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Et maintenant la violence dans les manifs anti El Khomri... mais la mobilisation s’amplifie-t-elle vraiment ?
©Reuters Pictures

Fumée sans feu ?

Le jeudi 24 mars, au cours des manifestations de Paris et de Nantes contre la réforme du code du Travail, des débordement et incidents violents sont survenus. Le niveau de mobilisation élevé contre la loi Travail repose sur un ensemble de frustrations et de déceptions qui vont bien au-delà du simple contenu du projet de loi. Toutefois, il est peu probable que ces mobilisations débouchent sur un mouvement social durable.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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Atlantico : A 14h30 le jeudi 24 mars, ils étaient entre 3000 et 6000 étudiants et syndicalistes à arpenter les rues de Toulouse, pour manifester contre la loi El Khomri.  Ailleurs en France, comme à Paris, de nombreuses mobilisations ont eu lieu, à l'appel de la CGT, FO, FSU, Solidaires, Unef, UNL et la Fidl.  Y'a-t-il, dans ces mobilisations, le terreau d'un conflit social véritable et profond, ou s'agit-il d'une mobilisation de "surface" ?

Erik Neveu : La présence d'un "terreau" est importante et celui-ci existe. Il tient dans l'inquiétude des lycéens et étudiants pour leur avenir, dans les craintes de voir la loi El Khomri accentuer la précarité, altérer les droits des salariés, parfois cibler directement les jeunes (le texte initial accroissait les horaires de travail possibles des apprentis). Il faut se défaire de la fausse évidence que les jeunes se mobilisent pour des choses qu'ils méconnaissent. Beaucoup d'étudiants travaillent à coté de leurs études : 20% selon l'INSEE, plus de 65% selon une enquête du journal L'étudiant qui y inclut les boulots d'été pour le financement des études. Le stage est désormais obligatoire dans les masters 2. La grande majorité des étudiants a donc une expérience pratique de la vie en entreprise, puis de la précarité quand la sortie d'études veut dire empiler des stages, des CDD. Les élections récentes ont montré le discrédit du Gouvernement. Il y a des dimensions particulières au monde universitaire avec des facs en grande difficulté financière qui doivent "geler" des dizaines de postes, ce qui ne contribue pas à l'encadrement des effectifs étudiants ni à la qualité du service 

Alors lame de fond ou mobilisation de surface ? Première réponse, certainement lâche : la prédiction marche rarement en matière de mobilisations, parce que les humains ne sont pas comme des corps chimiques dont on peut prévoir les réactions et combinaisons. Se mobiliser c'est aussi se représenter un avenir, un débouché du mouvement. Il n'a rien d'évident puisqu'on ne discerne pas de relais politiques à gauche du PS qui auraient une forte influence ou une crédibilité auprès des jeunes. Et le Front national, qui peut représenter une opposition ascendante, ne fait pas ses meilleurs résultats dans la jeunesse scolarisée et ne joue pas pour l’instant de tactiques mouvementistes. La mobilisation des salariés peut être un autre paramètre mais elle n'a pas à ce jour un niveau exceptionnel. Seconde raison d'être prudent, un mouvement social a des causes, un terreau ; il est aussi un processus qui provoque des situations inédites, engendre des événements. En 1986, ce fut la mort d'un jeune homme sous les coups de policiers qui contraint le ministre Devaquet à retirer sa réforme. Il suffit de voir la rapidité de réaction du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve sur la vidéo d'un policier frappant au visage un adolescent devant un lycée parisien ce mercredi pour saisir cette sensibilité au dérapage. Mais l’événement, ce peut aussi être demain un épisode terroriste qui ferait écran à la mobilisation.

Qui sont aujourd'hui ceux qui se mobilisent contre la loi El Khomri ? Au-delà des jeunes et des étudiants, dont les manifestations font grand bruit ? Faut-il s'attendre à une percée du monde de l'entreprise ou, à l'inverse, est-il plus probable que celui-ci ne se mobilise pas ? Pourquoi ? Quels sont les éléments manquants à une véritable mobilisation, en profondeur ?

