche ont joué la carte identitaire... Mais uniquement en réaction à la stratégie Sarkozy"

Atlantico : Vous évoquiez dans votre livre Voyage au bout de la droite une France péri-urbaine où vivent les classes populaires, regrettant que celles-ci soient "abandonnées" par la gauche et séduites par les idées du FN. La France a élu ce dimanche certes Marion Maréchal-Le Pen, mais a offert également un siège à Olivier Ferrand, le fondateur de Terra Nova, think-tank de gauche qui défend des idées différentes des vôtres préférant que le PS se tourne vers un électorat plus féminin et métissé plutôt que de tenter de séduire les classes populaires. Plus généralement, les bons résultats de la gauche aux législatives ne montrent-ils pas que la "stratégie Terra Nova" l'a emporté sur la votre ? 

Gaël Brustier : Les élections législatives se sont déroulées dans un contexte de très forte abstention… et l’équation posée par Terra Nova dans sa célèbre note est relativement moins fausse dans un contexte de très forte abstention. On observe néanmoins deux réalités qui contredisent frontalement leur rapport paru il y a un an.

Terra Nova promouvait une coalition comprenant les "non-catholiques" (curieuse façon, d’ailleurs, de classer nos concitoyens). Or, pour ce qui est des "non-catholiques", la prédiction de Terra Nova est totalement invalidée par le vote des régions de l’Ouest de culture catholique (même si la pratique y est en chute libre comme partout). C’est dans la France de l’Ouest que la dynamique de la gauche est la plus forte, jusqu’en Vendée où la tradition catholique et ultramontaine fut longtemps très forte.

En outre, Terra Nova se faisait l’avocate d’une France des villes. J’observe les victoires, dans le rural, de candidats socialistes qui ont travaillé sur la question des services publics, sur la ruralité. Même en Lozère, le PS n’échoue que de peu. Le rural est, dans certains départements, un moteur de la victoire des socialistes tant les populations comme les élus locaux sont las des disparitions de services publics. En ce sens, les élus socialistes ont eu raison de ne pas suivre les prescriptions de ce think tank "progressiste" et Christian Paul – député de la Nièvre et promoteur du "bouclier rural" - a plus fait pour la victoire de la gauche qu’Olivier Ferrand.

Il y a, en outre, une différence de fond entre ce que nous essayons de faire et ce que Terra Nova a fait. Nous n’essayons pas de penser une coalition conjoncturelle mais une dynamique de domination culturelle sur le long terme. Ce sont deux exercices assez différents qui supposent que l’on ne voit pas le champ politique comme un marché mais comme la résultante de mouvements culturels d’ampleur liés à la modification du système économique.

La crise implique de repenser les dynamiques culturelles à l’œuvre dans notre société. Il s’agit de décoder l’imaginaire droitier, d’y apporter des réponses, de désamorcer les "paniques morales". C’est une tâche colossale qui implique de s’émanciper des facilités intellectuelles… Mon livre Voyage au bout de la droite était une toute petite pierre portée à cet édifice. Il y en aura d’autres !

Comment définiriez-vous le visage politique de la France après ces législatives ?

La France est-elle aujourd’hui culturellement de gauche ? Je répondrais non. Cela n’engage que moi, mais je note que trois députés d’extrême droite ont été élus dans un scrutin uninominal à deux tours, dont un élu avec pas moins de 60% du suffrage, Jacques Bompard.

Plusieurs éléments majeurs sont à souligner dans cette élection : l’enracinement des socialistes dans l’Ouest et la rupture Est/Ouest qui tranche avec l’ancienne géographie de la gauche et de la droite, l’Ouest catholique ayant définitivement basculé dans l’escarcelle du Parti socialiste.

La  gauche a progressé dans la France rurale notamment du fait de la politique menée en matière de services publics, notamment dans les Hautes Alpes, les Alpes de Haute Provence, la Savoie, de l’Isère, de la Saône-et-Loire, où un certain travail des élus locaux socialistes a été fait et a porté ses fruits.

Ainsi, le basculement de l’Ouest à Gauche, débuté en 1977, est aujourd’hui parachevé : c’est la marque d’une conversion des terres de la vieille démocratie chrétienne à la social-démocratie européenne. Même chose sur le rivage atlantique, avec la présence de jeunes retraités qui participent d’un basculement sociologique vers la gauche. On le voit en Charente Maritime ou en Bretagne, par exemple.

