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Fractures sur le Front républicain : les 5 familles de ceux qui refusent de trancher entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen
©Reuters

Révoltés

Entre Français révoltés, incompatibles, perturbateurs, téméraires ou "antivirus", portraits de ceux qui ne pensent pas qu'un barrage républicain soit la bonne option au second tour.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Samuel Pruvot

Samuel Pruvot

Diplômé de l’IEP Paris, rédacteur en chef au magazine Famille Chrétienne, Samuel Pruvot a publié "2017, Les candidats à confesse", aux éditions du Rocher. 

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Atlantico : Pour quelles raisons nombre de Français (de droite comme de gauche) qui n'ont pas voté Macron au premier tour pourraient-ils décider de ne pas voter pour le candidat d'En Marche au second ? Malgré l'appel au barrage républicain ?

Samuel Pruvot : Le barrage républicain dont vous parlez n’est plus vraiment étanche ! Il semble loin le temps où il fonctionnait quasiment à 100% attirant à lui tous les citoyens de bonne volonté désireux de barrer la route au « péril brun ». Le barrage était encore puissant en 2002 lors du second tour surprise entre Jacques Chirac (82%) et Jean-Marie Le Pen (17%). Ce n’est plus le cas en 2017. Il est difficile d’écarter la candidate du Front National sous prétexte qu’elle serait un « monstre » dangereux pour la République. Je viens d’interroger Constance Le Grip, une députée européenne proche de Nicolas Sarkozy, qui va certes voter contre Marine Le Pen pour des raisons économiques tout en reconnaissant que le « fascisme n’est pas à notre porte ».

Pour autant, le barrage républicain tient encore le coup. Il ne semble pas sur le point de céder comme dans le film catastrophe San Andreas. Pour filer la métaphore, il y a une faille géologique profonde qui menace de bouleverser le paysage français. Le FN est à notre vie politique ce que la faille de San Andreas est à la Californie. Une menace bien réelle. La preuve : l’élimination prématurée des candidats PS et LR qui incarnaient la bipolarisation de la Ve république.

Eric DeschavanneLa raison principale se trouve dans la nouvelle donne politique et sociale. La quadripartition électorale laisse apparaître plusieurs lignes de fractures irréductibles sur le plan idéologique et politique, lesquelles recouvrent pour un part un clivage social et territorial de plus en plus accentué, à l'instar de ce qu'on observe un peu partout en Occident.  Pour l'exprimer de manière grossière, à l'opposition droite/gauche se superpose l'opposition populisme/cercle de la raison, avec une dimension de vote de classe qui donne au "barrage républicain" une allure déplaisante de mépris de classe. Par ailleurs, la dédiabolisation du Front national opérée par Marine Le Pen et son installation dans le paysage politique comme force politique stable et durable, rassemblant plus de sept millions d'électeurs démonétisent ce thème éculé et moralisateur du barrage républicain.

Reste l'habituel vote utile de second tour. Au premier tour on choisit, dit-on, au second on élimine. Cette distinction n'a cependant qu'une portée relative. Le vote utile est lui aussi un vote de conviction, puisqu'on élimine en fonction d'une exigence de cohérence avec soi-même - en fonction d'une ligne idéologique, d'intérêts économiques et sociaux ou de l'idée qu'on se fait de l'intérêt général. C'est sur cette base-là qu'il faut interpréter et comprendre les dilemmes auxquels les électeurs qui n'ont voté ni Macron ni Le Pen sont confrontés. Pour les uns, le dilemme est entre le refus du libéralisme économique et le refus d''un souverainisme identitaire. Pour d'autres, libéraux sur le plan économique et pro-européen mais conservateurs sur le plan des valeurs ou défenseurs d'une identité civilisationnelle, le libéralisme sociétal et le multiculturalisme d'Emmanuel Macron constituent un obstacle à leur soutien.

