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Emasculée ? Pourquoi il est si difficile pour une pensée de droite originale d’émerger au sein des partis censés la représenter en France
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Nouvelle peau

Depuis 1974, l'histoire de la droite paraît être celle d'un ralliement de plus en plus marqué des "gaullistes" au giscardisme, contribuant ainsi à un affaiblissement de la pensée de droite.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Alors que certains cadres LR pourraient rejoindre La République en Marche, un tel événement pourrait provoquer une forme de libération de la pensée du parti lui même. En quoi est-il possible de dire que si une forme d'intimidation morale a pu avoir lieu, à l'égard de la droite, par la gauche ou la sphère médiatique, celle-ci a surtout été présente au sein de la droite elle-même ? En quoi cette partie de la droite a-t-elle pu contribuer à la "marginalisation" d'une pensée de droite au cours de ces dernières années ? 

Edouard Husson : Vous avez raison: c'est au sein des Républicains eux-mêmes (l'ancienne UMP) qu'il faut chercher les causes de la défaite. Le parti a été surpris par la victoire de François Fillon aux primaires "de la droite et du centre"; mais alors que le résultat aurait dû faire réfléchir sur ce que voulait vraiment l'électorat, Les Républicains n'ont eu de cesse de vouloir gommer un positionnement "trop à droite". Même Fillon a été dans l'auto-dénégation: regardez comment, le lendemain de son spectaculaire rétablissement grâce à la manifestation du Trocadéro, il s'empresse de parler futures investitures aux législatives pour les candidats UDI au lieu de travailler un électorat conservateur qui n'était pas celui de Marine Le Pen. Depuis l'échec de Sarkozy, dès qu'on a l'air trop à droite, chez Les Républicains, on se dépêche de réafficher son centrisme. A partir du moment où Emmanuel Macron faisait campagne au centre, en ayant la jeunesse pour lui, c'était une attitude suicidaire de ne pas occuper raisonnablement mais avec professionnalisme des thèmes tels que la sécurité et la lutte contre le terrorisme, à commencer par la suspension de la participation à l'espace Schengen. Et cela d'autant plus que des réservoirs considérables de voix se trouvaient à droite, refusant de rejoindre Marine Le Pen, qui s'obstinait dans sa ligne "de gauche".

Si l'on creuse plus profondément, on est frappé du fait que l'histoire de la droite depuis 1974 est celle d'un ralliement de plus en plus marqué des "gaullistes" au giscardisme. Certes Giscard perd le pouvoir en 1981 mais Jacques Chirac et son parti se rallient durant la décennie 1980 à un programme "libéral, centriste et européen". Depuis lors, on peut suivre en parallèle les scores toujours plus forts du Front national et le ralliement de l'ensemble de la droite au giscardisme. Nicolas Sarkozy donne un coup d'arrêt provisoire à la percée électorale du Front national mais il ne va pas jusqu'au bout de la question qui est l'attente de protection des Français face aux effets de la mondialisation, en sachant que l'euro enlève beaucoup de flexibilité à la politique française et donc empêche une protection efficace. Comme Sarkozy reste partie prenante du consensus giscardien de l'UMP et ne veut pas remettre en cause l'euro, il ne lui reste qu'à juxtaposer l'européisme et un "lepénisme édulcoré" (les formules sur le "kärcher", "la racaille", les assises de l'Identité nationale,  le discours de Grenoble), régulièrement convoqué pour mobiliser l'électorat. Cette juxtaposition fait son effet en 2007 puis elle marche de moins en moins: Sarkozy n'est pas réélu en 2012 puis il perd les primaires en 2017. 

