État profond, conseillers présidentiels, directeurs de cabinet… : qui gouverne vraiment la France ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le nouveau Premier ministre sera épaulé d’Emmanuel Moulin pour diriger son cabinet, l’ancien directeur du Trésor, connu pour être un fin connaisseur des rouages de l’Etat et un proche d’Alexis Kohler comme de Bruno Le Maire.
Le nouveau Premier ministre sera épaulé d’Emmanuel Moulin pour diriger son cabinet, l’ancien directeur du Trésor, connu pour être un fin connaisseur des rouages de l’Etat et un proche d’Alexis Kohler comme de Bruno Le Maire.
©Ludovic MARIN / AFP

Les rouages de l'Etat

Entre les « politiques » (président de la République, Premier ministre, ministres) et leurs principaux conseillers, les « collaborateurs ministériels », la hiérarchie, théorique, semble claire : les « politiques » ont la légitimité, soit électorale (président de la République) soit déléguée.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Atlantico : Gabriel Attal a remplacé Elisabeth Borne à Matignon. Le nouveau Premier ministre sera épaulé d’Emmanuel Moulin pour diriger son cabinet, l’ancien directeur du Trésor, connu pour être un fin connaisseur des rouages de l’Etat et un proche d’Alexis Kohler comme de Bruno Le Maire. Qu’est-ce que ces deux nominations disent de la façon dont est gouvernée la France ? Qui, des politiques et des directeurs de cabinet, tient vraiment les rênes ?

Jean Petaux : Vos prédécesseurs, dans le métier d’observateur et de chroniqueur de la vie politique française, n’auraient sans doute jamais posé cette question jusqu’à une date récente : la première décennie des années 2000. Les « conseillers politiques », en dehors de quelques-uns sur lesquels je vais revenir, ont été, longtemps, très peu connus du grand public voire des analystes de la vie politique.

Historiquement de rares noms de conseillers secrets, discrets ou officieux sont passés à la postérité. Le plus connu, car c’est lui qui a donné son nom en quelque sorte à la fonction, est le dénommé François Leclerc du Tremblay, moine capucin de son état, conseiller très influent de son Eminence le Cardinal de Richelieu, qui a gagné dans ce statut « discret » le sobriquet « d’éminence grise » (« grise » comme la couleur de la robe de bure des Capucins). Il a exercé ses talents auprès du Cardinal de 1612 à 1638. Un autre conseiller particulier, remarquablement bien interprété à l’écran par l’excellent acteur Jean Rochefort dans le très grand film de Bertrand Tavernier « Que la fête commence » a été un autre prélat passé à la postérité : l’abbé Dubois mais qui connut un destin différent de celui de du Tremblay. D’abord conseiller discret à la fin du règne de Louis XIV, spécialiste de la diplomatie secrète, il devient le conseiller très influent du Régent qui l’expose très vite puisqu’il en fait son principal ministre, fonction qu’il occupera, pendant 8 années jusqu’à sa mort en 1723. Dubois était tordu, dépravé, retors, corrompu : le conseiller idéal en somme pour un Régent dont le principal souci était de s’enrichir et de jouir du pouvoir.

L’histoire politique française contemporaine a retenu quelques noms de personnalités qui ont joué un rôle de conseiller politique proche d’une grande figure politique. Certains se sont « mis à leur compte » après cette première expérience. Ce fut le cas de Georges Mandel, premier conseiller de Georges Clémenceau qui va devenir une des plus grandes figures de la Troisième politique jusqu’en 1940 et son arrestation par la police de Vichy, son internement par les Nazis et son exécution par la Milice le 7 juillet 1944, sur ordre des Nazis. On citera d’autres noms de conseillers politiques influents dont les noms sont restés dans les mémoires : Jacques Foccart, le « Monsieur Affaires africaines et malgaches » de de Gaulle et de Pompidou à l’Elysée ; Pierre Juillet et Marie-France Garaud, conseillers politiques de Pompidou et surtout de Chirac dont ils furent les « mauvais génies » ou encore, entre 1969 et 1972, des membres influents du cabinet du premier ministre Jacques Chaban-Delmas tels Simon Nora ou Jacques Delors. A gauche on retiendra le nom de Jacques Attali, conseiller spécial de François Mitterrand, présent à ses côtés avant 1981 et depuis le 10 mai de cette année-là, date de la victoire du candidat socialiste à la présidentielle, installé à l’Elysée au moins pendant dix années, dans le bureau le plus proche du « Souverain ».

