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Embargo turc, remontée des prix du pétrole... Ces menaces extérieures qui risquent d'aggraver la situation des agriculteurs…
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Risques latents

Manuel Valls a rencontré lundi 8 février les représentants de la grande distribution et du secteur agricole. Si les causes à traiter sont en partie structurelles, les soubresauts sur la scène internationale pourraient bien se rajouter aux difficultés auxquelles les agriculteurs sont confrontés.

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier est ingénieur de l’école de Mines et économiste. Il a dirigé pendant dix ans l’Ecole supérieure d’agronomie d’Angers (ESA). Il est également l’auteur de livres sur les enjeux alimentaires :  Faim zéroManger tous et bien et Nourrir l’humanité. Aujourd’hui, il est conférencier et tient un blog nourrir-manger.fr.

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Atlantico : Avec l'embargo imposé à la Turquie par la Russie, c'est l'une des plus importantes productions de fruits et légumes qui doit trouver preneur. Et l'Union européenne, premier partenaire économique du pays, pourrait en recueillir les récents excédents de production, avec le risque de faire baisser les prix...

Bruno Parmentier : Aujourd’hui, on a un certain recul sur les conséquences de l’embargo russe sur les produits européens. Nous avons été touchés deux fois, directement quand la marchandise nous est restée sur les bras, par exemple la viande de porc que nous n’avons pas pu leur vendre alors qu’ils étaient de gros clients de notre filière, et indirectement car tous les porcs qui n’ont pas pu partir en Russie. Les nôtres, mais aussi les allemands, les espagnols, les danois, etc. se sont retrouvés en concurrence exacerbée sur nos marchés, ce qui a provoqué un effondrement des prix qui va directement mener à la ruine des milliers de producteurs, particulièrement dans l’ouest de la France.

Maintenant, on a un nouveau choc qui arrive : la Turquie a abattu un avion russe, et en réponse se prend elle aussi un embargo. Les producteurs turcs vont donc tenter de casser les prix en Europe pour trouver preneur. Et là, on est dans le lourd, question concurrence sur nos propres productions : la Turquie n’est autre que le premier producteur mondial d’abricots et de cerises, le deuxième de melon, lentilles, pastèques et miel, le troisième de pommes, concombres, cornichons, haricots, le quatrième de tomates et de noix, etc. Bien entendu, la Russie va tenter de s’approvisionner ailleurs, ce qui va alléger un peu d’autres concurrences, mais comme simultanément le rouble s’effondre, ça ne va pas compenser intégralement. Bonne nouvelle pour les consommateurs cet été (si toutefois les grandes surfaces répercutent ces baisses, ce qui, on le sait, ne va aucunement de soi), mais très mauvaise nouvelle pour notre filière fruits et légumes déjà très fragilisée.

Car n’oublions pas que tout se tient : la Turquie peut en permanence ouvrir ou fermer l’afflux de migrants vers l’Europe. Elle a déjà obtenue 3 milliards de subventions sans rien faire encore, alors pensons-nous pouvoir résister à un nouveau chantage du genre : prenez mes tomates, mes pommes, mes abricots et mes cerises ou bien je vous envoie beaucoup plus de migrants ?

Donc l’Europe risque fort de poursuivre une politique dans laquelle elle est dorénavant devenue experte : ouvrir ses marchés et sacrifier ses propres producteurs en les "confrontant aux marchés" ! Et la grande distribution de faire semblant de discuter avec les producteurs et transformateurs, de prendre des engagements… et de se garder finalement les marges ! On n’a pas fini de voir des manifestations d’agriculteurs désespérés sur nos routes, on va juste changer en passant des éleveurs aux arboriculteurs !

>>> Lire aussi : “Trop peu et trop tard” contre la crise agricole : l’étrange amnésie de Manuel Valls qui charge l’Europe mais oublie les responsabilités françaises

En parallèle, il y a quelques jours, Moscou évoquait la possibilité de réduire l'offre de pétrole pour en faire remonter les cours. Comment évaluer l'ampleur de chacune de ces deux menaces pour les agriculteurs français ? En voyez-vous d'autres ?

Le moins que l’on puisse dire est qu’un accord entre les producteurs de pétrole et de gaz dans le monde tiendrait du miracle ! L’Arabie saoudite n’est pas très amie de l’Iran. La Russie s’engage de plus en plus en faveur de Bachar el-Assad, ce qui ne plaît pas à tout le monde. Les producteurs "historiques" ne voient pas d’un bon œil la concurrence nouvelle des gaz de schistes nord-américains, etc. Qu’un seul producteur, fut-ce la Russie, puisse rétablir durablement la situation en modérant sa propre production sans prendre le risque que les autres n’en profitent et de se retrouver dans une situation encore pire reste peu probable… La déstabilisation de l’économie mondiale risque de se poursuivre, avec de plus en plus de pays pétroliers qui pourraient connaître de graves troubles internes (Libye, Venezuela, Algérie, Nigéria, etc.).

Pour l’agriculture française, l’énergie pas chère représente une bouffée d’oxygène dans une période particulièrement morose… Mais on peut également observer qu’elle retarde d’autant les nécessaires mutations des pratiques "tout chimie, tout pétrole" vers des pratiques agro écologiques, "écologiquement intensives", ce qui ne fait que reporter l’inéluctable et rendre à terme les changements encore plus douloureux… La planète se fiche de l’état du compte bancaire des Terriens, elle se réchauffe et ses ressources s’épuisent : riches ou pauvres, nous n’aurons pas le dernier mot sur ces questions !