Eric DeschavanneLa question préalable est de savoir s'il existe "une pensée de droite" substantielle dont on pourrait affirmer qu'elle a été trahie, qu'il faudrait l'émanciper d'une altération malencontreuse. Je n'y crois pas du tout ! Les catégories de droite et de gauche sont certes trop substantielles pour être purement fonctionnelles, mais elles sont également trop fonctionnelles pour être tout à fait substantielles. La pensée n'est pas binaire et les idées politiques sont trop complexes et en trop grand nombre pour pouvoir composer deux combinaisons cohérentes, claires et distinctes.  Les "croyants" de gauche et de droite se réfèrent à l'héritage historique, mais le mouvement de l'histoire ne cesse de reconfigurer les identités politiques. En outre, le caractère fonctionnel de l'opposition gauche/droite implique la relativité des contenus identitaires, lesquels ne prennent sens que par rapport à l'Autre auquel on s'oppose.

Le flou des identités se mesure à la contradiction des diagnostics : vous évoquez "une marginalisation de la pensée de droite" alors même qu'on n'a cessé d'évoquer ces dernières années la "droitisation de la société française". Il n'y a eu à mon sens ni marginalisation de la droite ni droitisation de la société. Il y a des matrices idéologiques et des traditions de pensée qui s'avèrent des ressources ou des handicaps en fonction de la situation historique, de la réalité des divers problèmes qui se posent. L'Histoire impose des questions auxquelles les forces politiques en présence apportent des réponses plus ou moins adaptées et crédibles au regard de l'opinion. Lorsqu'on accepte les contraintes imposées par une économie ouverte et l'inscription de la France dans la zone euro, par exemple, un projet de gouvernement doit nécessairement intégrer les impératifs de la compétitivité économique et de la limitation des déficits publics. Avant même les considérations économico-technocratiques sur les combinaisons de mesures possibles, ce problème est une source de clivages idéologiques : une partie de la gauche et une partie de la droite prônent le refus d'acceptation des contraintes et le libéralisme économique qu'elles impliquent. La désintégration du Parti socialiste s'explique en grande partie par le fait qu'il était traversé par la ligne de partage, irréductible, entre acceptation et refus de ces contraintes imposées par le réel lui-même. La droite classique est en revanche sur cette question relativement cohérente, comme on a pu le voir à l'occasion des primaires de la droite et du centre.

Faut-il évoquer une "droitisation" de la société parce que le PS a explosé et que le social-libéralisme d'Emmanuel Macron rejoint les positions de la droite sur l'économie ? A l'évidence non, pour deux raisons. D'abord parce que le succès de Macron laisse apparaître le fait qu'une fraction de l'opinion de droite, libérale sur les questions sociétales, s'opposait à l'anti-libéralisme des socialistes. Le phénomène Macron signifie à la fois que le libéralisme n'est pas propre à la droite et que les idées libérales, notamment sur le plan sociétal, progressent dans la société française. La deuxième raison contredit en apparence la première : si les idées libérales progressent, l'antilibéralisme également, au point qu'on peut légitimement considérer que le nouveau clivage politique structurant est le clivage ouverture/fermeture, libéralisme/populisme antilibéral. Ce point de vue doit être nuancé, mais il recouvre une certaine réalité qui ne va ni dans le sens d'une droitisation de la société, ni dans celui d'une marginalisation de la droite.

La droite n'est pas marginalisée ou bridée, elle est, comme la gauche désormais, fracturée en deux blocs irréconciliables. Ce n'est évidemment pas un hasard si le souverainisme a été abandonné par la gauche (à l'exception de quelques intellectuels orphelins de forces politiques auxquelles s'identifier) pour se réfugier à droite, et même à l'extrême droite. L'héritage internationaliste à gauche, l'héritage nationaliste et gaulliste à droite constituaient des prédispositions favorables à une telle évolution. On voit cependant que le réel continue d'imposer ses contraintes : c'est désormais au sein même du Front national que la pertinence du projet de sortie de l'euro, et donc du souverainisme, est mise en doute. Je vois donc mal comment la droite classique, sauf à disparaître, pourrait s'émanciper du libéralisme pour rejoindre les positions de Dupont-Aignant et Florian Philippot. Henri Guaino, malgré toute l'estime qu'on peut lui porter, ne représente à cet égard pas l'annonce d'une possible évolution mais bien plutôt une scorie de l'histoire. Face au défi que représente la victoire d'Emmanuel Macron, la droite va devoir se redéfinir. Mais sa marge de manoeuvre idéologique sera étroite, entre le social-libéralisme de LREM et le souverainisme anti-libéral du FN. J'incline pour ma part à penser que la ligne défendue par François Fillon lors de la campagne présidentielle était la bonne, et que l'édulcoration de son projet pour les législatives constitue une erreur stratégique.