Les observateurs se sont intéressés aux « conseillers de l’ombre » en sacrifiant à une mode, comme souvent,  venue d’outre-Atlantique. Au début des années 60 le cabinet de John F. Kennedy a été l’objet de toute l’attention des commentateurs politiques nord-américains tellement il était considéré comme « intellectuellement impressionnant ». JFK avait su s’entourer d’universitaires et d’intellectuels de haut vol qui ont rapidement « pris la lumière » alors que, jusqu’alors, le « métier » voulait qu’ils restent dans l’ombre (quand ce n’était pas derrière la tenture). Ainsi Pierre Salinger, Mc George Bundy, Ted Sorensen, Willam Averell Harriman, Larry O’Brien sont des noms qui ont acquis une notoriété réelle, poursuivant pour certains (pas tous) leur travail, après novembre 1963 et l’assassinat de JFK, auprès de Lyndon B. Johnson, son successeur.

En France, à partir du milieu des années 90, les noms des secrétaires généraux de l’Elysée sont médiatisés : de Dominique de Villepin auprès de Chirac à Claude Guéant près de Sarkozy, ces « maires du Palais (de l’Elysée) » ont pignon sur rue. La pratique va se poursuivre avec François Hollande et son second secrétaire général, Jean-Pierre Jouyet. Emmanuel Macron n’a pas dérogé à cette coutume : son « SG » en place depuis 2017, Alexis Kohler, a plus de pouvoir que n’importe lequel des ministres, voire des Premiers ministres qui se sont succédé à Matignon depuis mai 2017. Bien que sérieusement empêtré dans une procédure judiciaire mettant en cause ses liens familiaux et le monde des affaires internationales, le haut fonctionnaire le plus influent de France, véritable « jumeau » du chef de l’Etat est encore inamovible et indétrônable. Ce qui est relativement nouveau et désormais carrément public c’est que la nomination du directeur de cabinet du Premier ministre et de nombres de ministres dits « régaliens » passe nécessairement par la case « bureau du SG de l’Elysée » lequel se réserve un droit de veto sur les noms qui ne lui conviennent pas. On peut considérer ici que la main-mise de l’Elysée sur l’ensemble des rouages de l’exécutif est totale et ne souffre guère d’exception.

Entre les « politiques » (président de la République, Premier ministre, ministres) et leurs principaux conseillers, les « collaborateurs ministériels », la hiérarchie, théorique, semble claire : les « politiques » ont la légitimité, soit électorale (président de la République) soit déléguée (le PM et les ministres qui procèdent d’une nomination par le PR). Dans les faits on comprend bien que si, désormais, la nomination de tel ou tel conseiller proche du Premier ministre (directeur de cabinet, conseillers politiques et parlementaires, chefs de pôle à Matignon) ou de ministres régaliens, passe par un accord préalable du SG de l’Elysée, les cartes sont forcément « truquées ». Là où, théoriquement, la relation de confiance doit être totale et absolue entre le politique et le conseiller (le second ayant été choisi et nommé, « adoubé », par le premier), dans les faits, cette incursion d’un tiers, « présidentiel » et « élyséen » dans ce « couple », change la donne…  Il faut alors considérer que, sur nombre de dossiers, pour peu que le (ou la) Premier(e) ministre manque quelque peu de « jus politique », ses conseillers politiques, sous l’emprise du SG de l’Elysée, seront plus des « tuteurs » (au sens de « mise sous tutelle ») que des « conseilleurs » ou des « collaborateurs ».

