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Aurélien Marq publie « Refuser l'arbitraire Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ? » chez FYP Editions
Aurélien Marq publie « Refuser l'arbitraire Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ? » chez FYP Editions
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Aurélien Marq publie « Refuser l'arbitraire Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ? » chez FYP éditions. Des idéologies, sous le masque du progrès ou au nom d'injonctions théocratiques, s'emploient à éroder les fondements de notre civilisation millénaire. Extrait 1/2.

Aurélien Marq

Aurélien Marq

Aurélien Marq est haut fonctionnaire, auteur de "Refuser l'arbitraire" (Editions FYP, 2023).

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Revenons un instant au débat entre Socrate et Calliclès, ou plutôt à leur opposition radicale malgré la courtoisie des propos échangés. Entre ces deux hommes, il n’est pas question de poids moyen, de juste milieu, ni de dépassement des contraires par la dialectique ou au moyen d’un troisième terme. La Vérité existe ou n’existe pas. La Justice existe ou n’existe pas. Savoir si elles sont ou non accessibles à l’Homme, et si oui dans quelle mesure elles le sont, ces questions n’ont de sens que si l’on suppose que Socrate à raison. Et si Socrate a raison, alors Calliclès se trompe et en choisissant Calliclès, on se coupe de ce qui fait l’essence même de la vie. À l’inverse, si Calliclès a raison, Socrate a tort et en choisissant Socrate, on passe à côté de la seule récolte à espérer de l’existence, celle de la jouissance malgré l’absurde avant de plonger dans le grand néant.

Au fil des siècles, notre civilisation n’a cessé d’être traversée par cette opposition. Parfois, n’ayant pas su distinguer la voie de Socrate de celle de Calliclès, elle s’est fragilisée. Par paresse, pour fuir l’exigence que représente Socrate, on est tenté de se rallier à Calliclès, pour regretter ensuite d’avoir fait ce choix. Mais généralement, dans un mélange de folle arrogance et d’autoflagellation, la civilisation européenne tend à exiger d’elle-même la perfection que seule la justice divine peut atteindre. L’ordre social, quel qu’il soit, est imparfait. Dans toute l’histoire de l’Humanité, on ne trouve pas d’exemples de sociétés idéales. Aucune ne l’a été — ni l’Athènes de Périclès, ni même l’Alexandrie des premiers Ptolémée, l’Inde d’Ashoka, la Rome d’Auguste et d’Hadrien, ou encore la Chine de Taizong. Toutes furent grandes, magnifiques, admirables, d’authentiques moments de grâce dans l’infini du monde. Mais imparfaites. Ainsi, l’ordre social étant nécessairement imparfait, il en résulte une double tentation. Celle qui consiste à rejeter l’ordre quel qu’il soit, à fantasmer le marginal incompris et le rebelle exalté, en dédaignant l’humble artisan du quotidien et celui qui tente de préserver ce qui doit l’être, voire à exclure l’idée même qu’il puisse y avoir un ordre social et opter pour l’anarchie. Ou, à l’inverse, celle qui consiste à croire que puisque tout ordre est imparfait, celui qui se présente à nous ou que l’on a choisi en vaut bien un autre. Ainsi, la conviction qu’il n’existe pas un ordre social « meilleur » que le nôtre permet de récuser par avance toute contestation et d’affirmer que la hiérarchie sociale, telle qu’elle est, ne peut être améliorée. Visages jumeaux d’un même relativisme. 

Concurrence victimaire

Ce relativisme affirme que puisque l’ordre social est imparfait, il est par conséquent injuste, arbitraire, et donc illégitime, et se garde bien de préciser « en partie » injuste, arbitraire ou illégitime, ce qui lui permet de ne surtout pas se demander en quoi il est injuste et illégitime, et en quoi il ne l’est pas. Pour l’illustrer, ce message diffusé sur les réseaux sociaux, révélant l’idéologie sectaire d’un militant écologiste : « Ça va bien se passer Éric, le vieux monde se meurt, tes privilèges sont issus d’inégalités et de discriminations. Ton mode de vie nous envoie dans le mur. Tu te rends compte qu’il va falloir renoncer. Tu as peur. Tu veux une coupable. Mais tu vas y arriver[1]. » Quelle que soit l’époque, n’importe quel fanatique ou porte-parole autoproclamé d’une quelconque idéologie révolutionnaire exaltée aurait pu dire exactement la même chose. La foule saccageant l’université d’Alexandrie pour abattre le vieil ordre païen au nom du Christ. Les chantres de la Terreur jouant de la guillotine ou noyant par centaines leurs victimes dans la Loire pour la gloire de la République. Les bolcheviks qui exproprient pour ensuite affamer ou fusiller ceux qu’ils appelaient les koulaks, et qualifiaient d’« éléments socialement nuisibles », car « appartenant au passé »[2].

Révolte caricaturale, brutale et absurde, prétexte à toutes les cruautés, certains s’imaginent qu’en faisant table rase du passé, en balayant tout héritage et en imposant de force et d’autorité l’égalitarisme, une société parfaitement juste naîtra. Au contraire, les sociétés primitives, originelles, sans culture de leur propre passé, ne sont généralement pas des modèles de justice, et en évoluant, peu d’entre elles ont fait naître un élan satisfaisant vers la justice. Faire table rase du passé pour tout recommencer a plus de chances d’engendrer la barbarie que d’amener à l’utopie. Cet effacement peut se justifier dans une société tellement corrompue que même la sauvagerie du chaos y serait préférable, mais de tels cas sont rares. S’appuyer sur le meilleur d’une civilisation pour améliorer ou réformer l’ordre social, ou pour abattre un tyran est une chose. Déconstruire une civilisation sous prétexte qu’à un moment de son histoire son ordre social manquerait de justice en est une autre. Confondre les deux relève assurément de l’escroquerie. Prenons comme exemple deux totalitarismes, le communisme et l’islam théocratique, qui ont voulu balayer tout ce qui les a précédés pour imposer chacun leur ordre qu’ils prétendent parfaits. Dans les pays d’Europe de l’Est, c’est en s’appuyant sur leur identité profonde, sur le meilleur de leur culture et de notre civilisation que les peuples ont renversé le communisme et repris leur destin en main. De même en Iran, c’est avec une profonde conscience du temps long et de la grandeur de leur civilisation, bien antérieure à l’islam, que des Iraniens se dressent contre l’oppression des « gardiens de la révolution ». La différence entre la violence des fausses utopies et la force de justes révoltes est, ici, manifeste. Les premières se disent parfaites pour justifier leur soif de pouvoir absolu, les secondes embrassent la beauté du réel malgré ses imperfections et permettent l’épanouissement de la liberté.

Puisque l’ordre social n’est jamais parfaitement juste, le piège serait d’en déduire qu’il est absolument injuste — que tous ceux que cet ordre social rejette ne sont que les victimes innocentes d’une injustice, tandis que tous ceux qui les rejettent sont d’injustes bourreaux — et qu’il suffit pour obtenir la justice de mettre les « opprimés » au pouvoir. Cette erreur entraîne inévitablement une concurrence victimaire, que nous connaissons aujourd’hui, et une inversion des valeurs prônée par une certaine gauche — notamment universitaire et germanopratine — qui, par rejet de « l’ordre bourgeois », a fait l’éloge de la pédophilie, des camps de rééducation maoïstes, des goulags, et fait aujourd’hui l’apologie de l’islamisme, de l’activisme trans, du suprémacisme racial noir, et ainsi de suite. Pour cette « intelligentsia », l’ordre social tel qu’il est, n’est que le produit des rapports de domination proclamés par Calliclès, sans que l’espérance et l’exigence prônées par Socrate y aient la moindre part, et il suffirait d’en prendre le contre-pied pour établir un ordre social parfaitement juste — ordre dont ces idéologues seraient le nouveau clergé, bien entendu.

