Entre soupçons de manipulation et déconnexion, quel impact ont vraiment les médias sur l’opinion ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les médias sont-ils nuisibles ?
Les médias sont-ils nuisibles ?
©Reuters

Relations troubles

Après "La France Orange Mécanique", livre dans lequel il dépeignait une France en prise avec la violence quotidienne, Laurent Obertone publie "La France Big Brother", son propos : tels des animaux d'élevage, nous aurions été domestiqués par la société, et par les médias, notamment.

Jean-Marie Charon

Jean-Marie Charon

Jean-Marie Charon est sociologue, spécialiste des médias et chercheur au CNRS. Il a notamment co-dirigé avec Arnaud Mercier l'ouvrage collectif Armes de communication massives : Informations de guerre en Irak 1991-2003  chez CNRS Éditions

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Laurent Obertone

Laurent Obertone

Laurent Obertone est journaliste diplômé de l’ESJ de Lille. Après avoir travaillé pour un hebdomadaire français, il s'est consacré à l'écriture de "La France orange mécanique" (2013, Editions Ring). Il est l'auteur de "La France Big Brother" (2015, Editions Ring). Son dernier livre s'intitule Guerilla (2016, Editions Ring). 

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Pierre Bréchon

Pierre Bréchon

Pierre Bréchon est professeur émérite de science politique à l’IEP de Grenoble, chercheur au laboratoire PACTE, directeur honoraire de l’IEP de Grenoble, et auteur notamment de Comportements et attitudes politiques aux Presses universitaires Grenoble. Il a également dirigé l'ouvrage Les élections présidentielles sous la Ve République (Documentation française). 

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Atlantico : Dans « La France Big Brother », vous affirmez que, tels des animaux d’élevage, nous sommes « domestiqués » : par les politiques, l’administration, les experts et idéologues de tout poil... et les médias. Comment les médias, justement, s’y prennent-ils pour forger notre opinion ?

Laurent Obertone : En réalité, nous sommes domestiqués par notre société. Un animal domestique a besoin d'un maître, c'est un besoin vital. Les médias profitent de cet état de domestication pour devenir ce maître et nous imposer leur dressage. Ce dernier est simple : un animal est programmé pour craindre la punition et désirer la récompense. Les médias utilisent notre peur d'être exclu du groupe, pour standardiser les pensées, en menaçant le non-aligné d'attentat à la réputation, de lynchage public. Ils utilisent aussi notre besoin de dominer, en nous suggérant des postures morales appropriées. Si vous dites "pas d'amalgame", vous accédez à une sorte de morale supérieure, un statut dominant la masse ignare incapable de comprendre qu'il ne faut pas faire d'amalgame.  

Jean-Marie Charon : Je me méfie toujours beaucoup de ce procédé qui consiste à appliquer coûte que coûte une grille de lecture préconstruite. D’autant que celle-ci ne fait qu’actualiser une vieille thèse quant à l’efficacité des médias à imposer idées, images, représentations. Le problème est qu’il y a tant de contre-exemple à opposer à une telle conception, rappelons-nous du référendum de 2005, qui devait rejeter la convention européenne, pourtant largement soutenue par les médias à l’époque. Les recherches sur la réception du contenu des médias qui se sont conduites dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, permettent davantage de comprendre le rejet de l’opinion majoritaire des médias, tout particulièrement à propos d’événements précis (élection, mouvement social, etc.). En fait chacun interprète les messages des politiques, des publicitaires, des moyens d’information en fonction de ses propres modèles, valeurs, histoires personnelles. De ce qu’il est en quelque sorte. Il n’existe pas dans ce domaine de résultats univoques.

Quels sont les stigmates de cette emprise des médias sur l'opinion ?

Laurent Obertone : Chacun peut en faire l'expérience : dès lors que nous abordons un thème que les médias ont criminalisé, par exemple l'immigration, des alarmes s'allument dans notre cerveau. Nous infléchissons nos pensées, nous pesons chacune de nos paroles, parce que nous sentons - nous sommes dressés pour ça - que l'exclusion sociale menace … Et bien souvent, les médias nous apprennent à nous faire les véhicules de cette terreur, en regardant de travers les non-alignés. Nous nous terrorisons les uns les autres

S'il existe une réelle tendance à l'auto-censure au sein de la société française, faut-il pour autant en conclure que les Français, individuellement, ont perdu la capacité de penser par eux-mêmes ?