Maxime Tandonnet : Dans l’administration française actuel, le directeur de cabinet d’un ministre exerce une fonction clé dans le fonctionnement de l’Etat. Le ministre étant le plus souvent occupé par ses tâches politiques, par exemple les réunions à l’Elysée et à Matignon, les séances au Parlement ou encore les exercices de communication, c’est le directeur de cabinet, son homme de confiance qui dirige de fait un ministère. Il est e véritable courroie de transmission entre le politique et l’administratif. C’est lui qui, avec l’aide de l’équipe rapprochée du ministre, son cabinet formé de conseillers et de conseillers techniques, met en musique les orientations définies par le pouvoir politique. Le directeur de cabinet du Premier ministre exerce un rôle pivot dans l’Etat français. C’est lui qui anime les fameuses RIM, ou réunions interministérielles qui réunissent l’ensemble des directeurs de cabinets des ministres. Il impulse les travaux commandés par le pouvoir politique, le président de la République, le Premier ministre et les ministres, notamment la préparation des lois et des décrets dans les ministères.

Quel est le rôle, en théorie au moins, des conseillers politiques et autres directeurs de cabinets ? Quelles sont, en pratique, les tâches qui leur incombent ?

Jean Petaux : L’univers des conseillers politiques est de plus en plus connu et médiatisé, je l’ai dit. Cela tient à une mise en intrigue importante de ce monde-là. On pense à quelques séries télévisées cultes anglo-saxonnes : « West Wing », « House of Cards » (inspirée d’abord d’une mini-série britannique avant de franchir l’Atlantique) ou encore françaises : « Le Baron noir » ou, plus récemment, « Sous contrôle ». Au cinéma de nombreux films ont traité le sujet entre « The Ides of March » de et avec G. Clooney  (2011) au très réussi « L’exercice de l’Etat » (Pierre Schoeller, 2011) suivi du désopilant « Quai d’Orsay » (Bertrand Tavernier, 2013) ou du plus tendre et sensible « Alice et le maire » (Nicolas Pariser, 2019). On pourrait croire alors que tout est connu désormais, dans le grand public, des fonctions et des tâches des uns et des autres dans un cabinet. Or il faut bien constater que, y compris parmi les observateurs, des confusions subsistent. Ici on nommera « chef de cabinet » le « directeur » (et inversement) ; là tel « chargé de mission auprès du ministre » (titre protocolaire le plus élevé dans un cabinet ministériel, au-dessus du directeur de cabinet) sera considéré comme un « chargé de mission lambda » (grade le plus faible dans un cabinet…), etc. A l’Elysée les mêmes termes désignent une réalité différente par rapport à Matignon ou aux ministères. Ainsi le directeur de cabinet du président de la République (ce fut, depuis mai 2017, le préfet Patrick Strzoda qui vient de quitter cette fonction en décembre 2023 pour être remplacé par un autre préfet, Patrice Faure) n’a-t-il pas du tout les mêmes fonctions qu’un directeur de cabinet de ministère. Là où ce dernier est véritablement « le ministre bis », celui qui a souvent d’ailleurs la compétence technique et l’expertise des dossiers du ministère là où le ministre est censé avoir la compétence politique, à l’Elysée cette fonction est celle du secrétaire général et de ses secrétaires généraux adjoints (fonction qu’a occupé Emmanuel Macron de 2012 à 2014 sous François Hollande). Le directeur de cabinet à l’Elysée est en quelque sorte « l’Intendant général de l’Elysée », celui qui organise et veille au bon fonctionnement de la « machine élyséenne ». C’est une fonction qui est assumée, à Matignon et dans les ministères, par le chef de cabinet lequel, à l’échelle du seul cabinet et pas du ministère où là le secrétaire général du ministère joue ce rôle. Le chef de cabinet, à Matignon ou dans un ministère, a revanche, la gestion des « affaires réservées » du ministre, celle de son agenda public (et souvent privé) et l’organisation des déplacements ministériels.

