Entre censure et abus : quelle place pour la pornographie dans les sociétés occidentales ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le débat sur la diffusion pornographique continue de diviser.
Le débat sur la diffusion pornographique continue de diviser.
©Reuters

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Après avoir suscité la polémique, l'amendement qui visait à interdire la pornographie sur le web a finalement été rejeté par le Parlement européen.

Jean-Paul   Brighelli,Ovidie et Eric Deschavanne

Jean-Paul Brighelli,Ovidie et Eric Deschavanne

Jean-Paul Brighelli est professeur agrégé de lettres, enseignant et essayiste français. Il est l'auteur ou le co-auteur d'un grand nombre d'ouvrages parus chez différents éditeurs, notamment  La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et La société pornographique (Bourin, 2012). Il possède également un blog : bonnet d'âne.

Ovidie est auteure, réalisatrice, et productrice de films pornographiques destinés aux femmes. Elle est également écrivain et documentariste. 

Eric Deschavanne est professeur de philosophie. A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : L’Europe a connu ces dernières semaines un vif débat sur l’interdiction de la pornographie dans son ensemble et dans tous les médias, Internet y compris. Bien que l’Union ait finalement bloqué le projet, le débat sur la diffusion pornographique continue de diviser. L’imagerie pornographique est-elle hors de contrôle ? Pouvons-nous encore la maîtriser par la régulation ponctuelle ou l’interdiction est-elle la seule solution ?

Jean-Paul Brighelli : Je pense que l’on ne peut pas, ou plus la maîtriser  De plus, il faut faire une différence fondamentale entre ce que l’on trouve comme pornographie sur Internet et tout ce qui a existé avant sous forme de films érotiques ou autres. Ce tournant s’est opéré à la fin des années 1980 avec la suppression du scénario. D’un seul coup, on est confronté à des images pures, ou plutôt impures, qui n’ont d’autre but que la représentation sans la moindre histoire pour les accompagner. Dans tous les films, toutes les reproductions jusqu’au bordel de Pompéi, il y avait des représentations sexuelles qui avaient pour but de provoquer l’imagination. Il y a une très vieille chanson de Brassens qui s’appelle Corne d’Aurochs, qui par ailleurs est un personnage méprisable, qui dit "sur les femmes des musées faisait le brouillon de ses baisers". Si dans mon enfance, il ne s’agissait déjà plus des femmes nues des musées mais de celle en partie dénudées du cinéma, c’est la même chose. On écrivait un scénario mental alors que sur internet actuellement il n’y a que le pur produit comme si on vous servait de la viande crue sans vous donner la recette.

Il est clair qu’il y a des mesures d’interdiction à prendre car on sait pertinemment que cela a une très grande influence sur la sexualité des adolescents et des adolescentes. 20% des moins de 21 ans ont des troubles de l’érection ce qui est quand même sidérant. On sait par ailleurs qu’il y a eu un infléchissement des pratiques et que l’obtention du consentement n’est plus requis dans l’esprit de beaucoup de jeunes. Les filles sont considérées comme déjà excitées et préparées avant l’acte  et sans la moindre stimulation, on pense qu’elles mouillent déjà et qu’elles se sont fait un lavement anal pour que tout se passe "proprement". Vous excuserez mon langage mais il est important d’utiliser des termes comme cela pour que les gens comprennent ce qu’il en est du véritable problème. A l’époque de mes recherches pour l’écriture de La société pornographique, j’avais été effaré par un fait divers dans lequel des jeunes de 16 ans avaient obligé deux gamines à leur faire des pipes et les avaient filmées sur le parvis de la Gare Lyon Pardieu. Ils ne jouissaient plus vraiment de la situation ou de l’acte mais de l’image. Il y a donc des dégâts très violents sur la psyché. Ces films ne sont donc pas uniquement anti-féminin mais aussi anti-masculin car ils réduisent les hommes à n’être que des bites. Or, j’espère que ni vous ni moi, ni les lecteurs, ne sont réduits à n’être que des bites. L’interdiction ne se justifie donc pas au niveau de la réalité mais pour la protection de l’érotisme.

