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Erdogan à Paris : ces délicats compromis à trouver pour rester alliés avec la Turquie sans tomber dans les compromissions
©REUTERS/Umit Bektas

Histoire d'alliés

La visite du président turc vendredi à Paris trahit la volonté d'Erdogan de voir s'opérer un réchauffement de ses relations avec l'Union européenne. Mais pour la France, se positionner de manière à rester des alliés de la Turquie sans occulter les nombreuses atteintes à l'Etat de droit en Turquie relève de la performance d'équilibriste.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Fabien Laurençon

Fabien Laurençon

Fabien Laurencon est agrégé d'allemand, diplômé de Sciences Po Paris. Il a enseigné l'histoire et la civilisation allemandes à l'université Sorbonne nouvelle Paris III et à Paris X. 

 

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Atlantico : Ce vendredi 5 janvier, Emmanuel Macron recevra RecepTayyipErdogan, président de la Turquie, dans le cadre d'un entretien et d'un déjeuner à l'Elysée. Alors que la tentative de coup d'Etat en Turquie a pu être à l'origine d'un tournant politique en Turquie, comment envisager la relation de la France, de l'Europe avec le pays ?

Cyrille Bret : la visite du président turc à Paris marque le retour de la Realpolitik. Les dernières années ont été marquées, dans les relations entre la Turquie et l’Europe, par de nombreuses tensions. La tentative de coup d’Etat du 16 juillet 2016, la répression aux formes de purge massive de la fonction publique qui lui a répondu depuis, la réforme constitutionnelle d’avril 2017, le rapprochement avec Moscou et Téhéran dans la guerre en Syrie ont déboussolé puis rebuté les alliés occidentaux (Américains, Européens, Français) de la Turquie. Cela s’est manifesté à plein, l’année dernière, lors des meetings que les proches d’Erdogan ont tenus ou essayé de tenir en Europe. On se souvient que les autorités néerlandaises avaient interdit les meetings du 11 mars 2017 qu’avaient organisé le ministre des affaires étrangères MevlutCavusoglu et la ministre de la famille Fatma Betül Sayan Kaya. Aujourd’hui, les Européens, sous l’impulsion du président Macron, semblent revenir à une approche désabusée de la Turquie. Ni naïveté pleine d’espoir ni cynisme sans principes, telle est la difficile ligne de crête à trouver.

Fabien Laurencon : En Allemagne, on constate – avec un vrai décalage par rapport aux positions françaises - l’esquisse d’une évolution similaire après la crise très grave de l’été 2017 traversée par les deux pays, marquée par des provocations verbales inouïes du président Erdogan, qualifiant la chancelière et son ministre des affaires étrangères Sigmar Gabriel de nazis et appelant en pleine campagne électorale allemande à voter pour les autres partis – cas unique d’ingérence dans la vie politique allemande.

Fin décembre 2017,RecepTayyipErdogansur le chemin du retour de son voyage en Afrique a multiplié les déclarations apaisantes devant la presse turque, n’excluant pas un déplacement en Allemagne ou aux Pays-Bas. S’agissant du sort des journalistes allemands détenus en Turquie, Ankara a également fait plusieurs gestes de bonne volonté au cours des dernières semaines, en libérant ainsi Peter Steudtner puis la journaliste Mesale Tolu, même si huit journalistes restent emprisonnés dont le plus emblématique, le correspondant du quotidien Die Welt, DenizYücel, est le plus sensible, Berlin considérant que sa détention sans aucune base juridique est un obstacle à la normalisation des relations entre les deux pays. Il est intéressant de mettre en perspective le cas de DenizYücel avec celui de son confrère français, Loup Bureau. La visite de Cavatoglu à son homologue allemand, Sigmar Gabriel prévue le 6 janvier à Goslar devrait marquer une nouvelle étape dans le « reset » de la relation germano-turque.

A Berlin comme à Ankara, le réalisme a repris le dessus.

Comment faire en sorte de ne pas couper les ponts avec Ankara et ce, sans risque de compromission avec les différentes "dérives" qui ont pu marquer le pays au cours de ces derniers mois ? Quels sont les pratiques qu'il serait risqué de "cautionner" dans un tel échange ? 

Cyrille Bret : quand les relations bilatérales achoppent sur des questions de principes institutionnels et juridiques, il convient sans doute de marquer sereinement mais fermement les différences et de rappeler les liens structurels entre les partenaires. Du côté des divergences de principe, il convient sans doute de mettre en avant l’attachement de la France et de l’Europe à la liberté de la presse, à la séparation entre l’Eglise et l’Etat, à la liberté de conscience, aux respects des droits fondamentaux et notamment à ceux de la défense dans les prétoires. Les derniers moins ont en effet été émaillé de procès contre des agents publics, des journalistes, des artistes, etc. dont les fondements juridiques sont incertains et dont les procédures sont entachés de doutes sérieux. La France a en outre vocation à rappeler à la Turquie la portée constitutionnelle du principe de laïcité, à Paris et à Ankara. Du côté des liens structurels, sans remonter à l’alliance conclue par François 1er et Soliman le Magnifique en 1536 (figure obligée mais événement lointain), la France doit rappeler à la Turquie que se couper de l’Europe, c’est nuire à ses propres intérêts : la France est un acteur important de l’éducation supérieure en Turquie à travers le Lycée et l’Université francophones Galatasaray. La Turquie est un partenaire historique de l’Europe : accord de commerce de 1963, union douanière en 1996, passage au statut de pays candidat en 1999, etc. de nombreuses étapes ont été franchies qui fait de l’Europe le premier partenaire commercial du pays. Les intérêts communs sont nombreux, dans le domaine stratégique via l’OTAN et dans le domaine industriel, avec Renault par exemple.

