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L'Euro, tueur d'industries en série ? Ce que révèle vraiment le graphique brandi par Marine Le Pen pendant #LeGrandDébat
©Capture écran France TV

GraphiqueGate

La monnaie unique européenne a joué incontestablement un rôle dans la divergence des économies européennes, mais d'autres facteurs, comme les stratégies de "cavaliers solitaires" de l'Allemagne et de la Chine, ont aggravé la situation.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Xavier Timbeau

Xavier Timbeau

Xavier Timbeau est directeur du département "Analyse et prévision" à l'Ofce.

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UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Au cours du débat ayant opposé les cinq principaux candidats à la présidentielle, Marine Le Pen a montré un graphique représentant les divergences d’évolution de la production industrielle au sein de la zone euro. Quelle part de responsabilité est-il possible d'attribuer à l'euro dans ce graphique ? 

Xavier Timbeau : Le graphique présenté par Marine Le Pen est partiel et inexact. Il ne comprend, par exemple, que des pays membres de la zone euro. Il raconte donc que l'Allemagne a eu une croissance de son industrie plus importante que l'Espagne, l'Italie ou la France, ce qui est approximativement vrai, mais il ne fait pas la comparaison avec des pays hors de la zone euro. Le graphique joint reprend l'analyse sectorielle (à partir des données de comptes nationaux, ce qui change quelque chose mais n'est pas central). On pourrait en conclure que ni les Etats-Unis, ni le Royaume-Uni n'auraient dû entrer dans l'euro !  L'industrie au Royaume-Uni connaît un sort comparable à celle en Italie. La logique de désindustrialisation a en fait poursuivi son oeuvre dans la plupart des pays developpés à l'exception de l'Allemagne. C'est cela le fait principal qu'il faut retenir. Et cela au-delà des frontières que l'euro permet d'imaginer. Ce n'est donc pas une question euro Vs. monnaies nationales. C'est une question de la part de l'industrie dans l'économie et de la localisation de l'industrie entre les pays développés et les pays émergents.

Nicolas Goetzmann : Le graphique de Marine Le Pen reflète la situation de la production industrielle au sein de la zone euro. Si l'on peut voir une forme de responsabilité de la monnaie unique dans cette divergence des économies, celle-ci n'est pas totale, ce qui peut être démontré par le fait que le Royaume-Uni, qui n'est pas dans l'euro, a suivi la même pente que la France au cours de ces années. Il est possible de faire une suggestion sur ce qui a pu se produire. L'euro est une monnaie sous-évaluée du point de vue de l'Allemagne ; or, le pays s'est également lancé dans une course à la modération salariale, ce qui l'a conduit à favoriser son avantage de départ. Dès lors, la production industrielle allemande gagnait en compétitivité, et ce, tout en étant sur un niveau de gamme différent (supérieur) de celui proposé par la Chine, qui est entrée dans l'OMC en 2001, c’est-à-dire au même moment. En se préservant de la concurrence chinoise, en menant une guerre industrielle au sein de la zone euro, facilitée par la naissance de l'euro, l'Allemagne est parvenue à tirer son épingle du jeu.

Cette étape de la mondialisation a donc fragilisé le reste de l''industrie des économies de la zone euro, qui pouvait se trouver en concurrence directe avec le niveau de gamme proposé par la concurrence chinoise. Il y a donc bien un facteur euro dans cette divergence des économies, mais d'autres facteurs comme les stratégies de cavaliers solitaires menées par la Chine et l'Allemagne ont enfoncé le clou. Le résultat, c'est une divergence de plus en plus forte des économies européennes, avec des effets de spécialisation. Cependant, il convient de rappeler que la France affiche une croissance totale, entre 1999 et 2016, comparable à celle de l'Allemagne, c’est-à-dire que ce que la France a perdu en industrie a été compensé par d'autres secteurs d'activités. Comme toujours, dans la critique de Marine Le Pen vis-à-vis de l'euro, il faut faire la distinction entre l'euro, et la façon dont cette monnaie est gérée depuis le départ. Parce que les mauvaises performances de la France sont plus le résultat d'une mauvaise gestion de l'euro que de l'euro lui-même. 

Jean-Paul Betbèze : Le graphique présenté par Marine Le Pen à la télévision le 20 mars est tout sauf une nouveauté. Etabli à partir des données de l’Ocde, il montre que la production industrielle allemande a augmenté de 25% depuis la création de l’euro (le 1er janvier 1999, entre onze pays) mais baissé de 15% pour la France et de 20% pour l’Espagne et l’Italie. Une analyse superficielle (et fausse) est que l’euro serait en cause, faisant gagner l’Allemagne et perdre la France et l’Italie.