Ovidie : Ces débats, quel que soit leur contexte ou leur motif, sont fondamentalement bloqués par le fait que l’on ne définisse jamais clairement ce que l’on veut interdire ou réguler. S’agit-il d’interdire la pornographie pure et dure ou ce que Chantale Jouanno appelait dans son rapport "l’hyper-sexualisation" de la société y compris dans la publicité ou dans les clips des groupes de rap ? Les partisans de l’interdiction veulent-ils s’attaquer à Internet, à la télévision, aux câbles opérateurs présents dans toute l’Europe ? Avant d’interdire, il faut définir.

Les seuls pays qui interdisent la pornographie sur l’ensemble du monde ce sont les dictatures. J’irai même plus loin en disant que l’accès à la pornographie, pas son contenu, est en général un bon baromètre de la liberté car elle est souvent la première cible des régimes qui brident les libertés car, que ce soit pour des raisons religieuses ou politiques, c’est souvent la pornographie qui est visée la première. Quand on commence à bannir la pornographie c’est en général mauvais signe et cela révèle un début de restriction des libertés. Je ne dis pas pour autant que toute pornographie est bonne mais si vous cartographiez les pays dans lesquels la pornographie est interdite vous verrez qu'il s’agit presque exclusivement de régimes dictatoriaux.

La seconde chose est que bien souvent l’écrasante majorité de la pornographie est accessible via des plateformes illégales type youporn, xhamster ou autres, puisqu’on tape neuf fois plus pornhub que porno sur google, qui appartiennent toutes à la même holding, Manwin, de 35 sociétés dont certaines sont domiciliées en Europe. Or, celles-ci continueront à exister et à produire même si le parlement européen passe des mesures pour l’interdiction du porno. En effet, tout  le secteur du porno a été touché par une grande crise et est aujourd’hui essentiellement composé de "petits épiciers du porno" qui sont assez isolés et minuscules par rapport à des entreprises comme Dorcel qui ne sont en fait que des PME. Il n’y a donc aucun intérêt à contraindre la fermeture des producteurs et des diffuseurs européens puisqu’ils ne représentent qu’une part minime du marché. L’Europe peut donc faire ce qu’elle veut, tout se passe aux Etats-Unis aussi bien au niveau de la production que de la diffusion. Il reste malgré tout la possibilité de fermer les sites pour faire un coup d’éclat mais d’autres apparaîtront certainement. La lutte contre la dangerosité d’une certaine pornographie ne devra, si on la veut vraiment, pas passer par les lois de répression pure et aveugle mais par une compréhension profonde des problématiques liées à ce milieu bien particulier.

Eric Deschavanne : Comme pour la prostitution, l'idéal d'une prohibition totale émane du féminisme intégriste. Ce prohibitionnisme moralisateur ne rencontrerait toutefois guère d'écho si ne se trouvait posé le problème de l'extrême accessibilité, via Internet, de la pornographie la plus débridée et la plus violente. C'est précisément l'absence de maîtrise qui inquiète. Le sentiment que le contrôle par les parents est difficile, voire impossible, peut conduire à légitimer une action publique d'interdiction radicale.

Faire disparaître l’un des principaux exutoires sexuels de la société occidentale peut-il augmenter le nombre de comportements déviants de la même façon que la prostitution est supposée limiter les viols ?

Jean-Paul Brighelli : Dans la prostitution, on consomme quelque chose et l’on a un vrai être en face de soi. Dans le cas du porno comme de certains jeux vidéo, on déréalise la chose. Je faisais récemment une intervention auprès de sexologues sur le sujet et auprès de conseillers conjugaux franciliens, et on constate que beaucoup d’hommes mais aussi des femmes vivent dans un univers qui n’est plus fantasmatique mais à deux dimensions sans épaisseur sans temps et sans histoire, et les satisfactions qu’ils en tirent sont passives. Ce qui était des machines à se branler est devenu l’objet même de la fascination. De plus, la pornographie ne sert plus aujourd’hui à vendre la pornographie elle-même puisque qu’elle est gratuite mais au contraire à vendre toutes les saloperies du genre faux viagra, étirements du pénis et autre. Donc mon seul doute sur la possibilité d’interdire la pornographie est le poids de l’industrie qui est derrière et qui se chiffre approximativement à 100 milliards de dollars par an.