Il existe cependant des perversions de l’idéal socratique. Par exemple : prétendre détenir l’ultime réponse au désir de justice, se proclamer gardiens ou hérauts de l’utopie d’un système parfaitement juste, que ce soit pour le préserver ou pour l’instaurer, exiger une adhésion totale à ce dernier, et traiter tout désaccord, opposition ou doute comme un crime. Hubris ! Nous ne sommes pas des Dieux, et la Grèce nous enseigne que les vrais Dieux, justement, n’exigent pas que l’on s’ampute de son esprit critique pour leur obéir aveuglément. « Apollon confie à la sagacité de notre esprit les discussions philosophiques, en nous inspirant un grand désir de connaître la vérité. Lui-même n’est pas moins philosophe que prophète, et […] il convient à la philosophie de faire des recherches, d’admirer, de douter[3]. » Utiliser l’inévitable imperfection du monde, des hommes et des sociétés humaines pour paralyser quiconque ne se plie pas à ma volonté, en faisant naître un sentiment de culpabilité, est une autre perversion. Au-delà de la concurrence victimaire, il s’agit d’une tyrannie victimaire dont la ruse perfide est de présenter comme une injustice tout ce qui fait obstacle à la satisfaction de mes désirs (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’à l’inverse tout obstacle à cette satisfaction serait nécessairement juste).

L’une des raisons sous-jacentes est que l’âge d’or du règne mythique de Cronos murmure encore. Ce temps où nul n’avait besoin de se donner « le trouble de penser et la peine de vivre[4] », car vivre ne demandait aucune peine, et penser par soi-même n’était pas nécessaire. Un monde où la tension entre la nécessité d’un ordre social forcément imparfait et les exigences plus hautes de la conscience morale n’existait pas. Un monde dont l’innocence n’était qu’ignorance. Un monde de bonheurs faux, sans dilemmes, car sans conscience, sans grandeur, sans noblesse, sans héros. Cronos, souverain de cet âge d’or abominable, est semblable à l’État dévorant qu’évoque Tocqueville : « Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. »

Pour aspirer à la justice alors même que nous savons qu’aucun ordre social élaboré par les hommes ne sera jamais parfaitement juste, nous pouvons être tentés par la solution apparente du droit divin. Mais de deux choses l’une : soit la volonté divine est juste, et dès lors n’est légitime qu’en tant qu’elle se conforme à la justice — c’est ce que dit Homère —, soit la volonté divine s’impose, qu’elle soit juste ou non. Dans ce cas, ce n’est qu’une autre forme d’arbitraire, le triomphe de la force, le divin écrasant les hommes de sa puissance. On comprend alors pourquoi les Grecs ont d’emblée rejeté la solution du droit divin. Tout comme ils ont refusé d’absolutiser le « droit positif », qui n’est pas l’inverse d’un « droit négatif », mais qui désigne la loi que l’on pose en actes, comme on pose un postulat mathématique, la loi des hommes, des cités, des États. Les Grecs, on le sait, étaient profondément attachés à la loi, et à l’égalité de tous devant la loi, car ils savaient qu’elle les protégeait de l’arbitraire des tyrans. Comme le raconte merveilleusement Jacqueline de Romilly dans La Grèce antique à la découverte de la liberté, les Anciens savaient d’expérience que la liberté n’est pas un vaste horizon, ouvert sur l’immensité du monde, mais un sanctuaire miraculeux et fragile, une cité protégée par ses murailles protégeant ses habitants de la convoitise des tyrans et des barbares, et de l’esclavage imposé aux vaincus.

Pour autant, les Grecs avaient compris que cette loi positive, si précieuse soit-elle, doit demeurer à sa juste place. Bien que nécessaire, elle reste imparfaite — et bien qu’imparfaite, elle reste nécessaire, raison pour laquelle Socrate a choisi de boire la ciguë plutôt que de fuir Athènes. On reconnaît ici l’opposition entre Créon et Antigone, radicalement différentes de celle entre Calliclès et Socrate. Calliclès récuse l’idée même de justice, que Socrate défend pour affirmer que seuls existent les rapports de force. Créon, lui, affirme la nécessité de l’ordre social et donc du droit positif, non pas pour figer à son profit une domination injuste, mais pour éviter le retour à la barbarie. Antigone, de son côté, proclame le devoir de se conformer à un ordre supérieur, qui n’est pas un droit divin arbitraire, mais le droit naturel, qu’elle appelle « loi de Zeus » dans la mesure où Zeus lui-même se conforme à tout ce qui trouve son fondement dans la nature la plus authentique, à la fois la plus profonde et la plus haute du Cosmos. Le droit naturel, on le comprend, n’a rien à voir avec un hypothétique « état de nature », d’ailleurs insaisissable puisqu’il est dans la nature de l’homme de s’affranchir de la seule nature au moyen de la culture. Le droit naturel est la simple affirmation que le Bien est le Bien parce qu’il est le Bien, et non parce que quelqu’un, homme ou dieu, en aurait décidé ainsi. Le Bien et le Mal ne sont pas des notions arbitraires fixées par des dogmes, par des tyrans ou par la coutume : ils sont.

[…]

Terreur et blasphème

[…] Aujourd’hui, plusieurs pays dans le monde punissent de mort le blasphème, et tous le font au nom d’Allah. Le dieu de l’islam est désormais le seul, parmi tous les dieux de toutes les religions, au nom duquel les fidèles, certes pas tous, appellent à tuer les blasphémateurs et poussent certains États à le faire. Au nom d’Allah et parce qu’ils auraient blasphémé, on massacre des dessinateurs, on éborgne un écrivain, on appelle à violer et à assassiner une adolescente. On se rassemble en foule pour hurler sa haine et exiger la mort d’une femme parce qu’elle a pris de l’eau dans le même puits que les adorateurs d’Allah. Ces derniers, jugeant impur quiconque ne s’incline pas devant leur dieu, y voient une souillure et un blasphème.[5] De tous les dieux de toutes les religions, il n’y en a qu’un au nom duquel une telle inhumanité se déchaîne, est invoqué. De même, alors que le fronton du Parthénon célébrait le libre choix de Cécrops entre Athéna et Poséidon, sublime représentation de la liberté de conscience, près de 2 500 ans avant la Déclaration des droits de l’Homme, l’islam refuse toujours cette liberté. De tous les dieux de toutes les religions, il n’y en a qu’un au nom duquel des États punissent de mort l’apostasie, en parfaite conformité avec les prescriptions des textes que ses adeptes disent sacrés[6], quand bien même ils sont en totale opposition avec toute idée véritable de justice et de dignité. Je suis fier d’avoir choisi de m’incliner devant les Olympiens plutôt que devant ce dieu-là. Et je rends grâce aux fondateurs de notre civilisation de nous avoir transmis l’idée de Dieux dignes de leur divinité.

Les guerres de religion ont été une folie, et la persécution des Juifs une abomination. Par peur de perpétrer les mêmes erreurs, on s’interdit désormais de juger l’islam. Mais refuser de juger les religions, c’est accepter de brûler vifs des enfants à la gloire de Moloch ou cœur arracher leur cœur pour nourrir le dieu aztèque Huitzilopochtli. À l’inverse, refuser les sacrifices humains, c’est affirmer que la volonté des dieux ne justifie pas tout, et qu’une religion qui prétend être la volonté d’un dieu n’est pas nécessairement légitime, ni même tolérable.