Quelles sont les erreurs politiques qui ont pu être commises historiquement, depuis la Révolution, par les conservateurs, les réactionnaires, qui ont pu contribuer à une forme de marginalisation sur la scène politique ?

Edouard Husson : Si nous remontons jusqu'à la Révolution, le "péché originel" de la droite, c'est de ne pas avoir soutenu jusqu'au bout ce grand roi réformateur qu'est Louis XVI. Nous l'ignorons généralement mais l'historiographie, en particulier anglophone, a complètement changé, ces trente dernières années, la compréhension du règne de Louis XVI. Ce fut un grand réformateur entre 1774 et 1789, soucieux d'industrialisation du pays, d'éducation, de recherche scientifique, d'innovation technique mais aussi de protection sociale, d'amélioration des conditions de travail, de diffusion des progrès de la médecine. Louis XVI est aussi un ferme partisan du renforcement des assemblées régionales - à l'opposé du centralisme qu'imposera la Révolution. Lorsqu'il est confronté, à partir de 1788, à la fois à la révolte des privilégiés et à la montée en puissance du parti révolutionnaire, son objectif est de maintenir le cap de la construction d'un parlementarisme et de la réforme sans guerre civile. Contrairement à la réputation qui lui fut faite après 1792 (le roi faible et vélléitaire) Louis XVI est une force de la nature, un très grand cavalier, un homme qui ne perd jamais de vue son objectif. Ce que l'historiographie la plus sérieuse nous dit, c'est qu'en juillet 1792, Louis XVI avait gagné son pari: quelques centaines de pétitions affluaient vers l'Assemblée félicitant "le roi d'avoir préservé la Constitution au péril de sa vie" le 20 juin 1792, lorsqu'il avait tenu tête pendant plusieurs heures aux émeutiers voulant le faire renoncer à son droit de veto. Robespierre, à l'issue du 20 juin 1792, constatant le renforcement de la position du roi, envisage de gagner Marseille en attendant des jours meilleurs. Le manifeste de Brunswick fait s'effondrer une victoire politique durement acquise. On sait aujourd'hui qu'il a été publié par les émigrés (avec l'appui des frères du roi, les futurs Louis XVIII et Charles X) contre la volonté de Louis XVI. 

La droite ne s'est jamais remise de cette trahison envers le souverain qu'elle était censée défendre parce qu'elle n'a jamais tiré les leçons de cet immense ratage: l'incapacité à créer en France une monarchie parlementaire appuyée sur une forte décentralisation et une ambition scientifique et industrielle. Le XIXe siècle n' a pas vu l'émergence d'un équivalent du parti "Tory" (conservateur britannique) dont toute l'identité, aux XVIIe et XVIIIe siècles, s'est forgée sur la fidélité à la mémoire de Charles Ier (le roi renversé par la première révolution anglaise) et la nostalgie des Stuart. Ce qui ne l'a pas empêché d'évoluer, au contraire. Il y a bien un grand "Tory" de l'histoire de France, c'est de Gaulle, monarchiste de regret et qui, sans que ce soit un paradoxe, enracine enfin la République dans l'ensemble de la population. Mais le parti qu'il avait créé abandonne pratiquement dès son départ le conservatisme et se rallie au libéralisme. 