Laurent Obertone : Beaucoup de symptômes semblent le montrer : 11 heures d'écrans par jour, incapacité absolue de débrancher, peur du silence, répétition inconsciente des slogans du régime … Mais l'inquiétant est plutôt notre capacité d'acceptation : nous nous comportons comme des animaux de cirque, dressés pour nous accommoder à des situations désagréables. Voilà des décennies que la plupart des Français déplorent ce que les élites leur ont imposé (Europe, laxisme, multiculturalisme…), et pourtant, d'une manière ou d'une autre, ils reconduisent ces élites.

Jean-Marie Charon : Il suffit de délaisser quelques temps les sondages et représentations stéréotypées des idéologues sur la société française pour aller réellement parler, interviewer longuement, des "vrais gens", dans leur diversité, pour voir la variété des analyses, des réflexions, des expériences. Ce qui est vrai, c’est que si l’analyse des problèmes est souvent très fine, en revanche les ressources manquent pour penser les solutions, imaginer les voies de sortie. Et là intervient sans doute davantage la responsabilité du politique et le sentiment d’impuissance qui se dégage des dernières décennies.

Pierre Bréchon : Je n’adhère pas à cette thèse selon laquelle les médias et les autorités manipuleraient les gens comme s’ils étaient leurs jouets. Dans une société, il existe de multiples interactions. Nous nous influençons les uns et les autres, et les médias sont eux-mêmes très influencés par d’autres institutions et la population elle-même. Les thèmes retenus par les médias sont liés à ce qu’ils pensent que les gens attendent. Si par exemple les Français voulaient plus de politique dans les JT, il y en aurait certainement d'avantage. Les médias, par ailleurs, font l’objet d’un baromètre annuel publié par La Croix : on voit bien que les citoyens ont suffisamment de recul pour savoir que les médias ne disent pas toujours la vérité. Le regard critique existe, quoi qu’on dise. Quand on leur demande s’ils se laissent influencer par les médias ou les autorités, ils ont tendance à considérer que c’est le cas pour les autres, mais pas au niveau de leur individualité. J’ai pu me rendre compte que ce qui monte le plus dans les sociétés d’Europe, et surtout à l’ouest, ce sont les valeurs d’individualisation. Ils veulent choisir eux-mêmes leur devenir, sans  être définis et contrôlés par la famille, l’environnement, les autorités religieuses et étatiques. La volonté d’être libre de ses choix est une valeur de plus en plus évidente. Les citoyens n’ont pas perdu leur force de critique, c’est plutôt l’inverse qui se vérifie.

Comment les opinions se forment-elles ? Celles-ci sont-elles déterminées quasi-exclusivement par les médias ?

Pierre Bréchon : Nous nous influençons mutuellement. Mes opinions sont aussi celles que je forme en me confrontant à d’autres personnes. Elles sont liées aux valeurs que j’ai intégrées au fil de mon existence et de ma socialisation. Mes valeurs sont les principes qui guident mes comportements et la manière dont je me décide en faveur d’une opinion plutôt que d’une autre. Cependant je ne suis pas mécaniquement déterminé par mes propres valeurs, parce que justement celles-ci évoluent. Il est possible d’être mû par des valeurs de gaucher et voter à droite en fonction des circonstances, et inversement.

Sur certains sujets les opinions sont plus formées que d’autres, car ceux-ci font partie du centre des discussions depuis déjà longtemps. Par conséquent ces opinions sont moins fluctuantes. En revanche dans certains domaines, l’international par exemple, les prises de position sont plus volatiles et plus friables, parce que les gens manquent de recul.

Comment expliquer la percée du FN dans l'opinion alors même que les médias ne peuvent pas être accusés de complaisance, en tout cas volontaire, à son égard ? N’est-ce pas le signe que l’opinion publique n’est pas aussi contrôlée qu’on voudrait le croire ?

Laurent Obertone : En effet : il est possible pour un dresseur de contrôler son animal dans la mesure où aucun élément extérieur ne prend le dessus sur le dressage. Même un troupeau très paisible détruira sa clôture, si un prédateur se présente. Aujourd'hui l'utopie doit faire face à la réalité de ses conséquences, et elle ne fera pas le poids. Mais elle est encore puissante, et peut permettre à la situation de pourrir et s'aggraver. 

Jean-Marie Charon : N’étant pas spécialiste du politique, je me garderais bien d’un avis trop tranché. Mais en effet la montée de ce parti longtemps boycotté par les médias, toujours très critiqués, se voyant réserver un traitement à part, est là pour rappeler que l’une des composantes principales de l’opinion se situe dans l’expérience vécue, les désillusions, le sentiment d’être victime de promesses trahies, etc.