Par ailleurs, la crise des agriculteurs focalise l'attention sur les problèmes financiers auxquels sont confrontés les éleveurs français. Quel état des lieux peut-on faire de la filière fruits et légumes ? A-t-on pu observer des problèmes (endettement, compétitivité intra-européenne) similaires à ceux que connaissent les filières bovine ou porcine ?

Les agriculteurs français sont en général très endettés (170 000 € en moyenne), alors que leurs revenus annuels sont souvent fort modestes (souvent inférieurs à 20 000 € par actif, en particulier pour les éleveurs de bovins et de caprins). Ceux qui sont allés le plus loin dans cette spirale dangereuse sont les éleveurs de porcs et de volailles, d’où la gravité de la crise qu’ils subissent et les enjeux considérables s’ils déposent leur bilan. De ce point de vue, les maraîchers et les producteurs de fruits sont moins endettés que la moyenne. En revanche, leur taux d’endettement (rapport des dettes au total de l’actif) est au contraire nettement plus important que la moyenne. Ce qui les fragilise fortement car ils sont donc moins équipés pour faire face aux aléas de la conjoncture. Dans les deux cas, on est en face de filières en grand danger face à la concurrence de plus en plus sauvage, et ce dans l’indifférence générale…

Une sortie de crise vous semble-t-elle envisageable ? Exigerait-elle une amélioration des conditions conjoncturelles, ou une réforme du secteur ?

A partir du moment où une majorité de pays européens soutient la politique de plus en plus dérégulée et ultralibérale de la Commission européenne, il est probable qu’on aille vers une énorme vague de faillites dans les campagnes françaises !

Un exemple particulièrement caricatural est l’abandon des quotas laitiers au 1er avril 2015, au prétexte fallacieux de pouvoir mieux exporter, en particulier en Chine. A partir du moment où chaque éleveur pouvait à nouveau décider du niveau de sa production, fort logiquement, il a gardé deux ou trois vaches de plus pour essayer d’augmenter ses marges. La production européenne de lait a donc fortement augmenté, juste au moment où la Chine commençait à connaître des problèmes économiques, et alors que 2015, année de la chèvre dans l’astrologie locale, n’incitait pas à faire d’enfant (la dite chèvre n’a pas bonne presse et, avec un enfant unique, autant lui donner les meilleures chances au départ !). On arrive donc fort logiquement à un gros excédent de production laitière en Europe (et d’ailleurs également dans le monde), ce qui est une cause directe de l’effondrement des prix… Mais au fait, qu’est-ce qui nous a pris de retirer ainsi les quotas laitiers ? Certains anciens ministres aujourd’hui candidats devraient s’interroger sur ces décisions plus que malencontreuses, et également les syndicats qui réclamaient cet abandon…

L’actuel commissaire européen à l’agriculture, l’Irlandais Phil Hogan, est une véritable caricature de libéralisme débridé : selon lui, il est absolument hors de question d’aider les éleveurs, il faut "laisser le marché faire le travail". La concurrence sauvage, on sait très bien ce que ça produit, dans tous les secteurs économiques : les gros mangent les petits. Et ce qu’on découvre à cette occasion - on n’y était pas habitué en Europe -, c’est que dorénavant les petits sont en France et les gros en Allemagne. En intégrant l’ex-Allemagne de l'Est, ce pays s’est bien gardé de démanteler les anciens sovkhozes, il les a transformés en entreprises agro-industrielles extrêmement productives. Lutter sur le seul registre des prix avec des exploitations de 50 ou 80 vaches laitières contre des usines super modernes de 1 500 vaches est évidemment un combat perdu d’avance. Idem pour le porc.

Sans oublier que, cerise sur le gâteau, on ne travaille pas du tout avec les mêmes coûts salariaux, nos voisins ayant pris l’habitude d’aller chercher des "travailleurs détachés" dans des pays comme la Roumanie ou la Bulgarie (ou, pour les Espagnols, les Marocains)… alors que chez nous tout le monde est payé au moins au SMIC avec les charges sociales françaises. Si ce n’est pas de la concurrence déloyale, ça y ressemble fortement !

Encore faut-il également raisonner filière par filière. Le problème des produits périssables (viande, lait, fruits et légumes) n’est pas le même que celui des céréales qu’on peut stocker plusieurs années en attendant des jours meilleurs, et faire circuler facilement sur la planète. Et ensuite affiner encore sur les perspectives de marché. Après avoir augmenté régulièrement pendant un siècle leur consommation de viande et de laitages, les Français commencent à amorcer le reflux : on consomme beaucoup trop de ces produits animaux, c’est très mauvais pour la planète et pour notre propre santé, et on va revenir plus ou moins rapidement à des consommations plus raisonnables. Nos 90 kilos de lait et 85 kilos de viande annuels vont donc baisser, alors que ces consommations vont augmenter dans les pays émergents. Mais penser que nos producteurs vont pouvoir exporter facilement tout ce que nous n’allons plus manger reste un pari fort audacieux en ces temps troublés ! Aider les éleveurs à faire la même mutation qu’on a faite dans la viticulture depuis les années 50 : monter fortement en qualité et obtenir des consommateurs qu’ils la payent va demander beaucoup d’efforts sur de nombreuses années ; raison de plus pour commencer dès maintenant !

Sur les fruits et légumes, le problème n’est pas le même. La consommation pourrait encore augmenter dans nos pays, mais ces produits à durée de vie courte sont particulièrement fragiles, très saisonniers et dépendants des aléas climatiques. Ils ont une forte saisonnalité, et les débats sur la qualité (en particulier les résidus de pesticides, ou leur manque de goût ou de vitamines) les perturbent en permanence… Il faudrait évidemment aider beaucoup plus fortement les filières courtes et vertueuses, mais cela cadre mal avec la politique européenne actuelle…

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