Ceux qui font le choix du "ni ni"  et ne veulent pas choisir entre la peste et le choléra ?

Samuel Pruvot : LES REVOLTES : Peut-on vraiment choisir entre la peste et le choléra ? C’est l’impression désagréable de nombreux électeurs qui sont des révoltés contre le système. En conscience, ils se sentent incapables de voter pour Emmanuel Macron après l’élimination de leur candidat au 1er tour. En reportage aux Etats-Unis sur la cote Est l’été dernier j’ai rencontré beaucoup d’électeurs américains – souvent des catholiques pratiquants – qui refusaient de choisir entre Clinton et Trump. Cette situation limite est celle qui taraude de nombreux citoyens français qui ne voteront pas Emmanuel Macron. C’est par exemple le cas de Nathalie Arthaud qui s’inscrit dans la pure tradition révolutionnaire. La candidate de Lutte ouvrière estime que l’élection présidentielle est un leurre et que la seule manière d’avancer est de renverser le système. Non de le conforter. Voter Emmanuel Macron serait selon elle accorder un sursis à un malade incurable.   

Eric Deschavanne  : Le "ni-ni" est  la grande tentation de la gauche radicale, en rupture désormais avec la "gauche castor", (pour reprendre l'heureuse formule de Laurent Bouvet). Une position analogue au "bonnet blanc, blanc bonnet" du communiste Jacques Duclos en 1969 face au dilemme consistant à choisir entre un candidat centriste (Alain Poher) et un candidat de droite (Georges Pompidou). Le Front républicain était une stratégie qui convenait au parti socialiste. Elle présentait à ses yeux deux avantages : embarrasser la droite et, surtout, rassembler la gauche par-delà les clivages et les frustrations autour de valeurs morales - l'antiracisme et les fameuses "valeurs républicaines", toujours invoquées mais jamais précisément définies. Il est cependant évident que Jean-luc Mélenchon, qui tente de s'approprier  le discours populiste de rupture avec le système, n'a aucun intérêt politique à s'inscrire dans un tel front unitaire.

L'événement de cette élection est constitué par la désintégration du parti socialiste, laquelle a permis l'essor d'une nouvelle force social-libérale, incarnée par Emmanuel Macron, et le renforcement du populisme de gauche représenté par Jean-Luc Mélenchon. La force et la faiblesse du parti socialiste résidaient dans sa capacité de réaliser une synthèse devenue impossible entre la gauche qui fait le pari de l'adaptation à la mondialisation et celle qui la refuse au nom de la spécificité du modèle français et de la défense des acquis sociaux. Le clivage idéologique, qui porte essentiellement sur le libéralisme économique, se redouble d'un clivage politique, puisque la gauche social-libérale aspire à gouverner tandis que la gauche populiste, radicale et protestataire, refuse a priori les compromis et les alliances nécessaires pour exercer le pouvoir.

Sur le fond (critique du libéralisme économique, défense des acquis sociaux) comme sur la forme (discours anti-système, au nom des petits, des sans-grade), le populisme de Jean-Luc Mélenchon est plus proche du Front national que du social-libéralisme "ni de gauche ni de droite" d'Emmanuel Macron. Bien entendu, il n'y a pas d'alliance possible entre les deux forces populistes, qui ont aussi des divergences importantes (le projet de VIe République, par exemple, et plus généralement le rapport au régalien), de sorte que le "ni, ni" se trouve être, pour la gauche populiste, l'attitude la plus cohérente à la fois sur le plan idéologique et sur le plan politique. Si Jean-Luc Mélenchon s'était déclaré en faveur d'Emmanuel Macron, pour le dire simplement, il se disqualifiait comme leader populiste. Il ne peut espérer rivaliser avec Marine Le Pen que si, comme elle, il refuse les compromis avec "l'establishement".