En réalité, ce que l’on peut dire, c’est que l’Allemagne a bien lu les règles du jeu d’une économie monétaire où, d’une part des dévaluations internes sont impossibles et où, d’autre part, une monnaie unique polarise les richesses entre les lieux et les entreprises les plus compétitifs, au détriment des autres. Il ne faut pas oublier que l’Allemagne avait mal commencé, avec un déficit commercial autour de 2% du PIB de 1970 à 1992, avant d’atteindre l’équilibre à partir de 1993, jusqu’à un excédent qui va graduellement jusqu’à 6% du PIB en 2016. Pour comprendre, il faut donc se demander ce qui s’est passé d’abord en Allemagne, avant de comprendre comment un cercle vertueux s’y est mis en place avant l’euro, bénéficiant ensuite de son apport.

L’explication allemande est claire : c’est la modération salariale, en liaison avec la politique du Chancelier Schröder. Ce dernier déclarait en 1997 : "J’espère que la France décidera de passer à la semaine de 35 heures à salaire constant. Ce sera très bon pour l’industrie allemande". Inquiet de la montée du chômage, il présente au Bundestag le 14 mars 2003, lors de son second mandat de Chancelier, un programme de réformes dit "Agenda 2010" pour restaurer la compétitivité de l’économie allemande grâce à une libéralisation du marché du travail, une baisse des prestations sociales et une réforme des retraites. Ce sont les fameuses lois Hartz, combattues et finalement acceptées en Allemagne, très critiquées en France, qui expliquent le résultat actuel de l’Allemagne (mais qui ont coûté à Schröder sa réélection). En face, la France perd en compétitivité, avec des salaires qui montent et une rentabilité de ses entreprises qui baisse.

Mais, quand on est en monnaie unique, il n’est plus possible de baisser l’euro-franc, tandis que la hausse de la balance commerciale allemande ne fait pas monter l’euro-mark, du fait des déficits extérieurs des autres pays ! L’Allemagne a "tout bon" : salaires stables et plein emploi, montée des profits et de la Bourse, croissance, avec une monnaie unique qui l’aide. Mais elle avait mal commencé et s’est reprise… elle, bénéficiant de l’euro. Ce n’est pas sa faute si elle a bien joué et nous mal. L’euro aide ceux qui le comprennent.

Certes, au début des années 2000, l'Allemagne s’est lancée dans une stratégie économique de modération salariale, qui a pu être à l'origine de la constitution de forts excédents commerciaux. Certains économistes ont alors accusé l'Allemagne de mener une stratégie de "cavalier solitaire". En quoi cette politique a-t-elle pu contribuer à cette divergence au sein de la zone euro ?

Xavier Timbeau : La politique allemande s'est surtout traduite par la constitution d'excédents courants considérables (8.5% de son PIB aujourd'hui), alors qu'effectivement en 2000, la balance courante allemande était déficitaire. La question n'est pas tellement de la localisation de l'activité en Allemagne mais plutôt celle d'un comportement allemand agrégé qui est d'épargner massivement. Cela réduit la demande agrégée et pèse sur les autres pays et conduit à l'accumulation de créances par l'Allemagne et de dettes par les autres pays. Jusqu'en 2008, le déséquilibre était flagrant à l'intérieur de la zone euro et c'est bien la stratégie de dévaluation compétitive allemande qui en est à l'origine. C'est une stratégie que l'on qualifie souvent de néo-mercantiliste. L'objectif est d'accumuler de l'or, pas de développer une activité économique. Après 2008, le surplus allemand est apparu non plus à l'intérieur de la zone euro mais vers les autres pays. Cela tient à la fois à la dépréciation de l'euro et à la réduction des imports dans les pays de la zone euro suite à la politique budgétaire restrictive massive amorcée en 2010.

Au-delà de ces dynamiques néo-mercantilistes de l'Allemagne, on a toujours craint une dynamique d’agglomération des activités de production en Europe que le taux de change fixe favoriserait alors que les divergences nominales (de coût du travail) pourraient l'accentuer. Mais c'est surtout un effet qui aurait été lié au marché unique et à la libre circulation des biens et des capitaux. Cet effet de spécialisation est encore aujourd'hui peut visible, si ce n'est sur l’extraordinaire spécialisation de l'Allemagne dans l'industrie. Mais il n'est vraiment pas sûr que cette spécialisation soit liée à la localisation d'activité en Allemagne.

Une autre explication est que l'Allemagne a bénéficié d'un cycle d'investissement massif dans les pays émergents lié au développement de l'industrie, en particulier autour de la Chine (en Chine et dans les chaines de valeur asiatique). C'est là d'ailleurs que la normalisation des relations entre la Chine et les pays développés, par l'entrée dans l'OMC, a contribué au développement de l'industrie allemande. La spécialisation de l'Allemagne en biens d'investissement a été particulierement opportune et explique en Allemagne une relation particulière avec la Chine et les autres pays de la chaine de valeur asiatique. Ce sont des clients avant d'être des concurrents ou des fournisseurs. 

