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Emmanuel Macron a prononcé une allocution ce mercredi sur la crise en Ukraine et sur la réalité du conflit entre l'Ukraine et la Russie.
Emmanuel Macron a prononcé une allocution ce mercredi sur la crise en Ukraine et sur la réalité du conflit entre l'Ukraine et la Russie.
©Ludovic MARIN / AFP

Chemin de Kiev

Lors de son allocution consacrée à l’Ukraine, Emmanuel Macron a, dans une première partie, défendu la position de la France sur le plan géopolitique. Avant une seconde partie plus politique, à mots couverts.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Dans un discours de 14 minutes, Emmanuel Macron a évoqué la crise ukrainienne. S’il a donné des orientations, il n’a pas fait d’annonces précises. Que retenir de son allocution ?

Vincent Tournier : Le président n’a certes pas fait des annonce précises, mais il a néanmoins dit des choses importantes. Compte-tenu des circonstances, il se devait d’abord de donner du sens à cette crise. C’est ce qu’il a fait en désignant l’agresseur (en l’occurrence la Russie) et surtout en précisant la position de la France. Sur ce point, il a été relativement clair en disant que « Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie », ce qui permet au passage de remettre les pendules à l’heure après la formule malencontreuse du ministre de l’économie Bruno Lemaire qui a parlé d’une « guerre économique totale ». On notera cependant que le président n’a pas clarifié tous les points. En particulier, il s’est bien gardé de préciser quelle est sa position sur le fond du dossier, à savoir l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Il a même indiqué que ce n’est pas une guerre entre la Russie et l’OTAN, mais dans ce cas, en quoi sommes-nous concernés ?

Indépendamment de ce point, qui est évidemment loin d’être mineur puisqu’il conditionne la sortie de cette crise, le président a aussi préparé les Français aux difficultés qui s’annoncent en indiquant que la guerre aura des conséquences sur la croissance économique et le pouvoir d’achat, notamment à cause du prix de l’énergie. Il s’est donc logiquement posé en protecteur des Français (« Je n’ai et je n’aurai qu’une seule boussole : vous protéger »), ce qui peut être vu comme une instrumentalisation de la guerre, mais il est difficile pour un président en exercice de dire autre chose.

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Mais l’essentiel n’est pas là. L’idée principale, qui a été développée dans la dernière partie de l’allocution, est que la guerre en Ukraine marque un tournant dans l’histoire de l’Europe. Les termes utilisés par Emmanuel Macron sont très clairs : il a dit que « ces événements sont le signal d’un changement d’époque », il a aussi parlé d’une « nouvelle ère », dramatisant même cette séquence en parlant du « retour du tragique dans l’histoire » qui appelle des « décisions historiques ».

On peut déjà mesurer l’ampleur des bouleversements au fait que le président approuve des mesures symboliques telles que l’exclusion des sportifs russes des compétitions internationales, alors que depuis la fin de la Guerre froide le consensus était au contraire de ne pas politiser le sport, ce qui risque d’ailleurs d’ouvrir de nouveaux débats (que faire par exemple des sportifs chinois ou saoudiens ?), ou bien l’interdiction des chaînes d’informations russes, alors que l’Europe a laissé prospérer les chaines islamistes, ce qui montre que, quand on veut, on peut.

Au-delà de ces aspects anecdotiques, on comprend que cette guerre constitue un électrochoc. Elle révèle crûment aux Européens toute l’étendue de leurs faiblesses, leur état de dépendance à l’égard du reste du monde, notamment de pays non démocratiques, leur incapacité à peser sur le cours du monde et, bien sûr, leurs limites sur le plan militaire.

C’est donc un véritable tremblement de terre, comme en témoigne l’attitude de l’Allemagne qui annonce son intention de réarmer.

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Jusqu’à présent, les Européens étaient convaincus que la mondialisation ouvrirait une ère de paix et de prospérité. L’idée était que le développement du commerce allait rapprocher les pays, notamment les pays démocratiques et les pays autocratiques. Or, ce n’est pas ce qui se produit. Si le commerce a beaucoup enrichi les régimes despotiques, il ne les a pas fait changer, au contraire. Non seulement ceux-ci sortent renforcés au point de rendre les pays démocratiques tributaires de leur bon vouloir (le gaz russe, qui fait écho aux difficultés d’avoir des masques et du gel pendant le premier confinement), mais de plus ils sont devenus une menace pour l’Occident car ces régimes ne veulent aucunement de la liberté et de la démocratie, voire veulent éradiquer ces valeurs pour ne plus avoir à souffrir de contestation.