On le mesure aisément toute cette « ethnologie » du fonctionnement de la lourde mécanique politico-administrative française est complexe à décrire, subtile à décrypter et incompréhensible pour la grande majorité des observateurs (sauf pour les journalistes politiques qui fréquentent, au jour le jour, ces tribus étranges que sont les cabinets et autres grandes institutions…). Que dire alors des électeurs qui en ignorent pratiquement tout ?

La difficulté de l’analyse redouble quand on se penche sur les interactions entre les cabinets ministériels (y compris à Matignon) et la haute fonction publique d’Etat, autrement dit les « directions d’administration centrale ». Souvent constituées des mêmes profils de personnalités (hauts fonctionnaires issus des mêmes grandes écoles françaises, et pas simplement de l’ex-ENA, mais aussi de Polytechnique, Centrale, Saint Cyr, etc. ; formées par des cadres de très haut niveau appartenant aux mêmes « grands corps » (Conseil d’Etat, Inspection des Finances, Cour des Comptes, Contrôleurs d’Etat, X-Mines, X-Ponts, Ingénieurs de l’Armement, Sup’Aéro, X-Télécoms, Préfectorale, Diplomatie, etc.) les cabinets et les directions centrales des ministères s’entrecroisent et s’interpénètrent : les uns et les autres passent de l’un à l’autre, pas seulement au gré des alternances politiques ou des changements d’équipes ministérielles mais aussi au fil des carrières individuelles. Moultes excellents travaux de science administrative depuis de très nombreuses années ont étudié ces processus :  Pierre Sadran, Jean-Claude Thoenig, Marie-Christine Kessler, Luc Rouban, mais aussi, dès les années 70 les remarquables recherches d’Ezra Suleiman, professeur à l’Université de Princeton, dont l’ouvrage le plus connu a été publié en 1979 : « Les Elites en France. Grands corps et grandes écoles » (Seuil).

Le dernier exemple en date, celui d’Emmanuel Moulin, nouveau directeur de cabinet du nouveau premier ministre Gabriel Attal, est assez emblématique de ces parcours croisés entre « cabinets » et « directions centrales ». A ces trajectoires « en double hélice » en quelque sorte s’ajoute une autre variable, qui n’est pas nouvelle (contrairement à ce que certains disent, mais qui tend peut-être à s’amplifier, entre autre sous l’influence du « New Public Management » - idéologie libérale ayant investi le champ de la haute fonction publique et de l’administration de l’Etat -) : les allers et retours entre le « monde du public » et le « monde du privé »…

Maxime Tandonnet : Ces travaux sont très divers. Ils sont à l’interface du politique et de l’administratif. Ils sont en principe les conseillers des responsables politiques. Ils sont des hommes de confiance, désignés du fait de leur relation personnelle avec le Premier ministre ou le ministre, ou parfois par recommandation auprès de ce dernier. Et en outre, ils possèdent une expérience ou une expertise des dossiers ou du fonctionnement de l’Etat. Ainsi, les directeurs de cabinet des ministres de l’économie sont des hauts fonctionnaires de Bercy. De même, les directeurs de cabinet du ministre de l’Intérieur sont souvent des préfets de région. Le directeur de cabinet du Premier ministre est un haut fonctionnaire expérimenté qui maîtrise les rouages de l’Etat, le fonctionnement de la machine étatique. Il est la courroie de transmission entre le pouvoir politique et l’administration. Plus généralement, les tâches des directeurs de cabinet et des conseillers sont variées. Ils ont une mission de conseil des politiques au regard de leur champ d’expertise. Face aux projets des politiques, il leur revient de définir ce qui est financièrement ou juridiquement possible ou ne l’est pas. Et puis, il leur incombe de piloter les administrations des ministères dans la mise en œuvre des actions définies par le politique, préparation de lois, de décrets et de circulaires.