Enfin, comme Donald Trump le signale régulièrement, l'autre spécialisation allemande, l'automobile, participe aussi aux excédents et à la spécialisation allemande. Si les émergents ou les Etats-Unis achètent des voitures allemandes, outre leur qualité intrinsèque, c'est aussi parce que ce sont des biens positionnels dont la consommation est boostée par la hausse des inégalités de revenus et qui ont particulièrement bien resisté à la crise de 2008. Difficile de voir dans ce positionnement particulier un effet de l'euro ou un effet d’agglomération d'une industrie du luxe automobile en Allemagne.

Jean-Paul Betbèze : Bien sûr, la stratégie Hartz a pu être après coup qualifiée de "cavalier solitaire" ou "non coopérative", surtout ici (!) ; certes les excédents commerciaux allemands sont excessifs, et proscrits dans le cadre de la monnaie unique. Mais comment corriger ? L’Allemagne a accepté d’augmenter le salaire minimum sur les services et dépense plus, notamment en matière militaire. Elle bénéficie largement de la Directive services, avec les travailleurs roumains et bulgares, notamment dans l’agriculture, que nous ne souhaitons pas vraiment ici…

L’euro accentue les écarts de situation, mais la source est une industrie allemande plus puissante, plus rentable, plus familiale, mieux capitalisée, dans des landers plus unifiés et coopératifs. Encore une fois, tout ceci ne peut être une surprise : c’est l’effet millénaire des logiques monétaires dans la concurrence des entreprises et des secteurs. L’euro, ce n’est pas "ne pas changer de devise quand on part en vacances" : soyons sérieux !

En quoi l'entrée dela Chine dans l'OMC en décembre 2001 a-t-elle également pu participer à ce mouvement ? 

Jean-Paul Betbèze : L’entrée de la Chine dans l’OMC est sans doute la preuve de notre naïveté : accepter un pays sans vérifier ses statistiques, notamment de PIB et de revenu par tête ("oubli" d’une bonne partie des services), c’est toujours penser que le "jeu est à somme positive" sans prendre en compte comment se fait cette "addition". L’OMC a changé la face du monde et permis l’émergence de la Chine. Aujourd’hui, la Chine va se rapprocher de l’Allemagne, en passant par la route de la soie, en achetant ses entreprises les plus avancées ce qui inquiète en Allemagne. Mais, encore une fois, tout ceci est clair : la réponse ne peut être qu’une zone euro plus forte et unie, donc plus sérieuse dans ses analyses et ses comportements. Mais on peut toujours se plaindre et dire que c’est la faute "aux autres", à partir d’une feuille de papier !

Dans le cas où l'euro produirait bien des effets sur la spécialisation des économies au sein de la zone euro, en quoi cela constitue-t-il réellement un problème ? Quels sont les moyens permettant de redresser la situation ? 

Xavier Timbeau : La crainte de ces effets d'agglomération persiste effectivement. Ce qui est légitime parce que ce sont des phénomènes à bas bruit qui s'installent lentement mais sont aussi très long à résorber. Le premier levier est le réajustement nominal à l'intérieur de la zone euro. Cela suppose de maintenir une hausse des salaires plus élevée en Allemagne que dans les autres pays. C'est aujourd'hui le cas, parce que le chômage est plus bas en Allemagne et l'introduction d'un salaire minimum en Allemagne traduit une dynamique qui compense en partie les années 2000. Mais le vrai problème est qu'il faut que ces évolutions relatives soient coordonnées entre les pays membres de la zone euro et occupent une place dans le semestre européen plus importante que les questions budgétaires. Ensuite, l'outil "fonds structurel", le budget européen ou l'investissement public sont des instruments pour une politique d’aménagement des territoires. Ils sont notoirement en panne au niveau européen et à peine vivants au niveau national. Ils sont pourtant déterminants à moyen terme. On peut évoquer aussi les politiques de cluster, de zone franche, mais le bilan est mitigé. Enfin, l'enseignement, et en particulier l'enseignement supérieur, joue un rôle décisif, là aussi dans le long terme.

Jean-Paul Betbèze : La compétitivité n’est plus une affaire de coût plus faible, mais de qualité et d’innovation. Les entreprises qui gagnent sont celles qui se spécialisent, ont des sites Internet performants, attirent et gardent les talents. C’est l’amélioration constante des meilleurs qui améliore l’économie dans son ensemble, par l’émulation. Les territoires plus unis, les liens plus forts avec les centres de recherche, les écoles et les universités : voilà comment avance l’économie aujourd’hui. A la fois "par le haut", avec les meilleurs, et "par le bas", avec la discussion au sein des entreprises. Mais, quand on voit ce qui se passe avec les difficultés d’acceptation de la loi El Khomri, nous n’y sommes pas encore !

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