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Entre conflits d'intérêts et uniformisation de la pensée : la lente dérive des économistes occidentaux
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Bonnes feuilles

Le monde est entré en ébullition. Tout ceci a une cause globale : la mondialisation malheureuse. Thomas Guénolé soutient que si la grande connexion mondiale des peuples, des économies et des cultures est irréversible, en revanche cette mondialisation malheureuse n'est pas inévitable. Solutions concrètes à l'appui, il propose de la remplacer par l'altersystème : une mondialisation à visage humain. Et il affirme que la victoire prochaine d'un parti altersystème dans une grande puissance économique mondiale est inéluctable. Extrait de "La mondialisation malheureuse", de Thomas Guénolé, aux éditions First 2/2

Thomas Guénolé

Thomas Guénolé

Thomas Guénolé est politologue et maître de conférence à Sciences Po. Son dernier livre, Islamopsychose, est paru aux éditions Fayard. 

Pour en savoir plus, visitez son site Internet : thomas-guenole.fr

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Les économistes atterrants

« Point n’est besoin d’être grand clerc pour voir dans l’économie orthodoxe, la loi de l’offre et de la demande et le libéralisme idéalisé une utopie, comme le communisme, et comme lui une religion avec ses fidèles, ses papes, ses inquisiteurs, ses sectes, son rituel, son latin (les maths), ses défroqués, et peut-être un jour, rêvons, son Pascal et son Chateaubriand. »

Bernard MARIS, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Le Seuil, 1999

Nous pouvons compter sur les économistes pour nous alerter sur les problèmes de la mondialisation malheureuse : mais à la condition expresse que cela ne revienne pas pour eux à mordre la main qui les nourrit.

Or, il est relativement courant que des économistes interviennent dans les débats publics ou auprès du pouvoir politique en tant qu’experts indépendants ; alors que, par ailleurs, ils sont rémunérés par de grandes firmes mondialisées. Cela s’appelle un « conflit d’intérêts ». Ce problème a été soulevé de manière fracassante par le film Inside Job, qui a reçu en 2011 l’oscar du meilleur film documentaire. Il expose le cas de l’économiste Glenn Hubbard, simultanément doyen de la Columbia Business School et membre du conseil d’administration de grandes sociétés privées : comment lui faire confiance pour critiquer, comme économiste, le marché hypothécaire, s’il est en même temps membre du conseil d’administration de Capmark, une grande firme de ce secteur ? Autre exemple cité par ce documentaire : comment avoir confiance dans le jugement du célèbre économiste Frederic Mishkin, dès lors qu’il a pu accepter d’être payé par la chambre de commerce islandaise pour publier en 2006 un rapport élogieux sur la stabilité du système bancaire de l’Islande, deux ans avant son effondrement ?

Pour redonner pleinement à nos économistes leur rôle d’esprits critiques et de lanceurs d’alertes sur les vices de construction de la mondialisation malheureuse, sans doute est-il nécessaire d’opérer la séparation de la science économique et du secteur privé non académique. La règle appliquée serait très simple : quiconque est économiste, au sens de la recherche et de l’enseignement, ne peut pas être rémunéré par le secteur privé non académique, pour quelque activité que ce soit.

Nous pouvons par ailleurs compter sur nos économistes pour renouveler sans cesse leurs doctrines, préserver leur diversité, et éviter ainsi d’enfermer leur réflexion dans une pensée unique. Encore faut-il que l’appareil de recherche et d’enseignement supérieur ne tombe pas lui-même dans le piège de l’uniformisation.

C’est pourtant hélas ce qui s’est produit dans celui de nombreux pays. Les économistes partisans de la mondialisation malheureuse s’y sont organisés pour marginaliser voire éliminer les autres branches de la pensée économique. C’est notamment le cas en France. Là aussi, le système académique de la science économique a abouti à ce paradoxe : ces économistes arguant des bienfaits de la libre concurrence se sont employés à la remplacer par un quasi-monopole pour ce qui concerne leur propre champ d’activité. La purge a atteint des proportions telles qu’elle a suscité en réaction le Manifeste d’économistes atterrés, texte signé par un collectif d’économistes français contre la pensée unique économique. Plus globalement, au fil des années, que ce soit par exemple aux États-Unis, en Allemagne ou encore au Royaume-Uni, les universités et plus encore les écoles de commerce se sont converties à une seule doctrine de pensée économique – celle des défenseurs de la mondialisation malheureuse – au détriment de toutes les autres.

Pour redonner vie au débat d’idées économiques, pour sortir de l’uniformité stérile, il devient au contraire urgent de ressusciter la diversité des branches dans l’enseignement supérieur et la recherche ; de laisser à nouveau droit de cité académique aux doctrines économiques «  hétérodoxes  ». En France, cela nécessite que le gouvernement autorise enfin la création d’une seconde section d’économie dans l’université française, qui deviendrait un bastion réservé à la pensée économique non alignée. Il a failli le faire en janvier 2015 mais y a renoncé in extremis, sous la pression de l’économiste et prix Nobel fran- çais Jean Tirole. Cette exigence de pluralisme de l’enseignement supérieur en économie est notamment portée, en France, par Peps Économie, un collectif d’étudiants que soutiennent entre autres les économistes Thomas Piketty et Jean-Paul Fitoussi. Elle est également portée au niveau global par leur équivalent mondial  : l’International Student Initiative for Pluralism in Economics.

A contrario, tant que perdureront les conflits d’intérêts chez les économistes et l’uniformisation de la pensée économique académique, la stérilisation du débat d’idées sur les problèmes socio-économiques de notre temps ira s’aggravant. Sur le fond, l’argumentation économique des défenseurs de la mondialisation malheureuse est à la fois glaçante et fragile. Elle invoque des théories du commerce international qui impliquent d’aggraver les inégalités à l’intérieur des pays riches et d’enfermer les pays pauvres dans des fonctions d’États-domestiques. Elle repose sur un déni de réalité quant à l’existence des rapports de force entre puissances. Plus étonnamment, elle pratique la dénaturation fallacieuse des pensées de grands économistes  : en particulier d’Adam Smith et de Léon Walras. Cette argumentation relève cependant de l’écran de fumée. Elle cache en profondeur une idéologie extrémiste qui, contrairement aux apparences, n’a rien de libéral.

Extrait de "La mondialisation malheureuse", de Thomas Guénolé, aux éditions First, septembre 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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