Vers la fin du 1er siècle de notre ère, Plutarque, penseur grec et fin connaisseur de la culture romaine, initié aux Mystères et ayant servi en tant que prêtre au temple d’Apollon à Delphes, a écrit un traité intitulé « De la superstition », terme qui désigne à son époque le renoncement à la critique éthique et rationnelle des croyances, et qui correspond peu ou prou à ce que nous appellerions aujourd’hui obscurantisme, fanatisme, dérive sectaire. Dans ce texte, Plutarque critique vertement ceux qui conçoivent les Dieux comme des despotes arbitraires et susceptibles, ceux qui « regardent leur bienveillance comme un objet de terreur, leur tendresse paternelle comme une tyrannie » et qualifie la crainte des divinités de « terreur qui rabaisse l’homme et l’écrase ». « Redoutant les Dieux, le superstitieux est leur ennemi. Il est vrai que, tout en les redoutant, il les adore, leur sacrifie et se prosterne dans leurs temples. Que fait-il en cela d’étonnant ? Aux tyrans aussi on rend hommage, on leur dresse des statues en or, mais on les déteste en silence. […] Celui qui ne croit pas à l’existence des Dieux serait un sacrilège ? Mais celui qui les croit tels que les superstitieux se les figurent, n’est-il pas bien plus sacrilège encore ? Pour ma part, j’aimerais beaucoup mieux que l’on dise de moi “Plutarque n’a jamais existé, Plutarque n’existe pas” que si l’on disait “Plutarque est un homme sans principes, un homme inconstant, irascible, vindicatif, se chagrinant pour des bagatelles”. Si vous en avez invité d’autres à dîner et que vous avez laissé de côté ce même Plutarque […], il s’élancera sur vous et vous mangera, ou bien il saisira votre petit enfant et le rouera de coups, ou bien il lâchera quelque bête sauvage sur vos moissons pour qu’elle dévore vos fruits mûrs. […] Les actes et les sentiments ridicules des superstitieux, leurs expiations souillées, leurs pénitences barbares, leurs humiliations avilissantes à l’entrée des temples, c’est cela qui en pousse certains à dire : mieux vaudrait qu’il n’y eût pas de dieux, que d’en avoir qui acceptent de telles absurdités et s’en réjouissant, qui se montrent si vils et si susceptibles.[7] »

Renoncer ou combattre ?

Tout n’est pas permis aux Dieux, tout n’est pas permis au nom des Dieux. Zeus a respecté le verdict de la balance, Athéna a armé Diomède contre Arès, Artémis a puni la mort des enfants de Condylée. Face aux exigences folles de l’islam, il est temps de nous en souvenir. Le sacré véritable n’est pas ce qu’une religion ou une idéologie utilise pour s’imposer, le sacré véritable est ce à quoi ni les religions ni les idéologies, ni les Dieux ni les rois, n’ont le droit de toucher. C’est ce devant quoi même les Dieux et les rois, les cultes et les républiques, les révolutionnaires et les gouvernements doivent s’incliner. Ce sacré-là est ce qui doit être défendu, y compris au prix de la vie de ses défenseurs, parce que renoncer à le défendre reviendrait de toute façon à perdre la vie, à renoncer à vivre véritablement pour se contenter de survivre.

Depuis que Soljenitsyne a prononcé son célèbre discours de 1978 sur le déclin du courage, la question « pour quoi serions-nous encore prêts à mourir ? » a inspiré de nombreux débats et des ouvrages remarquables[8]. Mais cette question n’est pas suffisante, car il ne s’agit pas seulement d’être prêt à se sacrifier soi-même. Se pose donc une autre question, infiniment plus difficile : qu’est-ce qui justifierait que l’on enseigne encore à nos enfants qu’ils doivent risquer leur vie et être prêts à mourir ? Et même cette question-là ne va pas encore assez loin, elle doit être accompagnée d’une autre question, qui est sa sœur jumelle : pour quoi sommes-nous encore prêts à enseigner à nos enfants à tuer ? Interrogation profondément dérangeante, mais indispensable. On ne peut pas inciter quelqu’un à offrir sa vie pour défendre quelque chose si on lui interdit de tuer celui qui voudrait détruire ce qu’il protège. Ce serait affirmer que la vie du premier barbare ou tyran venu a plus de valeur que tout ce à quoi l’homme de Bien peut consacrer son existence, tout ce pour quoi il est prêt à donner sa vie, tout ce qu’il aime et veut préserver, en refusant de l’abandonner aux agressions, aux viols, à l’asservissement, aux massacres. Si un peuple est prêt à mourir sans être prêt à tuer, il se condamne. Attila, les écorcheurs et le nazisme n’ont pas été vaincus en tendant l’autre joue. La question cruciale de la survie de notre civilisation n’est donc pas « pour quoi sommes-nous encore prêts à mourir ? », mais « pour quoi voulons-nous encore que nos enfants soient prêts à se battre ? », c’est-à-dire prêts à tuer si c’est nécessaire, et à mourir s’il le faut ?

[…]

Mais hélas ! Par le passé et aujourd’hui encore, tant d’idéologies conduisent à verser le sang pour rien. Tant de bannières et de drapeaux sont brandis pour servir l’arrogance et l’ambition des puissants, sans autre but que de nous faire savoir à quel État nous payerons nos impôts. Dans les tranchées de Verdun, des jeunes hommes, par milliers, ont montré un courage admirable, une valeur exceptionnelle, un dévouement sans égal, et tout ça pour quoi ? La Première Guerre mondiale a été le suicide collectif de l’Europe. Elle a permis l’arrivée au pouvoir des deux grands totalitarismes du xxe siècle, le communisme et le nazisme. Ce fut une boucherie, un traumatisme dont nous ne nous sommes toujours pas remis et qui nous a fait basculer d’un excès à un autre. La guerre enfin terminée, nous avons voulu vivre, et par-dessus tout nous avons voulu la paix. Plus jamais la guerre ! No more war ! Nie wieder Krieg ! Éviter la guerre à tout prix a conduit aux accords de Munich, et à la lâcheté devant l’abjection. Puis ce fut la double sidération devant l’horreur des camps, et devant les dévastations d’Hiroshima et de Nagazaki. Après quoi la guerre froide s’installa, et avec elle le choc des impérialismes, la guerre du Viêt Nam et de l’Algérie, la crise de Cuba… Beaucoup ont dit « plutôt rouge que mort », bien peu ont eu le courage de dénoncer les goulags. On rêve maintenant d’une paix perpétuelle façonnée par le « doux commerce ». S’acheter une Rolex avant 50 ans ou devenir milliardaire serait-elle la seule aspiration des peuples ? Nous nous sommes désarmés en voulant jouir des « dividendes de la paix ». Nous avons pensé la fin de l’Histoire[9], hubris ! Folie ! Et pour clôturer l’Histoire, nous en sommes sortis, mais son tragique ne cesse depuis de se rappeler à nous.

[…]

Ce renoncement est sans doute l’une des raisons, peut-être même la principale, du désinvestissement croissant vis-à-vis du travail, des associations, de la politique, de la vie civique. Pourquoi se priver de jouir de tout immédiatement pour construire l’avenir, et pourquoi faire l’effort de réparer le robinet ou de décorer le salon quand il nous est interdit d’empêcher les pillards, sur le point de défoncer la porte, de s’introduire chez nous ? Ceux qui sonnent l’alarme sont traités d’intolérants, de fascistes, de xénophobes, de complotistes, de racistes, d’islamophobes, de partisans d’un État policier, voire de nostalgiques des heures les plus sombres de notre histoire. Pire, à force d’endoctrinement, beaucoup s’interdisent de voir la porte trembler sur ses gonds et se fissurer, d’entendre les cris de triomphe des pillards et d’appeler au rassemblement pour les repousser, de peur de devenir intolérants, fascistes, racistes, tant on leur a ressassé que refuser de tolérer l’intolérable ferait d’eux les pires monstres.