Pierre Bréchon : L’opinion n’est pas à la remorque des médias. Beaucoup d’études sociologiques ont montré que nous nous exposons en fonction de nos valeurs et de nos propres choix. Avant de pourvoir être influencé par un discours médiatique, il faut le recevoir. Nous sommes inégalement exposés car nous avons tous nos habitudes : un lecteur régulier du Figaro n’est généralement pas exposé à Libération. En outre, seule la moitié de la population  regarde les journaux télévisés, ce qui montre que nous n’utilisons pas tous les mêmes canaux d’information.

Que nous révèle d'ailleurs la sociologie des sympathisants du FN quant à la façon dont les différentes catégories de population réagissent au discours médiatique ?

Laurent Obertone : Elle nous révèle la communautarisation de la nation, non seulement par le multiculturalisme, mais aussi par les clivages moraux qui séparent la France des hyper-centres, moraliste et dominante, de la France périphérique, réaliste et dominée. 

Seuls 23 % des Français disaient faire confiance aux médias en janvier 2014 (voir ici) . Comment la manipulation parvient-elle dans un tel contexte à s'opérer ?

Laurent Obertone : C'est un peu comme quand quelqu'un vous dit : "vous allez voir ce que vous allez voir" et qui une fois en situation s'écrase. Dans son canapé, Monsieur Moyen fait face à l'autorité du journaliste, souvent secondée de l'autorité d'experts, de spécialistes, d'un public et d'individus représentants la réussite sociale. Que peut-il leur opposer ? De plus, le message est tellement massif et redondant qu'il se fixe dans notre cerveau, qu'on le veuille ou non. Par exemple, nous n'avons jamais voulu ces slogans publicitaires qui encombrent notre cerveau, pourtant ils sont là. C'est un viol des consciences. Et nous y participons, à chaque fois que nous rentrons chez nous en allumant nos écrans, tout aussi inconsciemment. Peur du silence, besoin de la présence du maître. 

Jean-Marie Charon : J’ai personnellement travaillé assez longtemps sur la question de la crise de confiance à l’égard des médias, j’en avais tiré un livre dont le titre résumait bien la situation : "Les journalistes et leur public : le grand malentendu". Mais, contrairement à ce qu'il se dit souvent lorsque l’on travaille en profondeur sur les critiques émises à l’égard des journalistes, on s’aperçoit que les griefs portent davantage sur tout ce qui touche à l’expérience personnelle : le manque de fiabilité, qui peut me mettre en danger dans certains domaines de ma vie pratique, la hiérarchie de l’information, qui ignore trop les préoccupations et le vécu réel des gens, le non-respect de la vie privée et le mauvais traitement fait aux personnes, surtout lorsque celle-ci sont modestes ou fragiles, le manque d’anticipation sur les conséquences de ce qui est dit ou montré … D'avantage, en fait, que ce qui est fréquemment évoqué en matière de langue de bois ou de collusion avec les pouvoirs … ce qui ne veut pas dire que ces questions soient ignorées, ni discutées.

Quel rôle internet joue-t-il dans ce dispositif ? S'il prend une part grandissante dans la façon dont les opinions se forgent, il est également bien plus difficilement contrôlable par le politique, a priori dans un contexte mondialisé ... N'offre-t-il pas la possibilité de s'affranchir des médias officiels ?

Laurent Obertone : Internet permet en effet le meilleur : échapper à l'information officielle, et s'offrir un accès immédiat à toute la culture occidentale. Une sorte d'immense bibliothèque d'Alexandrie, à l'usage infini et instantané, le rêve absolu des Grecs. Mon livre, La France Big Brother, doit une grande part de son succès à Internet. Il participe au bouche à oreille, qui est le seul vrai contre-pouvoir dont nous disposons. Hélas son usage à des fins intelligentes est encore marginal. Quantité de gens vont sur Internet pour y trouver un divertissement de plus. Tant que la réalité n'est pas brûlante, le confort pousse à la passivité. 

Jean-Marie Charon : Internet va permettre, une fois de plus, d’expérimenter que ce qui compte en matière de rapport aux médias, est ce que chacun y apporte de sensibilité, de valeur, de connaissances, d’expérience. Les ressources sont démultipliées, mais chacun y fait son propre chemin, soit pour découvrir, échanger, élargir son monde et ses connaissances, soit pour nourrir son repli, son ressentiment, son obsession des complots. Il suffit d’interroger autour de nous, au lendemain d’un événement, sur ce que chacun a fait des ressources de l’internet et ce qu’il en retiré pour prendre la mesure de la diversité des itinéraires suivis et de l’immensité des écarts concernant les ressentis. Nul doute d’ailleurs, qu’ici se situe le champ du journaliste désormais, qui est moins l’unique canal par lequel les choses sont connues, mais celui qui doit proposer des sélections, des hiérarchies, des moyens d’interpréter, comprendre, mettre en perspective.

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