Partant de là, le président en conclut qu’un changement de logiciel doit avoir lieu : l’Europe doit se doter de véritables capacités militaires et elle doit surtout devenir moins dépendantes économiquement à l’égard du reste du monde. Autrement dit, elle doit envisager un nouveau modèle de développement économique qui soit en mesure de déboucher sur une relative autarcie, même si ce mot n’est pas prononcé par le président. Si on voulait être provocateur, on pourrait dire que le président commence à entrer dans une logique de conflit des civilisations, en admettant que les valeurs fondamentales de l’Occident ne sont pas assurées de perdurer sans une politique ferme.

Est-ce seulement une posture de campagne ? Ce n’est pas sûr car il s’agit visiblement de la ligne que le président va défendre auprès des pays européens, lesquels vont certainement se retrouver sur la même ligne. Et puis, on voit mal comment Emmanuel Macron pourrait se présenter devant les électeurs avec un programme qui ne soit pas en accord avec de tels propos.

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A moins de deux jours de la clôture des candidatures pour le premier tour, le chef de l’Etat n’est toujours pas candidat déclaré à sa réélection. Si ce discours se voulait en surplomb de la campagne, Emmanuel Macron n’a-t-il pas néanmoins cherché à défendre son bilan international ?

Ce n’est pas vraiment ce qui transparait dans son discours. Il ne fait ici aucun étalage de son bilan international. Au contraire, il est finalement resté très sobre. Bien sûr, on peut toujours dire que cette guerre tombe à pic pour lui puisqu’elle lui permet de retarder l’annonce de sa candidature tout en le confortant dans son rôle de chef de la nation. Ce n’est pas complètement faux mais ne tombons pas dans un procès d’intention. On peut certes reprocher beaucoup de choses à Emmanuel Macron, mais on ne peut pas l’accuser d’être l’organisateur des événements qui se déroulent en Ukraine. Or, tout indique au contraire que, pour Emmanuel Macron comme pour beaucoup de dirigeants européens, la stupeur a été totale. Pour eux, la guerre était devenue une réalité tellement lointaine qu’ils ne pouvaient pas concevoir qu’elle se produirait sous leurs fenêtres, avec cette fois une vraie guerre, et pas seulement une pseudo guerre contre le terrorisme ou le covid. Non seulement ils n’ont rien vu venir, mais en plus la guerre russo-ukrainienne fait la démonstration que l’Europe est nue, à la fois parce qu’elle est désarmée et parce qu’elle est impuissante en tant que force morale. Cette impuissance est d’autant plus cruelle pour l’Europe qu’elle vient après deux échecs cuisants pour les pays occidentaux : d’abord le retour des talibans en Afghanistan l’été dernier, ensuite le départ programmé de la France du Mali.

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Dans le cas d’Emmanuel Macron, la guerre en Ukraine est encore plus douloureuse car elle a démontré à quel point la voix de la France ne pèse pas. Le président français a même été humilié par Vladimir Poutine, qui s’est servi de lui pour faire croire qu’il était ouvert à la discussion, tout en montrant à quel point les Européens sont faibles et décadents.

Tout ceci ne peut que faire réfléchir les Européens. Dans un monde qui échappe de plus en plus à l’Occident, avec des puissances comme la Chine et la Russie qui aspirent à accroître leur puissance et étendre leur empire, les Européens prennent conscience qu’ils sont le dos au mur : doivent-ils continuer à laisser faire, et donc admettre que ce qui se passe en Ukraine ne soit qu’un avant-goût de ce qui va se reproduire à l’avenir, ou doivent-ils changer radicalement leur état d’esprit et faire en sorte que l’Europe redevienne un acteur de la régulation mondiale, au besoin par la force ?

Les axes internationaux évoqués pour l’avenir doivent-ils être lu comme son programme international d’un second quinquennat ? A-t-il annoncé son programme sous couvert d’évidence ?

Le président n’a certes pas annoncé son programme, mais en disant qu’une rupture doit avoir lieu, notamment sur l’autonomie économique de l’Europe, il a déjà dit beaucoup de choses. Cela lui permet à la fois d’être dans la continuité de son orientation pro-européenne et d’introduire une nouveauté. Au passage, il cultive son statut de protecteur des Français, et même de leader de l’Europe puisque, en annonçant qu’il fera venir les chefs d’Etat et de gouvernement à Versailles (le lieu est hautement symbolique) les 10 et 11 mars prochains, il entend aussi ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe. On verra bien ce qu’il en sortira, mais il est d’ores et déjà évident que le président Macron sera très actif sur la scène internationale jusqu’au premier tour de l’élection. C’est évidemment bénéfique pour lui car la stature internationale compte énormément dans une élection présidentielle. Aucun de ses trois principaux rivaux ne peut prétendre rivaliser avec lui sur ce point.