Ceux pour qui l'opposition au programme de Macron est trop importante

Samuel Pruvot : LES INCOMPATIBLES : Il suffit de regarder les forces politiques en présence pour se rendre compte que les états-majors ont parfois du mal à faire avaler des consignes de vote à leurs militants. Pour eux le vote Macron est impossible. Incompatible. Cette fronde des électeurs va de l’extrême gauche aux Républicains. Même si les raisons pour ne pas voter Macron sont aux antipodes elles convergent vers un même résultat. Notre reporter Famille Chrétienne au milieu des militants de la France insoumise le soir du premier tour a lu la déception sur les visages. Et ensuite la colère à l’idée de devoir voter Macron pour faire barrage à la candidat du FN. Comment voter pour celui qui incarne à leurs yeux tous les risques pour les classes populaires ? Et ce au nom d’une mondialisation heureuse ?! L’impossibilité du vote Macron se retrouve aussi chez certains catholiques pratiquants. Dans un sondage publié par Le Pèlerin 19% d’entre eux ont voté Emmanuel Macron  soit un retrait de près de 5 points par rapport à la moyenne nationale. Présent au QG de François Fillon le soir des résultats j’ai pu vérifier que le barrage républicain était une affaire de génération. Les jeunes militants proches de Sens Commun n’imaginaient pas une minute pouvoir voter Emmanuel Macron. Un candidat jugé trop « libéral-libertaire ».

Eric Deschavanne : Motif qui recoupe le précedent mais ne concerne pas que la gauche. L'abstention est le plus souvent un "ni-ni" motivé par un éloignement idéologique et programmatique. Pour un souverainiste gaulliste classique comme Henri Guaino, par exemple, il est difficile de choisir entre un parti historiquement anti-gaulliste et un candidat européiste. Emmanuel Macron incarne un libéralisme intégral (à la fois économique et sociétal) et tempéré. Il est franchement européiste et incline au multiculturalisme. Cela fait autant de traits saillants susceptibles de repousser certains électeurs, même si, évidemment, sa position est plus centrale, plus en phase avec le centre de gravité de la société française, que celle de Marine Le Pen. Les souverainistes, électeurs de Nicolas Dupont-Aignan ou d'Asselineau et les catholiques de Sens commun peuvent donc être tentés de s'abstenir comme les électeurs des divers courants de la gauche anti-libérale.

Ceux qui ne veulent pas qu'Emmanuel Macron ait trop de légitimité après un score fleuve au second tour

Samuel Pruvot : LES PERTURBATEURS : La sortie de Christine Boutin a été vivement critiquée. Mais elle a sa logique, celle des perturbateurs ou des empêcheurs de tourner en rond. On ne peut la soupçonner de connivences avec l’extrême droite mais elle prétend aller jusqu’au bout de son engagement en faveur des plus fragiles. Elle refuse de voter Emmanuel Macron à cause de sa vision anthropologique. Christine Boutinre redoute son « progressisme » sur des questions sensibles comme le suicide assisté, la PMA ou la GPA. D’un point de vue tactique, Christine Boutin estime par ailleurs que plus le score d’Emmanuel Macron sera large au soir du 7 mai, plus il aura les coudées franches. Elle refuse donc l’idée que le second tour se transforme en plébiscite. Elle n’est sans doute pas la seule à tenir ce raisonnement en France. Si la candidate du FN obtenait un score égal ou supérieur à 45%, le symbole serait très fort. Et cela saperait la légitimité du jeune Président élu. 

Eric Deschavanne : C'est un argument d'électeur stratège, qui anticipe le comportement des autres électeurs et vise l'obtention d'un certain rapport de forces. Cette manière de se déterminer est la plus absurde qui soit. Même s'il doit anticiper les conséquences du vote, le choix responsable consiste à se déterminer en fonction d'un jugement qui porte sur l'aptitude des candidats à gouverner le pays et à réaliser un projet.