Ovidie : Il faut se méfier de ce genre de propos car considérer que la pornographie est cathartique implique que l’on justifie son existence par le seul fait qu’elle serait uniquement regardée par des violeurs en puissance. Or, c’est regardé par tout le monde et c’est cela qui est formidable. Tout le monde est contre mais tout le monde en regarde, près de 80% des femmes et presque 100% des hommes. Tout le monde s’accorde à dire que c’est dégradant, ultra machiste et autre mais dans les faits tout le monde regarde. Les Danois ont été parmi les premiers à l’autoriser et l’une des grandes personnalités artistiques du pays, Lars Von Trier, en a déjà produit. Le porno est bien plus ancré dans notre culture que nous voulons bien l’admettre. Je ne crois donc pas qu’il soit vraiment possible de l’interdire complètement.

Enfin, quand on veut légiférer sur des sujets particuliers comme celui-ci, quand des rapports sont remis au Sénat ou à l’Assemblée, que Jeannette Bougrab  dit qu’il faut taxer les premières pages des sites pornos, que j’entends des mesures aussi absurdes qui sont proposées, je me dis toujours la même chose. Faites appel à nous, faites appel à des gens qui connaissent le domaine. Nous sommes à même de dire : "cela est illégal, cela est dangereux il n’y a pas de limitation de pratique, celui-ci est clean questions consentement,...". Nous sommes ceux qui peuvent permettre de voir clair au milieu de tout cela.

Eric Deschavanne : Catharsis ou influence délétère ? Le débat relatif à l'effet produit par les images et les représentations – notamment celles qui expriment les pulsions ou les passions les plus violentes - est ancien. Il est vraisemblable qu'il ne sera jamais tranché, en dépit de l'accumulation des études et des enquêtes. On peut sans doute établir des corrélations, certainement pas des rapports de cause à effet, l'être humain n'étant pas une machine obéissant à des stimuli. Affirmer que les images violentes ou pornographiques génèrent des comportements déviants, ou bien à l'inverse qu'elles permettent de les éviter en produisant un effet cathartique, est donc toujours fonction de convictions idéologiques et morales.

La société occidentale vit-elle dans une sorte de paradoxe idéologique en revendiquant d’une part la liberté sexuelle et en stigmatisant d’autre part la pornographie ?

Jean-Paul Brighelli : Je m’étais amusé à faire un historique du rapport à la sexualité depuis 1968 et il se trouve que nous avons longtemps considéré que la permissivité correspondait à la liberté. Malheureusement, celle-ci a été récupérée par un système que l’on ne peut qualifier autrement que comme capitaliste et qui a fait de l’argent sur le dos de cette liberté. La liberté est donc devenue du libéralisme qui est ensuite devenu de l’aliénation. Et la première de nos libertés est de pouvoir couper le porno du net.

Ovidie : Nous vivons dans un contexte culturel sur-érotisé et ultra sexualisé dans tous les médias que ce soit Internet ou les médias plus traditionnels. Cela me fait donc doucement rire que l’on veuille interdire pour se donner bonne conscience dans les propos en condamnant unanimement le porno. On se donne l’impression de ne pas être laxiste sur l’ultra sexualisation de la société en passant des lois mais en laissant la société aller dans ce sens.

Eric Deschavanne : Même dans une société aussi permissive que la nôtre, le libéralisme sexuel n'est pas sans limite. Il ne faut pas toucher aux enfants, le viol est prohibé... d'une manière générale, la liberté sexuelle est conditionnée par la règle du consentement adulte, si bien que la sexualité n'échappe ni à la morale ni au droit. Les représentations pornographiques mettent en scène des fantasmes et tendent donc à s'affranchir des règles de conduite qui limitent les pratiques sexuelles dans la vraie vie. On peut cependant considérer que c'est leur fonction et n'en être nullement choqué, quand bien même on jugerait ces fantasmes pauvres, machistes, pervers, etc.

Réguler le porno par peur de son influence sur la sexualité implique que l’on considère l’idée d’une sexualité normale. Dans quelle mesure la loi peut-elle et doit-elle réguler la vie sexuelle des citoyens ?

Jean-Paul Brighelli : L’Islande l’a fait alors finalement pourquoi d’autres nations voire même l’Union européenne ne le feraient pas ? De plus, la pornographie ne prend pas uniquement place dans la chambre et le consommateur direct n’est pas forcément le seul à en subir l’influence. La plupart des sexologues s’accordent à dire que les femmes sont les grandes perdantes de la pornographie car les hommes sont fascinés par ce qui se passe sur l’écran comme des oiseaux face à des serpents. Les positions, les créatures que l’on voit sont totalement fausses et nous plongent dans une société du spectacle. Il n’y a aucune liberté la dedans car cela nous aliène plus  rapidement. J’ai d’ailleurs eu des affrontements très sérieux avec l’actrice Katsuni qui prétendait que cette interdiction était impossible alors que les Chinois se permettent le luxe d’interdire de nombreuses choses sur Internet donc nous pourrions très bien le faire car il s’agit d’une question de santé publique.