Une première différence tient aux coûts de la mobilisation. Il n'est pas très compliqué pour un lycéen ou un étudiant de sécher les cours pour aller manifester. Pour les salariés, faire grève c'est perdre une journée de salaire, peut être se faire voir et mal voir, spécialement dans de petites entreprises où les syndicats sont quais absents. Il est significatif que les syndicats appellent à des rassemblements le samedi, ou parfois sur des plages horaires qui permettent de profiter de la pause du midi pour se joindre aux cortèges. A l'heure actuelle, il y a peu de signes d'une mobilisation d'ampleur. Cela ne signifie pas pour autant acquiescement ou indifférence au texte de loi, mais prudence, résignation provisoire à des temps difficiles. On retrouve la question du relais politique : qui va défendre cette contestation ? Qui au sein des entreprises peut porter une grande mobilisation quand on sait l'influence modeste des syndicats (autour de 10% de syndiqués en France), la concentration de leurs forces dans le secteur public ou au sein de grandes entreprises ? Il faudrait alors un événement qui mobilise une branche industrielle importante, un secteur capable de faire détonateur (transports, enseignants...) mais cela n'a rien d'évident à cet instant.

On a peut être là de quoi réfléchir au pessimisme souvent imputé aux "Français". Il y a en France une accumulation de frustrations, de souffrances sociales liées au chômage et à la précarité, mais aussi à la pauvreté dans des foyers où une personne travaille. Le sentiment prévaut, pas si infondé, que les dés sont pipés, que la mobilité sociale est gelée, que les positions s'héritent plus qu'elles ne se conquièrent. Et dans le même temps, la classe politique ne se renouvelle ni socialement, ni en termes de générations. Où sont les équivalents des Podemos et Ciudadanos espagnols ? Où sont les forces syndicales capables de porter une puissance de négociation comme en Allemagne ou en Scandinavie ? De quelles réformes peut-on dire, depuis un quart de siècle, qu'elles ont rebattues les cartes, visiblement réduit les inégalités, donné des chances inédites aux outsiders et perdant sociaux ? Faut-il s’étonner du pessimisme capté par le Front national ?

En jouant avec la CFDT et Laurent Berger, le gouvernement a-t-il su contenir le front syndical qui lui faisait face ? Quel impact cela peut-il avoir sur la mobilisation d'une manière plus générale que les seules manifestations jeunes ? 

On est tenté de dire ironiquement qu'à la fin la CFDT signe souvent. Les effectifs plus que modestes qu'elle a pu rassembler le samedi 12 mars ne donnent pas des motifs à ceux qui se mobilisent de penser avoir perdu des renforts puissants. Mais dans le même temps, il y a là une double habileté. Celle du Premier ministre qui montre qu'une grande confédération syndicale acquiesce à l’essentiel de son projet, ce qui défait la possibilité d'un front uni des syndicats. La CFDT conforte aussi par son choix son positionnement de syndicat de dialogue, interlocuteur auquel les gouvernements de droite comme de gauche sont attentifs. Ces habiletés demandent cependant que l'épreuve du réel confirme qu'elles ont aussi des résultats pratiques. Les 38 000 chômeurs de plus en février s'inscrivent dans une séquence de neuf ans de hausse assez constante du chômage malgré des révisions répétées du droit social vers plus de flexibilité.

Dans quelle mesure peut-on, dans ces différences en matière de mobilisation entre les jeunes et les générations plus âgées, voir un témoin de la fracture générationnelle qui divise la France ? Quelle est l'ampleur de celle-ci et à quel point ce genre de mouvement sociaux l'entretient-elle, voire l'aggrave ?

Il y a chez une partie des jeunes –cela depuis le début des années 2000- le sentiment d'appartenir à des générations sacrifiées, confrontées à la précarité, aux espoirs de mobilité sociale réduits, comme l'a montré le sociologue Louis Chauvel dans "Le destin des générations". La longévité exceptionnelle de la génération des baby-boomers à se maintenir dans des positions de pouvoir en politique, dans le monde culturel ou les médias –à faire la leçon aux jeunes plus d'une fois ! - a nourri quelques agacements. Mais le clivage premier de la société française est-il générationnel ou social ? Et si les manifs avaient une composante de division générationnelle du travail de protestation ? Les jeunes descendant dans la rue parce que cela leur est plus facile, avec la complicité bienveillante de parents pour qui il est moins facile de marquer leur refus d'un texte de loi qui a 71% d'opposants ? N'oublions pas non plus une leçon de l'analyse des mouvements sociaux : un mécontentement ne débouche jamais mécaniquement sur la mobilisation. Le silence de la "loyauté", amère ou bougonne, est une autre réponse. Mais figure aussi la voie de la "défection", de la sortie du jeu. Jamais autant de Français –jeunes en majorité- ne sont partis vivre à l'étranger. On peut y voir la fin d'un provincialisme, d'un esprit frileux... ou le signe que pour une part de ses jeunes, la France n'est plus un pays où l'avenir s'invente, où les choses bougent.

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