Répétant la trahison de 1792, la "droite sans tête" (je préfère cette expression à "la droite la plus bête du monde") n'a eu de cesse mettre à de Gaulle des bâtons dans les roues après son élection au suffrage universel en 1965. C'est d'abord le refus de la politique étrangère indépendante du Général. La droite est souvent atteinte du "syndrome de Brunswick" - l'appel aux puissances étrangères pour guider la politique de la France - éventuellement la mettre sous tutelle et de ce point de vue, Vichy représente le pire de la droite. En dénonçant la mauvaise gestion du dollar, en sortant du commandement intégré de l'Otan, en dénonçant la guerre du Vietnam, de Gaulle insupporte de plus en plus une droite au fond d'elle-même atlantiste et européiste. Pompidou est profondément choqué, par exemple, par le "Vive le Québec libre!"  prononcé à Montréal en juillet 1967. Puis vient 1968: fin mai, le même Pompidou tente d'organiser une déclaration de "vacance du pouvoir" qui n'échoue que du fait du refus de Giscard d'entrer dans la combine; Mais le même Giscard lâche de Gaulle un an plus tard en refusant de voter oui au référendum sur la décentralisation. Et, comme nous le disions à l'instant, les décennies qui suivent ont été celles de l'abandon du gaullisme au profit du giscardisme (bientôt sans Giscard, trahi lui-même par les siens en 1981). 

Eric DeschavannePour les réactionnaires, l'erreur est structurelle, si je puis dire. Non seulement parce que le mouvement de l'histoire est irréversible, mais parce que les grandes mutations historiques obéissent à des déterminismes et à des logiques qui échappent à la volonté des acteurs politiques. C'est la grande leçon de ces immenses penseurs que furent Marx et Tocqueville, qui ont dévoilé l'un le moteur économique, l'autre le moteur culturel de l'histoire des sociétés modernes. La pensée réactionnaire est un bon filon littéraire, mais elle n'a pas de débouché politique. Vous pouvez, par exemple, être nostalgique de la France paysanne, du mode de vie rural, avec l'église au centre du village, mais cette nostalgie ne peut se traduire dans un programme politique. Réactionnaires et révolutionnaires sont dans l'illusion quand ils imaginent pouvoir, au moyen de l'action politique, transformer la société en vue de la modeler sur leurs fantasmes. Pour tenter de réaliser l'impossible, il faut, on le sait, rien moins qu'un pouvoir totalitaire.

S'agissant des conservateurs, le problème est différent, mais analogue. Le conservateur  vit avec son temps : c'est un réaliste inquiet, soucieux de résister au bougisme ambiant pour conserver la stabilité nécessaire au progrès. Il consent au changement historique tout en s'efforçant de sauvegarder ce qui doit l'être. Il est le garant d'une permanence au milieu des changements. De même que le réformateur progressiste doit prendre la mesure des changements que la société est disposée à accepter, le conservateur doit se garder de vouloir conserver ce dont elle ne veut plus. Dans un cas comme dans l'autre, l'erreur politique réside dans le déni de réalité. Petite remarque au passage : le "gramscisme" dont on nous rebat les oreilles - cette prétention des idéologues à opérer la conquête culturelle des masses qui doit paraît-il précéder les victoires politiques – est une pure sottise. Aucun intellectuel n'est en mesure, particulièrement à l'ère de la démultiplication des expressions médiatiques, d'influer sur l'évolution des moeurs et des opinions. Dans le meilleur des cas, le penseur saisit le sens des évolutions en cours pour éclairer l'action politique, ce qui signifie presque toujours alerter sur les erreurs à éviter, les erreurs dues à une vision fausse de la réalité telle qu'elle est ou telle qu'elle advient.