A quoi ressemble “l’escalier” décisionnel politique, en France ? Qui retrouve-t-on au sommet de la prise de décision, puis au deuxième palier d’influence, au troisième, etc ? S’il n’existe évidemment pas de “cabinet noir”, à qui peut-on imputer toutes les inerties qui peuvent exister en France ?

Maxime Tandonnet : Le cabinet noir est un mythe. L’idée qu’une secte obscure de hauts fonctionnaires – l’énarchie en quelque sorte – tire les ficelles du gouvernement du pays et impose au pouvoir politique ses orientations est séduisante mais elle n’est pas conforme à la réalité. Le cœur des décisions politiques est le Salon vert de l’Elysée où le chef de l’Etat, depuis Jacques Chirac, réunit plusieurs fois par semaine de manière informelle ses propres conseillers, le Premier ministre, les ministres et parfois certains de leurs collaborateurs (au cas par cas). Les choix politiques se prennent dans ce cadre-là. Le premier ministre et les ministres présents sont ensuite chargés de mettre en musique les décisions prises au Salon vert, sous l’égide du président de la République, en s’appuyant, justement, sur leurs directeurs de cabinet. Certes quelques-uns des plus hauts dirigeants du pays (comme l’actuel président) viennent effectivement de la haute fonction publique mais pas tous, de nombreux sont issus du militantisme politique (tel le nouveau Premier ministre et la majorité des ministres). Même ceux qui viennent de la haute fonction publique, ENA et cabinets ministériels, n’agissent plus à ce titre mais uniquement en tant qu’élus au suffrage universel, leur premier réflexe étant d’ailleurs de renier honteusement, parfois violemment, la filière de la haute fonction publique qu’ils ont mis à profit pour assouvir leur ambition politique. Et encore une fois, ils sont, de fait, très minoritaires parmi les décideurs politiques, parlementaires ou ministres.

Jean Petaux : Ce sont les mêmes « profils » et cela n’est pas surprenant d’ailleurs. La très grande majorité des hauts fonctionnaires qui « peuplent » ce que vous appelez les « paliers d’influence » sont d’excellente qualité. Une majorité d’entre eux ont été formés (et même très bien formés) à l’Ecole Nationale d’Administration (dont il faut rappeler que c’était la mission première lors de sa création à la Libération par le Général de Gaulle et Michel Debré, reprenant tous les deux un projet du grand ministre de l’Education du Front Populaire, Jean Zay, exécuté par la Milice en 1944). La critique populiste qui a répété comme un mantra que les « énarques étaient partout » au sommet de l’Etat est une insigne stupidité. Aussi sotte que le constat qui dirait qu’il y a trop de médecins dans les hôpitaux ou qu’il est scandaleux que tous les commandants de bord d’Air France aient leur licence de pilote professionnel… Les énarques ont été formés pour être les cadres de la fonction publique française. Ils ne sont pas les seuls d’ailleurs : les polytechniciens aussi, les directeurs d’hôpitaux également, les magistrats, les officiers des quatre armes, etc. Tous ont fait des écoles spécifiques selon le « métier » qu’ils vont exercer dans tout ou partie de leur vie professionnelle au sein de l’appareil d’Etat. Il faut vraiment être en France pour avoir vu se développer, depuis 40 ans, la critique d’une école (l’ENA) dont la mission était de former des hauts fonctionnaires et lui reprocher de l’avoir fait avec succès d’ailleurs, un succès envié par nombre d’Etats voisins de la France.