Quand le langage des valeurs divise, le discours de l’intérêt peut contenir le divorce….

Fabien Laurencon : L’inversion des rôles entre la France et l’Allemagne vis-à-vis de la Turquie est ici frappante : alors que c’est l’Allemagne, réaliste, « pragmatique », qui était longtempsle meilleur traducteur des positions turques au sein de l’Union Européenne, en particulier dans le cadre des négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE, là où la France se voulait au contraire en pointe dans le domaine des valeurs, sur des sujets comme la reconnaissance du génocide arménien, où les droits de l’Homme,c’est à présent la France et son présidentqui assument ce rôle de modérateur – médiateur entre l’Europe et la Turquie.

Pour autant, le durcissement autoritaire du régime Erdogan est une réalité. L’illustration la plus récente est le limogeage hier par les autorités turquesde Murat Hazinedar, le maire (affilié au CHP, parti d’opposition) du quartier de Besitkas à Istanbul. Le cas des journalistes est en une autre facette. Face à cette dérive, en Allemagne comme en France la réponse doit être double : à la fois réaffirmation de l’attachement aux libertés fondamentales comme la liberté de la presse, et en même temps la réaffirmation de la nécessité d’une coopération sur les sujets sécuritaires, quelles qu’aient pu être les velléités turques de renégocier le pacte migratoire conclu le 18 mars 2016 avec l’UE.

Comment la France et l'Europe peuvent ils se positionner dans une relation ou la Turquie, membre de l'OTAN, allié des Etats Unis, se rapproche toujours plus de Moscou et de Téhéran ? Quel rôle l'Europe et la France ont à jouer dans ce qui semble être un grand écart ? 

Cyrille Bret : comme je l’avais indiqué l’année dernière, à force de revirement, le président turc a privé la Turquie de ligne diplomatique. De la doctrine du « Zéro problème » avec les voisins durant les années 2000, la Turquie en est parvenue à s’attirer les foudres de ses partenaires. Aujourd’hui, la Turquie n’apparaît plus comme le pilier de l’OTAN qu’elle a été dès le début des années 1950. Et elle s’est tournée vers des horizons non européens comme l’Afrique et l’Asie centrale. L’Europe peut faire jouer les forces de rappel économique pour préserver ce qui peut l’être de l’ancrage occidental de la Turquie.

Fabien Laurencon : Depuis 15 ans, l’évolution de la politique extérieure turque apparaît comme profondément erratique, avec pour seule conséquence in fineun affaiblissement réel des positions de la Turquie, qui ne joue plus qu’un rôle secondaire dans le conflit en Syrie, au détriment de la Russie et de l’Iran.

Alors que Berlin entretien un lien particulier avec la Turquie, quel rôle spécifique pourrait jouer la France dans sa relation avec Ankara ? Que peut apporter la France ?

Cyrille Bret : la France a elle aussi intérêt à réintégrer la Turquie dans le jeu diplomatique. La position de principe sur les institutions et les droits fondamentaux est indispensable mais elle ne peut pas tenir lieu de cap. Paris a besoin d’Ankara pour s’inviter davantage dans le triangle Moscou-Téhéran-Ankara qui tente de façonner la Syrie post guerre civile. Mais elle ne doit pas le faire à n’importe quel prix. « Parler avec tout le monde » selon la formule du président français, oui ! mais dire n’importe quoi à n’importe qui, non !

Fabien Laurencon : Tout d’abord, la « specialrelationship » entre Berlin et Ankara a profondément souffert de la crise de 2017. Souvenons-nous que c’est la chancelière, le 3septembre 2017, en plein débat télévisé avec Martin Schulz,qui a brisé le tabou en déclarant vouloir mettre un terme à la candidature de la Turquie à l’UE. Cette position fait consensus en Allemagne.

La position française, médiane, modérée, tout en restant ferme, qui avait déjà pris forme en avril 2017 avec la décision d’autoriser la tenue des meetings politiques turcs, au rebours des réactions allemandes ou néerlandaises, et de ne pas tomber ainsi dans le piège victimaire du pouvoir turc, portée par Emmanuel Macron dans ses déclarations en septembre au quotidien grec Kathimerini, sur le partenariat avec la Turquie puis son soutien sur la question de Jérusalem, apparaît aujourd’hui comme la seule crédible susceptible de permettre ce rapprochement – nécessaire – avec la Turquie.

Il reste à imaginer à plus long terme entre la Turquie, l’Allemagne et la France un « instrument politique intelligent » selon la formule célèbre de B. Geremek au sujet duTriangle de Weimar, c’est-à-dire un espace de coopération entre la Turquie et la France + Allemagne (et à travers le couple franco-allemand, les intérêts des autres pays européens) destiné autant à surmonter les crises « internes » à venir (Turquie vs UE) qu’à répondre aux quatre menaces qui pèsent sur cette région où l’UE est jusqu’à présent inaudible, et qui concernent tout autant la Turquie que l’UE : gestion du post-conflit en Syrie, stabilisation du Liban, pression migratoire et terrorisme. 

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