Les grandes erreurs historiques de la droite (d'une partie de la droite) sont liées au refus d'intégrer le sens de l'Histoire, y compris sur le plan idéologique : l'hostilité à la République, jusqu'au désastre de la collaboration et de "la Révolution nationale", l'attachement à l'impérialisme, jusqu'au désastre de la guerre d'Algérie. Mais il convient également de souligner les réussites de la droite qui, depuis plus d'un demi-siècle, sont à la fois idéologiques, électorales et politiques. Les trois piliers de cette réussite ont été la démocratie chrétienne, le gaullisme et le libéralisme. L'identité catholique constitue, pour la droite, un socle sociologique et idéologique. Après la réconciliation de l'Église avec la démocratie et avant l'essor de l'individualisme, qui dans le sillage de Mai 68, a contribué à réduire l'ancrage social de la morale catholique, la droite incarnait l'épicentre identaire et le pôle de stabilité moral de la société française. Le gaullisme procède du nationalisme, lui-même produit idéologique d'une synthèse entre le culte de l'autorité propre à la pensée réactionnaire et l'idée révolutionnaire de nation (la communauté des égaux). Le gaullisme parachève cette synthèse en prônant à l'extérieur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (abandon de l'impérialisme et non-alignement) et en donnant à la France une Constitution qui associe les principes républicains et la personnification du pouvoir. Le libéralisme enfin, est rarement revendiqué et affiché au plan politique (Giscard est le seul exemple) mais il peut être associé au plan intellectuel à la figure de Raymond Aron, qui fut longtemps le plus illustre des intellectuels de droite, jugé "réactionnaire" par la gauche simplement parce qu'il était libéral et anti-communiste. Raymond Aron n'avait en fait aucun lien avec la pensée réactionnaire et le nationalisme : venu du kantisme, c'est-à-dire du républicanisme universitaire, il s'est fait le défenseur du monde libre durant la Guerre froide et d'un libéralisme économique tempéré au nom de l'efficacité. Pro-américain et partisan de la construction européenne, il représente bien la cohérence de cette droite libérale séparée de la gauche principalement en raison du surmoi anticapitaliste qui régentait celle-ci.

Le succès de François Fillon lors des primaires de la droite provient sans doute du fait qu'il fut le candidat qui est le mieux parvenu à concilier ces trois droites. Une telle synthèse suffit-elle aujourd'hui pour permettre à la droite de conquérir l'opinion ? C'est la question que l'échec de Fillon – dont on ne sait s'il faut l'imputer à son projet ou aux circonstances adverses particulières auxquelles il a dû faire face  –  laisse en suspens. Force est de constater que la donne a changé : sur le plan moral et sociétal, nous sommes entrés dans le monde post-chrétien; le caractère quasi-irréversible de l'engagement européen de la France, du fait de la création de la zone euro, frappe le souverainisme d'inspiration gaulliste de discrédit au sein des partis de gouvernement; la mondialisation a imposé un libéralisme économique qui, à l'inverse de celui que préconisait Raymond Aron, conduit à la déindustrialisation, au déclassment des classes moyennes, et fait apparaître les programmes de mise à niveau du pays comme anti-sociaux. La base sociologique de la droite est constituée d'une population de "seniors", qu'on peut voir comme les dépositaires de la sagesse politique  – les "sénateurs" de la République en quelque sorte  –, mais qui témoigne du fait que les formules idéologiques de la droite ne séduisent plus guère ceux qui sont entrés dans l'âge adulte après les années 1970. Cela n'est à l'évidence pas un gage de succès pour l'avenir, et pose la pose la question de la nécessité d'un nouveau logiciel idéologique.

Dans l'hypothèse d'un départ des "lemairistes" ou autres "juppéistes" chez Emmanuel Macron, quelle ligne politique pourrait émerger de cette forme de "libération de la pensée de droite" ?