Ce renoncement est aussi une émasculation. La formulation charnelle peut choquer, mais a le mérite de mettre des mots immédiatement compréhensibles sur une intuition largement partagée. Depuis des décennies les peuples européens ont été soigneusement castrés et dévirilisés. La guerre que certains (et surtout certaines) prétendent livrer à la « masculinité toxique » en est l’aveu explicite. Qu’on se souvienne des agressions de la nuit du Nouvel An qui annonçait l’année 2016 à Cologne. L’écrivain franco-algérien Kamel Daoud fit l’analyse de ce qu’elles révélaient de la virilité tordue des agresseurs, frustrée et pervertie par l’islam. D’un autre côté, on a pu remarquer le manque de virilité chez les hommes européens présents, qui n’ont pas réagi. En d’autres temps, les agresseurs n’auraient assurément pas quitté les lieux sans dommages ! La masculinité est ainsi prise en tenaille entre d’un côté une parodie barbare de virilité, celle d’hommes qui ne savent pas s’empêcher, contrairement à ce que Camus exigeait à juste titre d’un homme, des hommes qui veulent voiler, masquer, cacher les femmes parce qu’ils ne sont pas prêts à assumer leur désir sans aussitôt vouloir le satisfaire par tous les moyens, n’ayant pas la maturité d’accepter la frustration. Et de l’autre côté, une criminalisation « féministe » du désir masculin en tant que tel, elle aussi incapable de distinguer entre le désir et le passage à l’acte, et plus encore avide de contrôler le désir de l’autre, les néo-féministes voulant en somme que les hommes soient virils sur commande — une virilité soumise, domestiquée, une paradoxale virilité dévirilisée. Sachant en outre que les ennemis de la civilisation européenne et des peuples européens s’acharnent à en émasculer les femmes autant que les hommes. Émasculer les femmes ? Bien sûr. Les qualités viriles qui permettent de se dresser contre les tyrans ne sont pas réservées aux seuls mâles de l’espèce humaine, et nous, Européens et Français, devrions le savoir mieux que personne : l’Europe est la civilisation d’Athéna, la France est le pays de Jeanne d’Arc. Sans oublier les femmes de Chios qui s’armèrent pour tenir les remparts de leur ville, Arétaphila de Cyrène qui ne parla pas malgré la torture et orchestra la chute du tyran Laandros, la Kahina qui a mené une résistance admirable à la conquête musulmane du Maghreb, Alix de Chacenay qui prit l’armure et l’épée de son père pour poursuivre le combat, Jeanne Hachette, Jeanne la Flamme, Catherine Sforza, les amazones de Vendée, les cinq mille six cent quarante femmes titulaires de la médaille de la Résistance, et toutes « les femmes qui jugeaient naturel de donner asile à nos postes émetteurs dans leurs chambres de couturières ou de dactylos, en sachant qu’elles risquaient Ravensbrück[10] ».

Amputer les hommes et les femmes d’Europe de leurs qualités viriles. En faire, moralement parlant et au sens le plus péjoratif possible, des eunuques. Il fallait à tout prix le déclin du courage. Pourquoi ? Parce que les peuples d’Europe, qui ont pensé le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à exercer leur souveraineté, inventé la démocratie et cultivé la résistance aux caprices des despotes, considèrent comme normal d’obéir à des lois, qui soient les mêmes pour tous, et non à des maîtres — on sait la différence entre les Grecs libres et les foules soumises à Xerxès. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les tyrans, les pillards, les idéologues, les fanatiques, les adeptes de tous les totalitarismes, quels qu’ils soient, religieux ou politiques, s’acharnent à briser la virilité des Européens et dévitaliser leur civilisation. Et ils ont tous en commun de vouloir remplacer une exigence millénaire de justice (évidemment imparfaite, évidemment faillible, mais constante) par le triomphe de leur seule volonté arbitraire. Ils veulent devenir la nomenklatura et les commissaires politiques d’un nouveau communisme. Une nouvelle noblesse, et surtout un nouveau clergé, qui signe le retour à la féodalité dans ce qu’elle eut de plus sombre, mais sans ce qui fit sa dignité. Les habillages idéologiques dont ils se parent importent peu, leurs justifications ne sont que des prétextes.

Progressisme

[…] L’ensauvagement de la société est un projet politique. Il est interdit de se défendre, interdit de se venger, il faut courber l’échine, baisser la tête, raser les murs jusqu’à ce que cela devienne un réflexe, une seconde nature, et bien sûr en avoir honte, se sentir minable, perdre toute estime pour soi-même, prendre l’habitude d’être lâche et se haïr pour cela. Devenir une proie facile et un esclave idéal pour les nouveaux maîtres — prédateurs financiers, islamistes, diasporas tribales conquérantes — qui comptent se partager l’Europe. Et la religion de l’écologie politique, qui vise à la paupérisation des peuples occidentaux (seuls sommés de se plier à ses exigences toujours plus nombreuses et intrusives), n’a pas d’autre but. Elle met tout en œuvre pour que les classes moyennes et laborieuses (qui forment le cœur des peuples, car elles sont les plus attachées à la décence commune), trop occupées à survivre, ne soient plus en mesure de se constituer en force politique capable de tenir tête aux tyrans. De même, la promotion permanente de l’activisme trans par les États progressistes n’a pas d’autre dessein. Les « femmes à pénis » et les « hommes enceints » sont des mensonges grossiers, évidents, qui ne « tiennent » qu’au prix de contorsions langagières modifiant en permanence le sens des mots. Hannah Arendt en a parfaitement montré l’objectif : « Quand tout le monde vous ment en permanence […], le résultat n’est pas que vous allez croire ces mensonges, mais que plus personne ne croira plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire est privé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et d’un tel peuple, vous ferez ce que vous voudrez.[11] » Imaginez cette société où vous aurez l’obligation légale de mentir (le slogan « la transphobie n’est pas une opinion, c’est un délit » est parfaitement explicite sur le caractère contraignant du projet), et de mentir de manière tellement flagrante que tout le monde saura que vous mentez, et mentira en retour tout en sachant que vous savez qu’ils mentent tous. Imaginez la honte intériorisée, l’habitude prise de soumission à l’arbitraire le plus absurde, le constat terrifiant que plus personne dans cette société ne dit la vérité. Hannah Arendt à raison, d’un tel peuple, on peut faire ce que l’on veut. Et c’est précisément le but du progressisme.

Le progressisme n’a rien d’un progrès, il n’est que la prétention délirante que les convictions que l’on défend soient « le sens de l’histoire », mêlée à l’idée que le progrès consiste à pousser jusqu’à la caricature une évolution que l’on a, un jour, jugée bonne. Si vous versez un peu d’eau chaude dans votre bain tiède et que vous constatez que c’est mieux ainsi, le progressisme vous expliquera qu’il faut verser toujours plus d’eau chaude, que l’eau chaude c’est le progrès, qu’hier il aurait été réactionnaire de refuser l’eau chaude et que donc il est réactionnaire, populiste, complotiste, rance, digne des heures les plus sombres de refuser plus d’eau chaude aujourd’hui. Et vous mourrez ébouillanté dans une baignoire qui déborde. De plus, le progressisme est l’illusion selon laquelle toute chose pourrait être améliorée selon un processus similaire à celui qui vaut pour les connaissances scientifiques et, surtout, les réalisations techniques. Cette confusion entraîne une vision trompeusement linéaire des améliorations sociales, politiques, sociétales possibles, et forme l’idée implicite que ces améliorations seraient potentiellement infinies, ce qui conduit inévitablement à un « toujours plus » frénétique, obsessionnel et destructeur. J’appelle donc « progressisme » l’idéologie selon laquelle toute démarche ayant un jour permis un progrès doit être poursuivie, encore et encore, jusqu’à ce que rien ne puisse lui échapper, en allant toujours plus loin, dans une surenchère sans fin.

Mais s’opposer au progressisme ne veut pas dire défendre l’immobilisme — ne tombons pas dans la caricature inverse. Tout n’était pas forcément mieux avant, on peut le reconnaître sans pour autant accepter stupidement le mauvais changement. Si l’on appelle conservatisme l’opposition au progressisme, cela signifie que les tenants du conservatisme revendiquent une continuité (le prolongement d’une tradition) et un élan. Ce n’est pas le refus de la nouveauté, c’est le refus du fétichisme de la nouveauté. C’est la conscience lucide de la fragilité de beaucoup de choses précieuses, de la complexité de bien des équilibres qui rendent possible ce à quoi nous tenons, et de la détermination à respecter cette fragilité et cette complexité. Ce qui n’interdit pas l’audace ni l’exploration. La science et le progrès technique sont des traditions européennes. En faire bénéficier le plus grand nombre pour améliorer le quotidien est une tradition européenne. (Un grand respect aux ouvriers européens qui ont souffert dans les mines de charbon et les usines pour permettre la révolution industrielle. C’est grâce à eux que tous les peuples du monde ont aujourd’hui l’électricité.) 