Ceux pour qui le "danger" de MLP au second tour n'est pas réel ou exagéré

Samuel Pruvot : LES TEMERAIRES : Parmi les électeurs non décidés à voter Macron, il y a ceux qui refusent de céder à la peur. Les téméraires. Après tout si les sondages disent vrais Marine Le Pen aurait très peu de chances d’être élue. Alors pourquoi ne pas jouer avec le feu si on a l’assurance que l’incendie sera maitrisé ? Beaucoup de citoyens pourraient ne pas voter Macron pour manifester leur colère vis-à-vis des médias ou des instituts de sondage. Ils ont l’intention que la peur change de camp. 

Eric Deschavanne : Ne pas voir en Marine Le Pen un danger renforce la tentation de l'abstention. Les sondages et les commentaires qui annoncent la victoire d'Emmanuel Macron peuvent renforcer l'abstention passive. En outre, le choix de l'abstention peut être motivé par un raisonnement politique qui conduit à minimiser le danger qu'encourerait la République en cas de victoire de Marine Le Pen. Ce raisonnement peut s'appuyer sur deux arguments. Le premier est relatif à l'isolement politique du Front national, qui est la contrepartie nécessaire de la rhétorique populiste contre le système. Marine Le Pen élue, il faudrait encore qu'elle puisse obtenir une majorité au Parlement, ce qui semble improbable. Non seulement le Front national se prive d'alliance politique, mais le vote populiste est divisé entre deux extrêmes. Le vote anti-européen de 2005 n'a ainsi jamais pu se traduire par un choix positif dans les urnes. Du fait de la quadripartition de l'électorat, ni Marine Le Pen ni Jean-Luc Mélenchon ne sont en mesure d'obtenir une majorité de suffrages.

Le second argument est relatif à la nature même du néo-populisme, qui n'est à l'évidence pas un fascisme. Les électeurs du Front national n'aspirent pas à une destruction de la démocratie libérale et il n'existe pas d'ennemi de la République proclamé. Marine Le Pen ne représente pas davantage un danger pour la démocratie française que Donald Trump ne menace de détruire la démocratie américaine. La rhétorique du "barrage républicain" n'est à cet égard qu'un enfantillage dérisoire, et cela commence à se voir. Le danger représenté par Marine Le Pen tient à son programme, qui ruinerait le pays et nuirait de fait aux plus pauvres : c'est un danger sans rapport avec la morale des valeurs républicaines.

Ceux pour qui voter Macron en 2017, c'est s'assurer d'avoir Marine Le Pen en 2022

Samuel Pruvot : LES ANTIVIRUS : Certains pourraient refuser leur voix à Emmanuel Macron pour fabriquer des antivirus. Je m’explique. Il s’agit pour ces électeurs de sanctionner les méfaits de la social démocratie à la François Hollande. Partout en Europe le populisme prospère sur le terreau d’une social-démocratie qui fait l’éloge du multiculturalisme. Pour ces électeurs, voter Emmanuel Macron en 2017 ce serait assurer la victoire du populisme en 2022. Ces citoyens réinventent Pasteur en politique. Il s’agit de ne pas voter Macron pour s’inoculer le virus Le Pen dans l’espoir de mieux le vaincre demain... Après tout même un philosophe comme Michel Onfray s’indigne dans les colonnes du Figaro contre ceux qui fabriquent le « monstre » Le Pen pour mieux prospérer ensuite sur ses ravages.

Eric Deschavanne : C'est l'argument du "marche-pied", évoqué par Benoît Hamon durant la campagne, qui repose sur l'idée selon laquelle les politiques libérales alimentent une réaction populiste et protectionniste des peuples. Voter Macron, c'est "reculer pour mieux sauter" : il est difficile de choisir entre la cause et la conséquence, telle est en substance le motif justifiant l'abstention. C'est un argument propre à la gauche de la gauche, dans la mesure où il présuppose que la bonne politique est une politique anti-libérale qui ne prenne pas la forme du protectionnisme souverainiste que préconise le Front national.  

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