Ovidie : Il ne faut pas se mettre d’œillère, le porno a une influence sur les pratiques à partir du moment où il y a toute une génération de jeunes qui ont grandi avec l’Internet à domicile. Cependant, je ne crois pas que la bonne réponse à la pornographie soit l’interdiction de la pornographie mais plutôt plus d’éducation paritaire. A partir du moment où un garçon et une fille ont été éduqués dans un milieu dans lequel on pense que l’homme et la femme sont égaux, ce n’est pas le porno qui transformera le garçon en violeur potentiel ou la fille une dépravée totale. L’imagerie pornographique fait certainement découvrir certaines pratiques un peu plus jeune mais il faut se rappeler que l’âge moyen de la perte de virginité est toujours le même, entre 17 et 18 ans. Il y a 67% des jeunes femmes de moins de 25 ans ont déjà vécu en couple ce qui prouve que c’est une notion qui existe toujours. Je ne crois pas que la situation aille aussi mal qu’on veut bien le dire.

Pour autant, le porno a besoin d’une véritable régulation car il y a un très gros débordement au niveau de certaines pratiques très limites. Le problème est que les gens qui veulent faire ce genre de loi ne veulent pas mettre les mains dans le purin, ils ne veulent pas regarder dans les faits quelles sont les pratiques qui sont problématiques et les réglementer. Ce serait pourtant une bonne chose au niveau sanitaire, au niveau des conditions de travail et du contenu. A l’inverse, tout interdire en bloc ne va faire que donner naissance à des vidéos et des pratiques encore plus marginales qui vont créer un grand n’importe quoi. Dans un pays comme la France, si les pornos professionnels sont tournés avec des préservatifs à cause des lois du CSA, cela donne lieu à une pornographie plus saine. On peut la trouver stupide ou autre mais elle n’est pas criminelle. La seule solution est donc de faire des lois précises et claires afin d’éviter de tomber dans l’illusion d’une disparition de la pornographie par son interdiction totale.

Eric Deschavanne : Je ne vois pas comment, ni sur quels critères, on pourrait distinguer une bonne et une mauvaise sexualité. La seule limite, en la matière, est celle du consentement, et celui-ci autorise bien des perversions, voire des formes de domination et de violence, comme l'atteste à l'envie le phénomène du sadomasochisme. Le projet de n'interdire que la pornographie "violente" est donc à cet égard une gageure.

Le porno n’est-il pas au contraire la finalité d’une société libre de ses comportements et de sa consommation ? N’est-ce pas le produit ultime ?

Jean-Paul Brighelli : C’est effectivement le produit ultime du libéralisme qui est tout sauf de la liberté. La liberté c’était l’érotisme c’est à dire la possibilité de greffer ses fantasmes sur l’autre, à les confronter aux désirs de l’autre, c’était de l’ordre du dialogue. La pornographie au contraire est un acte purement solitaire, c’est la forme la plus dégradée de la masturbation. 

Ovidie : Je n’aime pas que l’on associe la pornographie à de la consommation qui doit d’abord être clairement définie tant le porno est hétérogène. Le porno est avant tout du divertissement, du spectacle et c’est comme cela qu’il doit être perçu pour le comprendre correctement. Parler de produit de consommation m’évoque soit la drogue d’un junky soit les supermarchés. Enfin, je ne brandis par non plus le porno comme le vecteur libératoire par excellence mais à l’inverse si on décide d’interdire la pornographie c’est mauvais signe puisque cela est traditionnellement le fait des dictatures.

Eric Deschavanne : L'emprise de la pornographie sur Internet en témoigne. Internet est le média démocratique et libéral par excellence. La hiérarchie des messages s'y organise en fonction des aspirations du plus grand nombre, selon le principe du plus petit dénominateur commun. La société démocratique et libérale, dont internet est le meilleur symbole, assure nécessairement le règne des passions et des pulsions les plus communes. La pornographie ne représente certes pas la fin la plus élevée d'une société libre, mais elle en constitue à l'évidence un aspect caractéristique.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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