Edouard Husson : Il faut d'abord sortir de cette spirale infernale où nous n'avons le choix qu'entre une "droite d'en haut" qui ne sait pas très bien ce qui la différencie d'Emmanuel Macron (de fait, il n'y aujourd'hui plus beaucoup de différence comme le montre le comportement d'un Bruno Le Maire) et une droite populiste qui se complait dans l'auto-exclusion permanente. Face à une droite établie qui néglige de plus en plus les classes populaires, certains ont cru que pour toucher le coeur du peuple, il fallait être violent et flatter la xénophobie. Ce faisant, l'électorat populaire a été enfermé dans une impasse. C'est à la droite établie, en s'inspirant notamment de l'exemple de Theresa May, de construire une doctrine et un programme d'action qui puisse réconcilier "la droite d'en haut" et la "droite d'en bas". Souvenons-nous de la refondation du parti Tory par Benjamain Disraeli, Premier ministre britannique dans les années 1870, pour réconcilier ce qu'il appelait "les deux nations". Disraeli, à l'époque, n'avait pas eu peur, par exemple, de prôner et mettre en oeuvre des mesures protectionnistes.  Au-delà de la question de l'équilibre des relations commerciales, l'élection présidentielle de 2022 se gagnera sur le thème de la protection de la société française. Un candidat désireux de rassembler les deux droites, celle "d'en haut" et celle "d'en bas", devra convaincre qu'il est le meilleur protecteur de la nation.  L'enjeu de la protection contre les crises de l'euro, celui de la souveraineté numérique  et, bien entendu, la lutte contre le terrorisme, la renégociation de Schengen sont des enjeux aussi importants que celui de la protection commerciale. 

Si la droite, pour se renouveler, fait appel au meilleur de sa tradition, elle devra avoir, au-delà de l'enjeu de protection, une vision de l'avenir, une ambition pour le pays. Le défi qui se pose est celui de l'insertion définitive de la France dans la troisième révolution industrielle. La nouvelle génération d'industries nées de la révolution numérique est une chance pour le pays. D'abord parce que le numérique rend possible la relocalisation de l'emploi; ensuite, parce que la nouvelle révolution industrielle sollicite beaucoup la créativité et que les meilleurs aspects du système éducatif français peuvent y être mobilisés. Cependant, ne nous faisons pas d'illusion: mettre la France à niveau en matière éducative demandera un effort massif, ne serait-ce que d'investissement. Il ne s'agira d'ailleurs pas seulement de l'école mais de l'université ; la France a le potentiel d'être à la pointe de la recherche mondiale en ingénierie systémique, en science des données, en robotique, en intelligence artificielle. Là aussi, il faudra investir massivement. Le caractère stratégique de l'investissement dans l'université a été bien vu et mis en oeuvre par la période Sarkozy. Mais il faudra aller beaucoup plus loin pour être à la hauteur des enjeux de la transformation digitale. 

Protection et retour à une grande politique industrielle appuyée sur un investissement massif dans la formation et la recherche: on voit se dessiner les contours de ce que pourrait être un conservatisme à la française. Il ne manque....qu'un Disraeli français. 

Eric DeschavanneLa victoire d'Emmanuel Macron pose un défi à la droite : soit elle parviendra à définir une ligne de clivage claire et cohérente qui la distingue à la fois du macronisme et du FN, soit elle sera dévorée par les deux bouts, comme le PS a été dépecé par Mélenchon et par Macron. Dans l'immédiat, elle peut encore espérer une victoire aux législatives ou compter sur les déboires qui accompagneront inévitablement les premiers pas du nouveau président. Si, toutefois, Macron parvient à constituer un puissant pôle social-libéral sur les décombres du PS tout en prenant le leadership d'une coalition unissant le centre-gauche et le centre-droit, la difficulté sera d'apparaître comme une force d'opposition crédible. On voit déjà poindre le problème avec la réécriture du programme pour les législatives : on comprend la nécessité d'user d'expédients démagogiques en promettant, par exemple, des baisses d'impôts aux classes moyennes, mais il faut désormais une loupe pour faire la différence avec le projet de Macron, ce qui constitue plutôt un facteur de démobilisation. La droite va devoir non seulement résister à l'OPA du nouveau président  lequel ambitionne de fédérer la "troisième force" afin de n'avoir d'autre opposition que le populisme – mais aussi justifier dans la durée son existence comme force d'alternance, ce qui suppose ou bien de découvrir en son sein un leader charismatique, ou bien de concevoir un projet dont le caractère alternatif ne repose pas exclusivement sur quelques divergences technocratiques.