Par conséquent, si l’on consulte une carte de France : la droite domine sur la partie Est de la ligne Le Havre-Perpignan, quand l’Ouest est majoritairement à gauche.

Précisons que deux logiques de droitisation concurrentes sont à l’œuvre dans la partie Est. Au Nord-Est, on a la présence de députés de gauche, comme en Meuse ou en Meurthe-et-Moselle, une terre industrielle où les taux de report ne sont pas très bons entre le FN et UMP. La situation est différente au Sud-Est, comme dans le Var, les Alpes Maritimes, le Vaucluse, jusqu’au Gard, où il y a une vraie dynamique droitière et une fusion des électorats de droite : ceux qui ont voté FN au premier tour vont voter UMP au second.

Pour résumer : la droite perd définitivement l’Ouest, garde quelques bastions à l’Est et au Sud-Est, où le report de voix existe. Quant aux classes populaires, c’est la grande inconnue, du fait du taux d’abstention élevé. Il sera intéressant d’étudier le résultat des prochaines élections municipales de 2014, qui mobilisent davantage les Français. Il faudra ainsi analyser les fusions dès le premier tour, notamment dans les petites communes, entre FN et UMP. C’est seulement à ce moment là qu’on pourra estimer précisément l’audience de la gauche dans le pays.

Vous parlez des classes populaires… Qui pour les représenter au Parlement, maintenant qu’il n’existe plus de groupe communiste à l’Assemblée ?

Cette situation tient à la modification de l’électorat du Front de Gauche. Le parti communiste possédait des bastions locaux très forts et de faibles résultats dans le reste du pays, sauf dans quelques zones du centre de la France et du Nord-Pas-de-Calais. Mais par rapport à la dernière présidentielle, le Front de Gauche a vu ses résultats se tasser dans ces bastions historiques, où les scores avaient été importants. Le PCF augmente donc en nombre de voix, mais, un peu comme le Front National, le mode de scrutin fait que la machine socialiste leur passe devant dans la plupart des cas. Ce plafond de verre existe même dans les villes traditionnellement communistes comme Montreuil et Saint-Denis, où le PS a la main pour une poignée de voix.

Comment expliquer le taux d’abstention record (44%) de ces législatives ? Est-ce dû notamment à la forte abstention des classes populaires ?

La France a fait le choix de la gauche, mais avec un taux d’abstention de 44%, qui signifie que beaucoup d’électeurs ont décidé de laisser la gauche gouverner en n’allant pas se déplacer.

L’abstention touche de façon générale les classes populaires, c'est-à-dire, au sens très large, les zones périurbaines et les banlieues. Ainsi, les taux d’abstention dans les quartiers des habitats sociaux des grandes métropoles sont plus élevés. Il y a traditionnellement une plus grande abstention chez les ouvriers et employés que chez les cadres supérieurs. Quand on parle de 44% d’abstention dans l’ensemble de l’électorat, il faut penser à un score nettement supérieur à 50% chez les classes populaires. Il faut donc rester très prudent avant d’évoquer un basculement à gauche ou à droite des classes populaires vus ces taux d’abstention records pour une élection législative.

Il existe une pluralité de facteurs pour expliquer cette abstention : le calendrier électoral, la séquence électorale trop longue, le fait que les classes populaires votent traditionnellement moins aux législatives et plus aux élections présidentielles et municipales. Ensuite on peut aussi déplorer la médiocre qualité de cette campagne, qu’on n’a pas réussi à politiser les enjeux, que la droite a fait une mauvaise campagne, que la gauche a fait une campagne distante, etc. Tous ces facteurs aboutissent à une abstention de 44% qui rend l’interprétation des résultats difficile, sauf sur le fait que les Français ont choisi de donner la majorité au Président élu, ce qui est indéniable.

Par ailleurs, les législatives ne sont pas 577 élections locales. Ceux qui le pensent ne comprennent pas la logique du Parlement, conçu pour exprimer la volonté générale au sens républicain du terme. Il est vrai que très souvent les campagnes sont très « localistes », ce qui contribue à la confusion.

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