La critique sur les inerties et les pesanteurs qui existent en France n’est absolument pas nouvelle. Dès la fin des années 60 les sociologues des organisations, regroupés dans un centre de recherche très pertinent, inspiré par les travaux de la sociologie nord-américaine (dont les premières études dataient des années 30), le « Centre de Sociologie des Organisation. CSO », dirigé par Michel Crozier, a étudié le fonctionnement de l’Etat en France, la « société bloquée », « le phénomène bureaucratique », etc. Ces inerties que vous évoquez ont des causes multiples, souvent contradictoires, parfois indétectables dans leurs origines, etc. Les travaux sur le processus décisionnel, sur sa genèse, son fonctionnement et sa traduction factuelle, puis sur ses effets, toutes recherches également produites aussi bien dans le monde anglo-saxon qu’en France (ou à l’échelle de l’Union européenne) montrent, entre autres, que le hasard est souvent un facteur déclenchant. Le hasard, la nécessité ou l’opportunité voire les circonstances… Tout cela échappe assez lourdement à la rationalité. Raison pour laquelle aller chercher des « coupables » dans ce maquis revient, régulièrement, à désigner plutôt des « boucs émissaires » qui vont « payer pour les autres » mais surtout servir d’exutoires…

Dans quelle mesure l’incapacité du président de la République à trancher (sur certains sujets, au moins) contribue à ce problème ?

Maxime Tandonnet : Vous posez la question des sources de l’impuissance publique. Elles sont de deux ordres me semble-t-il. D’une part, l’affaiblissement du politique a des causes objectives, factuelles qui sont nombreuses : les transferts de compétences à Bruxelles touchent quasiment tous les domaines de la vie publique. En matière budgétaire, monétaire, commerciale, environnementale ou en matière d’immigration, par exemple, les nations ont choisi de renoncer à leur souveraineté. Les lois sont prises sur proposition de la Commission européenne, puis adoptées par le Conseil des ministres à la majorité qualifiée puis votées par le Parlement européen. S’ajoute à cela le poids croissant des juridictions notamment du Conseil constitutionnel qui censure la moitié des lois et qui a développé une jurisprudence abondante s’imposant au pouvoir législatif. Et puis, il existe des causes psychologiques qui sont sans doute plus importantes encore que les premières. Les responsables politiques répugnent à décider et à choisir. La politique est vécue le plus souvent comme la conquête du pouvoir et sa préservation à n’importe quel prix, notamment celui du renoncement. En vérité, les coups de menton, les gesticulations, la logorrhée ou la communication à outrance ne font que recouvrir la répugnance face au risque et à l’action. Le politiques au pouvoir passent leur temps à faire semblant d’agir mais protègent leur image et se complaisent dans l’immobilisme de fait.

Jean Petaux : Dans une faible mesure selon moi car la réalité concrète ne se situe pas à son niveau… Ce qui ne l’exonère en rien dans le fait qu’il a pu montrer, en sept ans désormais, une pusillanimité coupable, une procrastination peu défendable et une forme d’arrogance gratuite destinée à remplacer le « faire » par le « dire ». Dans l’histoire politique contemporaine quelles sont les décisions majeures que l’on retient pour tel ou tel Président depuis 1958 ? Quelles sont celles que notre Histoire a retenues et qui ont impacté véritablement la vie des Françaises ou des Français et modifié réellement la trajectoire historique de la Nation ? A bien y regarder depuis le Général de Gaulle et le début de la Cinquième république, on en compte une quantité relativement réduite : entre une quinzaine (pour de Gaulle) et deux ou trois pour les plus récents titulaires de la fonction présidentielle. De Gaulle avait coutume de renvoyer la « contingence » au rang de « l’intendance », laquelle, par définition, en bon officier d’Etat-major qu’il fût dans la première partie de sa vie, se devait de « suivre ». Il avait raison. Le stratège, à l’Elysée, ne doit pas se mettre à changer les bougies du moteur du camion… A la limite il peut décider de faire changer tous les  moteurs diesel de tous les camions et de les faire remplacer par des électriques. A condition que le sort du pays en dépende… . S’il y avait un conseil à marteler au chef de l’Etat ce serait celui-ci : « occupez-vous de ce qui vous regarde ! » et, justement, ne cherchez pas à trancher ce qui relève du gouvernement, de son chef et de ses membres…  

Les collaborateurs d’élus qui peuvent imposer leur agenda émanent-ils toujours des mêmes grands corps de l’Etat ? Dans quelle mesure cette uniformité peut-elle poser un problème démocratique ?