Désarmement et décadence

Ibn Khaldoun (1332–1406) est généralement considéré comme le père de la sociologie, mais une sociologie infiniment plus sérieuse que la pseudoscience militante qui se donne désormais trop souvent ce nom. Le pan de son travail qui nous intéresse ici porte sur la naissance et la mort des empires[12]. Pour Ibn Khaldoun, un « empire » est une structure politique dans laquelle le pouvoir central concentre les richesses en taxant par l’impôt les « producteurs ». Ce pouvoir central dispose alors de « surplus », de ressources supérieures aux seuls besoins de la survie immédiate, ce qui lui permet de financer et développer les arts, les sciences, l’armée, etc. Du fait de la nature même de ce pouvoir central, son objectif principal est la concentration des richesses. Dans un premier temps, il va chercher à étendre son emprise, puis à consolider son autorité sur les territoires qui lui sont soumis et leurs habitants, y compris le peuple dont l’élite dominante est issue. Mais une fois l’élan des conquêtes essoufflé, la priorité de l’empire est que les producteurs soient soumis à l’impôt. Il va donc chercher à désarmer les producteurs pour les empêcher de se révolter contre les collecteurs d’impôts. Ce désarmement est physique (interdiction de prendre part à des guerres privées et des milices, confiscation des armes, etc.), mais aussi moral (monopole de la violence légitime, enseignement que la violence c’est mal, etc.). Ne doit rester au peuple que du pain et des jeux — on pourrait dire aujourd’hui, sans trahir la formule, « le quoi qu’il en coûte, des allocations et Netflix ».

Toutefois, l’empire ne couvre pas la totalité du monde. Il a donc des marges, aux frontières de son territoire, mais aussi à l’intérieur de celui-ci, dans ce que nous appelons désormais « zones de non-droit » ou « territoires perdus ». Dans ces marges vivent ceux qu’Ibn Khaldoun appelle « bédouins », par opposition aux « producteurs », qu’il appelle « sédentaires », et que je nommerai « barbares » pour éviter toute confusion avec les vrais Bédouins. Ces barbares, eux, ne sont pas désarmés, ni physiquement ni surtout culturellement, moralement. Jaloux des richesses de l’empire, ils les convoitent et se livrent à la prédation au détriment des sujets désarmés de l’empire.

Ibn Khaldoun affirme qu’un empire naît lorsqu’un groupe humain possède la combativité qui s’impose pour triompher de ses voisins, entreprend la concentration des richesses, se développe, puis s’étend jusqu’à atteindre le point d’équilibre entre cette combativité expansionniste et la pression exercée par les barbares sur les marges de l’empire. Puis les conquérants s’embourgeoisent. Mais une fois embourgeoisés et sédentarisés, ils ont toujours besoin d’une armée pour tenir à distance les barbares et surtout pour protéger les collecteurs d’impôts et les dirigeants de toute éventuelle révolte des producteurs, certes désarmés, mais dont on craint toujours les mouvements d’humeur au moment de payer les taxes. Seulement, l’entreprise de désarmement intérieur de l’empire va progressivement créer un décalage entre l’éthos collectif non violent et les réalités du service de l’armée. Celle-ci recrutera donc de plus en plus parmi les barbares pour combler un effectif autochtone réduit à ce qui reste de l’ancienne élite guerrière fidèle à ses traditions et ayant résisté à l’embourgeoisement. (À ce sujet, j’attire l’attention du lecteur sur le recrutement de l’armée de Terre française, qui repose assez largement sur les jeunes issus de la « diversité » et les vieilles familles de tradition catholique.)

Pour Ibn Khaldoun, l’empire est un monstre froid qui raisonne en fermier général. Notons que Bercy est devenu le ministère le plus puissant de France — l’actuel président de la République en est d’ailleurs issu. Face aux producteurs, on l’a vu, l’empire exige une soumission absolue, car elle conditionne la soumission aux collecteurs d’impôts. Toute infraction commise par un producteur solvable sera donc impitoyablement sanctionnée. Face aux barbares, en revanche, l’empire s’interroge : est-il rentable de les soumettre ? Les impôts que l’on peut espérer tirer d’eux valent-ils ce que coûtera le déploiement de forces nécessaire pour les vaincre, puis pour les désarmer ? Très souvent, la réponse à cette question est « non ». L’empire laisse faire les barbares et accepte que ces derniers exercent leur prédation au détriment des producteurs, pourvu que la collecte de l’impôt ne soit pas menacée. Autrement dit, l’empire ne défend ses sujets que lorsque l’action des barbares rend ces sujets insolvables. En revanche, l’empire réprimera tout mouvement de contestation des producteurs-contribuables, d’autant plus férocement qu’il sentira que son emprise morale sur eux s’effrite, et que leur consentement à l’impôt n’est plus acquis. De même, il réprimera toute volonté d’autodéfense des producteurs contre les barbares : ceux qui ont la force de résister aux barbares pourraient bien, demain, vouloir résister aussi aux collecteurs d’impôts, et ce risque est intolérable aux yeux de l’empire.

Ce que décrit Ibn Khaldoun peut être transposé dans le contexte moderne : laxisme de l’institution judiciaire envers les racailles, les minorités non sédentarisées et les migrants, mais sévérité envers les citoyens solvables. Frilosité extrême lorsqu’il faudrait réprimer les trafics et les émeutes dans les banlieues, les manifestations du « comité Adama » ou les exactions des black blocs, mais déploiements de force contre les Gilets jaunes, les non-vaccinés, les militaires en retraite, le Convoi de la liberté. Dissolution de Génération identitaire, mais surtout pas de la Jeune Garde ni des groupes de passeurs de migrants complices des mafias. Ibn Khaldoun nous explique qu’une fois arrivé à ce stade de son évolution l’empire est décadent, le divorce entre les producteurs et la caste dirigeante est consommé. Ne nous voilons pas la face : c’est précisément à cette étape du processus que se trouve aujourd’hui notre société. La question est dès lors celle de la profondeur de la décadence : est-elle seulement celle de la classe dirigeante, auquel cas une nouvelle élite peut succéder à l’ancienne et initier une renaissance collective ? Ou la décadence est-elle plus profonde, et annonce-t-elle un effondrement généralisé ? Trois scénarios sont en effet possibles : 1) l’effondrement de l’empire et le morcellement de son territoire, partagé en petites féodalités, aux mains de toutes sortes de seigneurs de la guerre, certains issus de l’armée régulière, d’autres de soulèvements autochtones ou encore de tribus barbares ; 2) un coup d’État autoritaire assumant l’usage de la violence ; 3) une renaissance culturelle réconciliant l’armée, le peuple et ce qui reste des anciennes élites, encore fidèles à leur éthique d’origine, et unissant ces trois composantes de la société contre les prédateurs que sont à la fois les barbares et la caste dirigeante décadente (ce dernier scénario, le plus optimiste, se produisit notamment en Chine à l’avènement de la dynastie Tang, et à Rome avec le triomphe d’Auguste).