Le point négatif, c’est que, en raison de cette intense actualité internationale, la campagne électorale va être très courte, voire escamotée. C’est dommage car il serait intéressant que le président puisse être interpellé sur son projet. En particulier, comment compte-t-il concrétiser son projet d’indépendance de l’Europe ? Et surtout, comment compte-t-il combiner le niveau européen et le niveau national ? Le problème est en effet que le président a fortement insisté sur la nécessité de renforcer l’indépendance de la France « notre pays ». Il a ainsi parlé d’une « stratégie d’indépendance et d’investissement » qui concernera aussi bien l’économie que la recherche et l’industrie. Tout ceci met nettement en retrait l’échelon européen.

Plus généralement, on peut relever que la crise ukrainienne a remis à l’honneur les réflexes nationaux. C’est bien un sentiment patriotique qui anime les Ukrainiens, et c’est bien ce sentiment national qui est salué par les Européens et utilisé pour contester les velléités annexionnistes de la Russie. Dans l’opposition entre nationalistes et progressistes chère à Emmanuel Macron, l’Ukraine se situe clairement du côté des nationalistes.

Même si la cause ukrainienne suscite une forte sympathie chez les Européens, et même si on voit s’affirmer une solidarité spécifiquement européenne (les réfugiés ukrainiens suscitent beaucoup de sympathie, notamment dans les pays de l’Est, contrairement à d’autres migrants), on comprend que personne n’est enthousiasmé à l’idée d’aller mourir pour l’Ukraine. Chaque pays s’inquiète d’abord pour soi. De ce point de vue, le sentiment européen semble presque moins fort qu’avant la création de l’Europe : les Européens actuels ne sont pas encore prêts à mourir pour Kiev, alors que les Français et les Britanniques ont accepté de « mourir pour Dantzig » puisqu’ils sont entrés en guerre en 1939 pour aider la Pologne.

Ce maintien du fait national ne peut pas échapper à Emmanuel Macron et aux dirigeants européens.

In fine, quel but avait cette allocution ? Cherchait-elle à renforcer la stature d’homme d’Etat du président ? Si oui, est-ce réussi ?

Il est évident que, du point de vue de l’agenda électoral français, cette guerre tombe bien pour Emmanuel Macron, d’autant qu’une guerre produit toujours un effet positif sur la popularité des dirigeants en place. Le président aurait donc tort de ne pas exploiter cette opportunité, même s’il doit éviter de trop en faire car une récupération trop appuyée pourrait se retourner contre lui.

Il reste que l’élection présidentielle s’en trouve bouleversée. Le président sortant ne va jamais devenir un véritable candidat : il va garder son statut de président jusqu’à la fin. Les débats électoraux vont donc être réduits à la portion congrue. L’injustice est flagrante : alors que les autres candidats se sont longuement expliqués sur leurs propositions, le président va être dispensé de tout interrogatoire un peu poussé. C’est d’autant plus frustrant qu’Emmanuel Macron a refusé tout débat avant le premier tour. Les propositions qu’il s’apprête à révéler dans la toute dernière partie de la campagne ne seront donc pas soumises à une critique en règle.

La guerre fragilise aussi les autres candidats car aucun d’entre eux n’a intégré les enjeux géopolitiques dans son programme. Certains ont même pris des positions qui risquent de se retourner contre eux. C’est le cas par exemple d’Éric Zemmour qui a indiqué à plusieurs reprises que, s’il était élu, il ne chercherait pas à démocratiser les régimes despotiques. Cette posture apparaît difficilement tenable maintenant que l’on sait que la Russie a un plan pour rabaisser l’Occident dont elle fait son ennemi, comme vient de le révéler la Fondation pour l’innovation politique en dévoilant un article russe publié par erreur.

Le problème n’est donc plus seulement que l’Occident doive s’occuper de ses propres affaires : le problème est que l’Occident a désormais de nombreux ennemis qui le haïssent et qui aspirent à le faire disparaître. Il va sans dire qu’un tel enjeu est aujourd’hui majeur, et il serait très frustrant que la campagne électorale passe à côté.

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