Jean Petaux : Il existe une notion en sociologie des organisations qui est celle de la « dépendance au sentier ». Cette image est intéressante. Elle montre que, tels des chèvres dans la montagne qui tracent leurs propres chemins et sentiers, en passant toujours au même endroit, les « systèmes organisés complexes » (administrations, entreprises publiques mais aussi privées, institutions, etc.) ont tendance à procéder par « routines » et à ne jamais changer de conduites, en « passant toujours par le même sentier », au point qu’ils en seraient dépendants.

La réaction logique, face à cela, consiste souvent « à faire du passé table rase » et à générer des conduites de rupture (« disruptives » pour parler comme les macronistes) destinées à « sortir des sentiers… battus) ». Autrement dit « changeons tout » pour faire avancer les choses. Il s’agit-là, bien souvent, d’une pratique aussi spectaculaire que vaine. Spectaculaire car elle se traduit par des turbulences importantes pouvant parfois conduire à de véritables stress organisationnels (cf l’exemple de la société Orange dans les années 2000) et vaine car elle aboutit aussi à une perte considérable de mémoire institutionnelle, de savoir-faire et de relations humaines. Une des causes du retard considérable pris pour le premier vol de la fusée Ariane 6 tient au fait que les « nouveaux concepteurs » ont tout rasé de l’expérience acquise pour faire et développer Ariane 5 au motif qu’à « fusée nouvelle il fallait impérativement des process entièrement nouveau »… On voit le résultat !

Le fait, à mon sens, que les principaux collaborateurs d’élus soient issus des grands corps de l’Etat, qu’ils aient acquis une très grande expérience et une capacité à faire avancer le char de l’Etat n’est en rien, en soit, problématique. Ce qui l’est davantage et qui est la véritable plaie des institutions françaises, à tous les niveaux, c’est la surabondance de « cellules de pilotage », de « demandes de reporting », d’enquêtes en tout genre sur tout et n’importe quoi, de contrôles financiers de toute nature, de process dématérialisés, etc. Ces « usines à gaz » qui ont explosé (sans jeu de mots) en nombre depuis les années 2000, sous prétexte de rationalisation des coûts budgétaires, de projections financières, de surveillance des coups et autres procédures de sécurisation juridiques et comptables, ne servent à rien. Elles ont pour principale fonction d’auto-légitimer leur immobilisme par leur capacité à regarder, comme l’idiot à qui l’on montre la Lune, le doigt qui la pointe.

Maxime Tandonnet : Le problème n’est pas là. Il est normal que les politiques choisissent des personnalités expérimentées dans la marche de l’Etat pour les aider à diriger l’Etat. Il est naturel que des préfets soient désignés pour faire fonctionner au quotidien le ministère de l’Intérieur ou des ambassadeurs chevronnés pour tenir le Quai d’Orsay ou encore des hauts fonctionnaires de Bercy pour faire tourner la machine du ministère de l’Economie. On peut essayer autre chose, placer des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des présidents d’association pour tenir l’appareil d’Etat. On l’a bien tenté parfois. Mais cela ne marche jamais et conduit parfois à des catastrophes. De même confier à des sociétés de conseil privées (qui sont parfaitement qualifiés pour des prestations techniques) la définition des politiques (pour des coûts astronomiques) mène systématiquement au désastre quand ce n’est au scandale. La notion de métier a un sens. La question n’est vraiment pas là. Elle est bien davantage dans l’inaptitude ou le refus des dirigeants politiques élus à prendre leur responsabilité dans le monde des réalités auquel ils préfèrent celui des illusions, ou de la communication.

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