La mort du PS et l'avènement d'une force social-libérale prive la droite de l'exercice du monopole du libéralisme économique (d'autant qu'elle n'a elle-même jamais été franchement libérale). Tant qu'il n'y aura pas de crise majeure de la zone euro conduisant à son éclatement, il demeurera impossible d'être crédible en adoptant une ligne souverainiste et anti-européenne. La morale catholique ne rencontrant plus l'assentiment d'une majorité de Français, une ligne fondée exclusivement sur la résistance aux réformes sociétales est vouée à l'échec. Je ne vois guère que la question identitaire pour alimenter durablement un fort clivage gauche/droite. Sur les questions économiques et sociales, comme sur le régalien, il y aura de nombreuses divergences, mais elles porteront sur des points de méthode, et dépendront du jugement porté sur l'efficacité des politiques conduites.

La question identitaire – mal nommée, du reste, dans la mesure où elle se résume en fait au problème des conditions d'acclimatation de l'islam en France – devrait en revanche constituer une pomme de discorde idéologique dans les années à venir, comme elle l'a été depuis la première polémique sur le voile islamique à la fin des années 1880.  La gauche incline au multiculturalisme – y compris Macron, en dépit de ses dénégations. On peut observer, avec l'échec de Chevènement d'abord puis, dernièrement, celui de Valls, que la référence au modèle républicain français a été abandonné par la gauche (la gauche politique, s'entend, cela ne vaut pas encore tout à fait pour les intellectuels). Nicolas Sarkozy, à cet égard, a eu du flair en rebaptisant le parti "Les Républicains", en dépit du caractère contestable de ce choix sur le plan des principes. L'idéologie de République en marche devrait être celle de la gauche américaine, un mixte de libéralisme économique et de culte de la diversité. Face à la montée du communautarisme résultant de l'essor du salafisme et de l'action des Frères musulmans, je serai surpris de voir Macron rompre avec les orientations du hollandisme, à savoir le déni comme moyen du consensus, la défense d'une conception libérale de la laïcité et le clientélisme électoral.

La problématique identitaire est toutefois d'un maniement délicat. L'identité nationale est une fausse piste : le France est la fille ainée de l'Église et le pays de la Révolution des droits de l'homme; le pays du conflit entre le catholicisme et le rationalisme irreligieux, de l'Église et de la République. On le voit à travers les contradictions du FN, l'exploitation politique du thème de l'identité nationale hésite et oscille entre catholicisme identitaire et laïcisme obtus -  entre la ligne de Sens commun et celle de Riposte laïque en quelque sorte. Or, l'identité française qu'il faut défendre pour promouvoir un modèle assimilationniste, c'est l'identité républicaine, ce qui implique une fidélité scrupuleuse aux principes républicains, y compris dans leur dimension libérale. Pour construire un positionnement ferme, équilibré et crédible, la droite va cependant devoir balayer devant sa porte : il lui faudra éviter les errements de Nicolas Sarkozy, première version (laïcité positive et coopération avec les Frères musulmans) et deuxième version (l'identité nationale, le projet d'interdiction du voile à l'université). Il faudra également, pour être cohérent, mettre un terme au clientélisme au niveau local. La voie à suivre est celle tracée par François Fillon : poser explicitement le problème, construire un diagnostic précis et nuancé, éviter de verser dans l'islamophobie en cherchant des alliés parmi les musulmans, déterminer les crans d'arrêt politique et juridiques à l'expansion du communautarise musulman sans trahir les principes républicains. Il y a là pour la droite une tache historique, qui exige lucidité et courage. L'heure n'est pas à la facilité : entre le populisme et le multiculturalisme, qui vont attiser les clivages identitaires, la droite, par son histoire, a vocation à défendre la cohésion nationale. Elle a donc une responsabilité et une raison d'être qu'elle peut faire valoir sans attendre les erreurs des forces politiques adverses.

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