« Le désarmement idéologique des États renforce partout la dissidence armée », écrit l’historien Gabriel Martinez-Gros, le meilleur spécialiste français d’Ibn Khaldoun. Nous sommes face à « des formes de refus et de violence d’autant plus radicales qu’elles sont plus efficaces face à des populations majoritaires de plus en plus désarmées matériellement et psychologiquement » en raison de « la domination sans partage du discours non violent. Il n’est pas de recours à la force, si légitime qu’en semble la cause, qui ne suscite aucune réticence. Il n’est pas de guerre qu’on ne déclare absurde, ou dont on accepte d’examiner les raisons. » Or, « la configuration impériale exclut la démocratie et réserve les jeux violents du pouvoir aux infimes minorités qui ont déposé sur la table du jeu la mise de leurs propres vies. Si nous voulons demain conserver quelque chose de notre liberté de citoyens, il nous faudra, nous aussi, probablement, de nouveau, prendre ces risques qu’on aurait crus ensevelis avec les vies lointaines de nos pères et de nos grands-pères. »[13]

Un réarmement moral, c’est-à-dire un retour de la combativité, est nécessaire. Mais si nous enseignons à nos enfants à renouer avec la combativité et le courage, le risque est qu’ils s’offrent en sacrifice, tels des chairs à canon, au premier Moloch venu qui saura les tromper et les convaincre, alors que notre intention première était de semer en eux les graines de la détermination et de la dignité qui permettent de se dresser contre Moloch. À ceux qui veulent que les Européens deviennent un troupeau de soumis, nous ne saurions opposer une apologie barbare de la violence, prétexte pour satisfaire un appétit de sang et de rage, mais la conscience de la nécessité de la force — cette capacité à distinguer la brutalité de la force, à user de la force sans tomber dans la sauvagerie, et à faire preuve de discernement pour identifier les situations où cet usage de la force est réellement nécessaire. Nous le savons bien, toutes les jeunesses totalitaires du monde sont prêtes à tuer, et souvent à mourir : jeunesses hitlériennes, jeunesses communistes, Gardes rouges, Khmers rouges, djihadistes, blacks blocs transformant des policiers en torches humaines, antifas, activistes écologistes, etc.

Responsabilité et engagement

Nous voilà donc confrontés à un double impératif : d’une part, ne pas laisser la violence politique s’installer et nourrir des activistes aux ambitions totalitaires, et d’autre part préparer les citoyens à se prendre en charge et à se défendre en cas de crise.

Aucune société ne peut survivre si elle autorise le moindre groupuscule militant ou idéologue exalté à se proclamer justicier et à faire usage de la violence au nom de sa cause — forcément supérieure, plus importante que tout, autorisant tout ce que ses adeptes jugeront nécessaire. Le choix de la violence politique est toujours lourd de conséquences, c’est l’ouverture d’une boîte de Pandore qui menace de faire déferler les spectres des vendettas, des méthodes mafieuses, des lynchages, des affrontements tribaux, de l’effondrement de l’État, de la guerre civile. Se l’autoriser une fois, c’est être tenté d’y recourir à nouveau. C’est prendre le risque, ensuite, de se complaire dans une illusion de toute-puissance, que la violence et le triomphe physiques procurent, et dans la facilité, préférant tuer ou menacer plutôt que convaincre, et se rêver libérateur alors même qu’on devient tyran.

Rares sont les situations où un tel risque est justifié. L’exemple qui me vient d’abord à l’esprit est l’admirable révolte actuelle du peuple iranien contre la dictature des Mollahs. Qu’un tel peuple prenne les armes contre de tels tyrans est profondément juste.

[…]

Aujourd’hui, quand des groupuscules d’ultragauche tentent de brûler vifs des policiers ou des gendarmes, la réprobation médiatique n’est, à de très rares exceptions près, que de pure forme. Quand les mêmes groupuscules passent à tabac des personnes dont le seul « tort » est de vouloir se faire dédicacer un livre par le chef d’un parti politique de droite, le silence est assourdissant et la passivité officielle confine à la complicité. Mais dès qu’un policier blesse un délinquant, qu’un service d’ordre fait obstacle à la brutalité de l’ultragauche, on hurle aussitôt en incantant le « retour des heures les plus sombres de notre histoire ». Bien entendu, contrairement à ce qu’affirme la formule consacrée, l’État n’a pas le monopole de la violence légitime : il a le monopole de la violence légale. « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres » n’est jamais une excuse valable. Mais ceux qui se voient en champions de la légitimité contre une légalité qu’ils estiment pervertie sont plus proches des chemises brunes que des résistants. Les récentes prises de position à la suite de la dissolution du groupe d’activistes, supposés écologistes, Soulèvements de la Terre en sont un bon exemple. La secrétaire nationale d’EELV Marine Tondelier, prenant la défense des Soulèvements de la Terre, déclare qu’« il y a des choses qui sont illégales et peut-être légitimes[14] », et la journaliste Laure Noualhat parle de manière laudative de violences « contre des machines qui incarnent l’hubris humain[15] ». Le problème ici n’est évidemment pas la distinction faite entre légalité et légitimité, celle-ci est l’un des piliers de la pensée européenne, une source de liberté face à la tentation d’idolâtrer l’État et au juridisme. « Une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue […] Il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme.[16] » Le problème est autre : c’est la désinvolture avec laquelle une certaine gauche — qui devient nettement LA gauche — appelle à briser le cadre de l’état de droit. Sûre de la complaisance médiatique, confiante en la bienveillance de l’institution judiciaire, la gauche française a fini par croire que seule la droite est contrainte par les règles l’État de droit, tandis qu’elle n’y trouverait qu’une protection et pourrait s’en affranchir à l’envi, au nom du progrès. Cette gauche française contemporaine, arrogante et immature, si fière de ses idées et pleine de mépris pour la complexité du réel, ne doute pas d’elle-même, ne prend pas le temps de fixer les limites qu’elle doit s’interdire de franchir — et qui justifient par ailleurs que l’on n’ait aucune indulgence envers sa violence. « La gauche, écrivait Jean-François Revel, reste fidèle au vieux principe du fanatisme selon lequel une cause juste — et quelle cause ne l’est pas aux yeux de ses partisans ? — autorise des procédés injustes[17]. »

À rebours, aucune société ne peut survivre si, sous prétexte d’éviter l’engrenage de la violence, elle dévitalise ses membres au point de les rendre incapables de se défendre et de la défendre. En entrant dans la Résistance et en aidant les maquisards, le jeune Hélie de Saint Marc savait qu’il soutenait des actions clandestines, illégales, violentes, meurtrières et mortelles : « L’adolescence, c’est l’âge des résolutions farouches et des conciliabules intérieurs. Je me suis engagé tout entier[18]. » Toute société doit canaliser et encadrer la combativité de ses membres, mais si elle commet l’erreur d’étouffer cette combativité elle ne trouvera plus en son sein un policier prêt à affronter les criminels, un soldat prêt à repousser un envahisseur, ni un résistant prêt à se dresser contre un tyran, et elle mourra. Le devoir de l’État n’est pas seulement d’assumer et d’assurer ses missions dites régaliennes, mais de préparer les citoyens à se prendre en charge, individuellement et collectivement, en cas de crise, d’absence ou de défaillance des institutions. Ainsi, il est bon de former le plus de personnes possible aux premiers secours. Les meilleurs médecins et pompiers ne peuvent être partout, et les mesures d’urgence indispensables doivent pouvoir être mises en place sans eux. De même, la légitime défense est une composante essentielle de l’État de droit : il n’est ni souhaitable ni possible qu’il y ait des policiers ou des gendarmes à chaque carrefour.

L’avocat Thibault de Montbrial, l’un des meilleurs spécialistes français de la légitime défense, si ce n’est le meilleur, écrit dans son excellent livre[19] : « On l’oublie bien trop souvent, mais le droit de se défendre figure en toutes lettres dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont l’article 2 proclame le droit naturel à la sûreté. Ses rédacteurs ne précisent pas les moyens qui peuvent être déployés pour exercer ce droit, mais ils ont bel et bien débattu de ce point précis. Dans son journal, Mirabeau raconte avoir suggéré à ses camarades du Comité des cinq l’article suivant : “Tout citoyen a le droit d’avoir chez lui des armes et de s’en servir, soit pour la défense commune, soit pour sa propre défense contre toute agression illégale qui mettrait en péril la vie, les membres ou la liberté d’un ou plusieurs citoyens.” Une proposition d’article écartée au motif qu’une telle précision était inutile, car… elle tombait sous le sens ! “Mes collègues sont convenus tous que le droit déclaré dans cet article est évident de la nature, et l’un des principaux garants de la liberté politique et civile”, écrit le député du tiers état. [….] Pourquoi l’État est-il le seul à pouvoir user de la violence de manière légitime ? À cause de notre pacte social : dans une démocratie libérale, les citoyens confient la protection de leur sécurité à l’État. [….] Mais que faire lorsque l’agression touche un citoyen sans que la police soit à proximité immédiate ? Que faire si l’on est chez soi, seul ou en famille, vulnérable, vaquant tranquillement à ses occupations, et qu’un voyou dont on ignore les intentions s’introduit dans notre domicile ? » Face aux insuffisances du droit français actuel, maître de Montbrial propose notamment la « doctrine du château », une présomption de légitime défense dans son domicile nettement élargie par rapport à ce que la loi et la jurisprudence prévoient aujourd’hui. « Ce même raisonnement s’applique tous les jours dans le domaine de la santé sans que personne imagine un instant le remettre en cause. Si votre conjoint fait un infarctus sous vos yeux, vous allez naturellement appeler le Samu qui mettra, dans le meilleur des cas, une quinzaine de minutes pour se rendre à votre domicile. En attendant, allez-vous rester les bras croisés ? Probablement pas : que vous ayez ou non été formé aux gestes de premiers secours, vous allez pratiquer un massage cardiaque plus ou moins bien réalisé jusqu’à l’arrivée du Samu. Imagine-t-on un instant que ce faisant, vous puissiez être poursuivi pour exercice illégal de la médecine ?[20] »

[…]

 Aucun État ne peut se permettre d’entretenir une armée capable de résister à une guerre totale, excepté si l’on compte sur un avantage technologique, par définition temporaire. La mobilisation générale doit donc toujours être possible — la situation de l’Ukraine l’a tragiquement rappelé aux Occidentaux qui s’étaient trop vite empressés de l’oublier.

Bien entendu, un peuple capable d’autonomie dans l’urgence, c’est-à-dire apte à se défendre contre les délinquants et à se mobiliser contre une armée ennemie, est également en mesure d’opposer à l’État un véritable contre-pouvoir. Mais faut-il le craindre pour autant ? Le peuple, selon la Constitution française, n’est-il pas le seul souverain légitime ? La dérive serait que des factions fassent usage de cette résilience contre le bien commun et contre la volonté générale. Toutefois, si le peuple dans son ensemble est déterminé, ces factions trouveront, heureusement, bien des obstacles sur leur chemin. L’autre risque serait une potentielle guerre civile. Pour pallier cette menace, si la seule alternative consiste à désarmer, moralement et physiquement, les citoyens, il est certain qu’à terme, face aux invasions étrangères ou à la tyrannie, ils seront vulnérables. Aussi longtemps que remonte l’histoire de l’humanité, tous les peuples désarmés ont fini ainsi.

Heureusement, il existe une solution, qui nous vient de Grèce : la démocratie. « La pire forme de gouvernement à part toutes les autres », disait Churchill. Nous en connaissons bien les défauts, ils ne sont pas nouveaux[21]. Mais ses nombreuses qualités nous sont tellement familières que nous avons parfois tendance à les oublier. Nous savons que la démocratie ne garantit pas que le pouvoir soit confié à des individus honnêtes, compétents ou soucieux du bien commun, loin de là ! Mais elle est une alternative pacifique aux insurrections légitimes, un moyen non-violent pour que le peuple puisse chasser un gouvernement à la dérive. Encore faut-il que cette démocratie soit authentique et non de façade, qu’il y existe un véritable demos, c’est-à-dire un peuple uni par une communauté d’histoire, de destin, un minimum de valeurs partagées et un consensus sur les bases de son art de vivre. Encore faut-il que les décisions du peuple souverain soient respectées, que la démocratie ne soit pas confisquée par les partis, que la liberté d’expression permette sans tabous le débat et la confrontation des idées, des convictions, des diagnostics, des propositions, et que l’information soit pluraliste et sincère.

La démocratie permet de désarmer la violence physique en remplaçant la confrontation armée par la confrontation verbale du débat, à l’échelle collective et politique. Mais cela suppose de pouvoir débattre de tout, sans la moindre restriction, en apportant ses arguments sans que rien ne soit irrecevable a priori. Telle est la contrepartie du renoncement à la désobéissance. Si une loi ne me convient pas, j’ai l’espoir de la changer par la voie démocratique, et c’est uniquement pour cela que je peux consentir à ne pas m’y opposer par la force. De même, la possibilité de destituer un gouvernement sans violence, de le « dégager », disent parfois les slogans, conditionne le renoncement à la révolte violente. Pareillement, c’est uniquement parce que l’État s’engage à prendre en charge ma sécurité, celle de ceux qui me sont chers et de mes biens, que je consens à ne pas faire appel à la solidarité clanique pour me défendre et utiliser la dissuasion de la vendetta contre quiconque s’en prendrait à moi. Dès lors, la censure légale ou médiatique qui interdit de remettre en cause certaines lois ou empêche d’exposer certains arguments, le verrouillage par les partis et les collusions d’intérêts du système électoral pour empêcher le « dégagisme », sont des négations de tout ce qui, dans le pacte démocratique, rend illégitime la contestation violente. Ce qui sème par conséquent les graines du retour de cette violence. De la même manière, Oswald Baudot et ses héritiers piétinent le pacte civique et démocratique en mettant la violence légale du côté de ceux qui n’ont pas renoncé à la violence personnelle, tout en prétextant contrer la violence économique. Cette dernière est réelle, et doit aussi être bridée par l’État, mais Baudot et le gauchisme judiciaire commettent une faute morale, intellectuelle et politique en s’acharnant à voir en elle la seule véritable violence. Une femme violée ou un homme tabassé sont victimes d’une violence bien réelle, et toute société civilisée se doit de combattre avec tous les moyens et la détermination nécessaire, au risque de sombrer, à brève échéance, dans la barbarie. Le gauchisme judiciaire, qui donne un avantage colossal aux solidarités tribales contre les familles nucléaires, aux communautés constituées contre les individus émancipés, et aux bandes contre les citoyens, est à moyen terme un ennemi majeur de la démocratie. Il ne laisse en effet aux citoyens pas d’autre choix que de constituer des bandes pour résister aux bandes, et renouer avec des organisations de type féodal ou clanique.

Enfin, la démocratie implique un demos, un peuple uni dans une communauté de destin et de mœurs, car elle suppose une décence commune, c’est-à-dire une garantie que certains fondamentaux anthropologiques ne seront pas remis en cause par les décisions collectives. Une forme d’« État de droit » pourrait-on dire, à ceci près que ce terme désigne trop souvent, de nos jours, le gouvernement des juges. Le demos est la condition d’un État de droit véritable, c’est-à-dire l’assurance que la dignité des citoyens ne sera pas bafouée par l’arbitraire du prince, même si ce prince est le vote majoritaire, et la garantie que se perpétueront les lois non écrites, les mœurs, l’art de vivre. Le « multicivilisationnisme » (et non pas le multiculturalisme, car plusieurs cultures de la même civilisation peuvent parfaitement coexister harmonieusement dans un système démocratique) est inévitablement la fin de cette garantie, et donc de la démocratie. Prenons un exemple radical : il est peu probable que vous restiez longtemps démocrate dans un pays où le pourcentage d’électeurs favorable au rétablissement de l’esclavage ne cesse de grandir et menace de devenir majoritaire. Remplacez l’esclavage par l’excision, par la fin de l’égalité des droits civiques entre femmes et hommes, par l’abolition du droit de changer de religion, ou par la généralisation de la castration chimique et chirurgicale des adolescents[22], soyez certain que vous ne resterez pas durablement démocrate. La France d’aujourd’hui n’est certes pas une dictature, mais les conditions fondamentales de la démocratie y sont malheureusement de moins en moins réunies.

[…]

La question du laxisme judiciaire vis-à-vis de cette catégorie particulière de racailles, que Marx appelait le lumpenprolétariat, et ses conséquences en termes d’impunité, de récidive et d’ensauvagement global se révèle dès lors cruciale. Les « petits juges rouges » et leur instrumentalisation de la justice au service d’une idéologie militante, à la partialité revendiquée, sont aujourd’hui l’une des plus graves menaces qui pèsent sur la concorde civile et la paix en France. Mais la responsabilité des politiques et des gouvernements successifs est, elle aussi, écrasante. Depuis des décennies, ils laissent faire et participent même à l’inflation perpétuelle des « droits de la défense » au détriment de la sécurité des victimes et de l’intérêt général. Se gargariser de « l’État de droit » et du respect des règles lorsque les résultats sont, comme chacun peut tragiquement le constater, catastrophiques n’est qu’hypocrisie. Lorsque les résultats sont l’ensauvagement et l’insécurité croissante, c’est que les règles du droit doivent être changées, et vite. « Les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois[23]. » Au lecteur souhaitant approfondir ce sujet, je conseille notamment les livres du docteur Maurice Berger[24] sur la violence des mineurs (la politique pénale, au moment où j’écris ces lignes, est malheureusement aux antipodes de tout ce que recommande ce remarquable pédopsychiatre), celui de Maurice Cusson[25] qui démontre l’inanité des excuses que la sociologie de gauche s’empresse toujours de trouver aux délinquants, et je l’invite également à méditer les suggestions de Thibault de Montbrial, notamment la doctrine du château. Aujourd’hui, « l’agresseur dispose d’un triple avantage sur sa victime : le choix du lieu, du moment, et des moyens pour aboutir à ses fins », ce que Thibault de Montbrial appelle « l’excuse de désarroi, crainte ou terreur ». « Une disposition, qui existe notamment dans les droits suisse et allemand, constituerait un progrès considérable : l’excuse de surréaction. Dans le Code pénal suisse, l’article de loi correspondant dispense de peine toute personne en situation de légitime défense dont la riposte a été démesurée en raison “d’un état excusable d’excitation ou de saisissement causé par l’attaque”. Son équivalent allemand indique dans le même esprit que “si par désarroi, crainte ou terreur, l’auteur dépasse les limites de la légitime défense, il n’est pas puni”. Or ni la Suisse ni l’Allemagne ne sont des pays où la violence gouverne les rapports sociaux, bien au contraire. C’est de nouveau le bon sens qui devrait nous amener à les imiter. […] C’est à la justice, in fine, de dire si la légitime défense est établie ou non, mais encore faut-il que la loi compense le désavantage objectif terrible de la victime face à son agresseur. En vérité, ce que je propose ici n’est rien d’autre qu’un droit réel et réaliste de se défendre face à une attaque injustifiée avec une autre issue que l’hôpital — voire la morgue — ou la prison. Quant aux délinquants qui craignent pour leur vie, je leur rappelle que le meilleur moyen de se prémunir d’un tel risque est encore de ne pas attenter à l’intégrité physique de ceux qui ont fait le choix de vivre en accord avec la loi.[26] » Pour ma part, j’encourage chacun à réfléchir aussi au développement de groupes de « voisins vigilants[27] » composés de citoyens volontaires ayant un casier judiciaire vierge. Ces groupes pourraient être encadrés par des professionnels (gendarmes, policiers, policiers municipaux) en activité ou en retraite, et bénéficier de conseillers juridiques pour encadrer leur action. En somme, dans l’esprit d’un élargissement bénévole de la réserve opérationnelle des armées, de la gendarmerie et de la police, en permettant à chacun de participer activement à la sécurité des siens, de son quartier, de sa commune, de telles organisations contribueraient utilement à ce que les citoyens honnêtes reprennent confiance en eux-mêmes, tissent ou renforcent des liens de camaraderie et de solidarité, et relèvent la tête face aux racailles. Enfin, nous gagnerions collectivement à ajouter les sports de combat aux programmes scolaires, et à en rendre la pratique systématique au moins à partir du collège. Pour éviter toute dérive qui encouragerait la brutalité, ou l’expression d’une domination du plus fort sur le plus faible, cette instruction ne devrait surtout pas être confiée à l’Éducation nationale, dont l’échec est patent dans de trop nombreux domaines, mais à des fédérations profondément attachées aux valeurs traditionnelles des arts martiaux, et supervisée à la fois par les anciennes écoles martiales japonaises et par des cadres militaires français. Comme le dit fort justement Pierre-Marie Sève, délégué général de l’Institut pour la justice : « Si la France était restée un pays calme et pacifique, nous n’aurions pas cette discussion. Aujourd’hui, elle s’impose. On peut le déplorer, mais cela n’enlève rien à son importance. » Quoi qu’il en soit, aucun État ne peut légitimement obliger ses citoyens à ne pas réagir et laisser faire lorsqu’ils se font piller, agresser, violer, tuer sans réagir. Aucun État ne saurait être légitime s’il tente d’imposer la passivité face au crime. Et lorsqu’il trahit ses missions essentielles au service du pays et du peuple, il ouvre la porte au pire.



[1] Tweet adressé à Eric Naulleau, le 21 mai 2023, suite à la parution de son livre La faute à Rousseau.

[2] Ce sont les termes exacts de l’ordre opérationnel n° 00447, du 30 juillet 1937, définissant « l’opération koulak ».

[3] Plutarque, epsilon inscrit sur la façade du temple de Delphes.

[4] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840.

[5] Le lecteur aura reconnu Charlie Hebdo, Salman Rushdie, Mila, Asia Bibi.

[6] Voir au chapitre 2.

[7] Plutarque, De la superstition.

[8] Par exemple : Alexandra Laignel-Lavastine, Pour quoi serions-nous encore prêts à mourir ?, éd. du Cerf, 2017 ; Céline Pina, Ces biens essentiels, Bouquins, 2021 ; Chantal Delsol, Les Pierres d’angle, éd. du Cerf, 2011 ; Sonia Mabrouk, Reconquérir le sacré, L’Observatoire, 2023 ; Alexandre Soljenitsyne, Le déclin du courage (1978), l’ouvrage collectif Les écrivains sous les drapeaux, Fayard, 2022.

[9] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.

[10] André Malraux, Les chênes qu’on abat..., 1971.

[11] Hannah Arendt, déclaration lors d’une interview en 1974.

[12] Le lecteur pourra se référer aux ouvrages remarquables de Gabriel Martinez-Gros pour une étude approfondie.

[13] Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la paix, PUF, 2006.

[14] France Info, 22 juin 2023.

[15] Dans l’émission « C ce soir », 21 juin 2023.

[16] Alexandre Soljenitsyne, « Discours de Harvard ». Notons que ce juridisme que dénonce Soljenitsyne joue un rôle de premier plan dans le développement du wokisme, puisqu’il permet au statut de victime d’une discrimination « systémique » de devenir une précieuse ressource sociale. Voir « L’idéologie woke. Anatomie du wokisme », Fondation pour l’innovation politique, sur fondapol.org.

[17] Merci à Samuel Fitoussi pour cette citation !

[18] Hélie de Saint Marc et August von Kageneck, Notre histoire (1922–1945), Les Arènes, 2002.

[19]Thibault de Montbrial, Osons l’autorité, L’Observatoire, 2020.

[20]Ibid.

[21] Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Hermann, 2006.

[22] La promotion des « transitions de genre » chez les mineurs n’est pas autre chose, nous en reparlerons au chapitre 2.

[23] Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de code civil, éditions Confluences, 1998.

[24] Voir notamment Maurice Berger, Sur la violence gratuite en France, L’artilleur, 2019.

[25] Maurice Cusson, La délinquance, une vie choisie, Bibliothèque québécoise, 2010.

[26] Thibault de Montbrial, Osons l’autorité, op. cit.

[27] C’est le nom d’un dispositif qui existe déjà, et mériterait d’être étendu et développé.

Extrait du livre d’Aurélien Marq, « Refuser l'arbitraire Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ? », publié chez FYP Editions.

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