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El-Khomri, sortie de crise en vue  : petit état des lieux des inégalités "public/privé" après les nombreux "cadeaux" accordés par le gouvernement aux syndicats
©Flickr

Éternel duel

Les différentes négociations menées ces derniers jours par le gouvernement ont amené ce dernier à faire de véritables cadeaux aussi bien aux aiguilleurs du ciel qu'à la SCNF. Relevant d'un certain clientélisme, ceux-ci participent également à l'accroissement des inégalités entre salariés du public et du privé, ces derniers apparaissant comme les grands oubliés des mouvements sociaux des dernières semaines.

Vincent Touzé

Vincent Touzé

Vincent Touzé est économiste senior au département des études de l'OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques).

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Sandrine Gorreri

Sandrine Gorreri

Sandrine Gorreri est directrice de la Rédaction du mensuel de la Fondation iFRAP, Société Civile.

Ses domaines de compétences sont la création d'entreprises et d'emploi, les retraites et les politiques du logement.

Sandrine Gorreri vient de signer avec Philippe François une étude pour la Fondation iFRAP : Logement, programme pour un quinquennat (mai 2012).

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Atlanticon : Levée du préavis de grève chez les aiguilleurs du ciel, éventualité d'un arrêt du mouvement social à la SNCF, etc. : il se pourrait qu'on s'achemine vers une sortie de crise. Mais à quel prix s'est faite cette opération ? Quels concessions ont été faites à chacun des acteurs de la contestation ?

Sandrine Gorreri :La fin de la grève chez les aiguilleurs du ciel a été obtenue grâce à l’accord signé par deux syndicats (SNCTA et UNSA) avec le secrétaire d’Etat aux transports qui prévoit un maintien des effectifs et des compensations financières chez les aiguilleurs qui sont amenés à travailler davantage en raison d’une hausse du trafic. A la SNCF, le secrétaire d’Etat aux transports a également négocié avec les syndicats court-circuitant la direction de la SNCF pour parvenir à un accord avec au moins deux syndicats, (CFDT et UNSA) , la CGT ne s’est pas encore prononcée et Sud étant toujours opposé aux propositions. A la SNCF ce sont essentiellement des concessions sur le temps et les rythmes de travail repos compensateur, travail de nuit, 35 heures, …) qui ont été faites. Ces éléments étaient à nouveau sur la table dans le cadre de la discussion prévue pour préparer l’ouverture à la concurrence. L’autre point en suspens c’est la reprise de dette qui pèse sur l’opérateur historique (45 milliards d’euros) par l’Etat.

Vincent Touzé:  Les dirigeants publics semblent avoir cédé aux pressions de professions à forte capacité de blocage. Pour simplifier dans le cas de la SNCF, il s'agit de ne pas remettre en question le statut des roulants : la règle du 19/6 (NB : selon cette règle, le personnel roulant ne peut pas finir son service après 19 heures si son congé hebdomadaire débute le lendemain, et ne peut reprendre ensuite son travail avant 6h le lendemain matin) que la SNCF souhaitait revoir afin d'augmenter la durée du temps de travail du personnel roulant ne le sera pas. Dans le cas des aiguilleurs du ciel, une hausse des salaires de l'ordre de 5,6% est prévue. 

Temps de travail, salaires, etc.  : dans quelle mesure les concessions faites par le gouvernement ces derniers jours risquent-elles d'accroître encore davantage les inégalités déjà existantes entre salariés du public et du privé ?

Sandrine Gorreri :Dans les deux cas – cheminots, aiguilleurs – les conditions de travail sont avantageuses par rapport au droit commun. Les aiguilleurs du ciel ont été pointés du doigt avec leur système de clearance, aménagement très favorable du temps de travail, leurs salaires et retraites élevés. Pour les cheminots, les choses sont encore plus évidentes puisqu’ils sont en concurrence avec des opérateurs privé. Résultat : des écarts de productivité de 20 à 30%. Or dans les deux cas, les inégalités avec le secteur privé vont se creuser un peu plus, sanctuarisant leur statut à part par rapport aux salariés de droit privé.

Vincent Touzé :En remarque préliminaire, je dirai qu'il est dommage de constamment opposer secteur public et secteur privé dans la mesure où cette opposition nuit à la cohésion sociale.

Dans les cas de la SNCF et des aiguilleurs du ciel, nous sommes face à deux secteurs - en plus de leur forte capacité de blocage particulièrement préjudicable à quelques jours à peine du début de l'Euro 2016 - qui font face à un risque de faillite très faible puisque l'une est une entreprise publique financée par l'Etat, et l'autre une administration. De ce fait, le pouvoir de négociation n'est pas le même suivant que l'on travaille dans le secteur privé ou public. Il convient de s'interroger sur la nécessité de réforme de ces secteurs en vue d'assurer un service minimum, comme cela a pu être fait pour les transports en commun, et réduire ainsi leur pouvoir de négociation très important en l'état. 

Malgré ma remarque préliminaire, on ne peut pas nier que le secteur public et le secteur privé ne fonctionnent pas de la même manière. Le secteur public offre la garantie d'un emploi et d'une carrière "à vie". Dans le privé, on peut toutefois constater, parfois, des rémunérations plus importantes que dans le public compte tenu du caractère porteur de certains secteurs. La comparaison est importante bien que délicate dans la mesure où il ne s'agit pas des mêmes métiers. De même, pour ce qui est de la comparaison des salaires, il faut prendre en compte les cotisations retraite, certains avantages en la matière faisant que l'on peut être rémunéré de manière plus conséquente sur l'ensemble de sa durée de vie. Dans un environnement compétitif, le fonctionnement du secteur privé pourrait servir de référence au secteur public en matière de rémunération justement, le secteur public n'étant pas soumis à la concurrence. 

Concéder de tels cadeaux à ces professions publiques est dommageable pour la cohésion sociale et accroient les ingéalités entre salariés du public et du privé, d'autant plus que ces derniers sont soumis à davantage d'aléas professionnels. 

Il y a une question sous-jacente à celle posée initialement, c'est de savoir si l'Etat a les moyens de mener cette politique salariale. Dans le cas des aiguilleurs du ciel, la hausse ne représente pas grand chose par rapport à l'ensemble du secteur aérien. En revanche, dans le cas de la SNCF, les concessions sont beaucoup plus importantes alors que la situation des finances de l'Etat n'est pas très brillante. On pourrait aussi questionner la revalorisation du salaire des enseigants. Pour quelles raisons l'Etat dépense-t-il plus ? En quoi cela va-t-il améliorer la situation économique du pays ? C'est une véritable question à se poser face à de telles mesures. Néanmoins, pour que l'Etat fonctionne bien, il faut qu'il dispose d'un service public performant ; et cela passe par une juste valorisation des salaires, qui peut parfois s'accompagner d'une augmentation. Il y doit y avoir un équilibre entre la hausse des salaires dans le public et le fonctionnement de l'économie.

Les concessions faites par le gouvernement répondent-elles vraiment aux difficultés auxquelles font face les secteurs ferroviaire et aérien par exemple ? 

Vincent TouzéIl faut rappeler que les aiguilleurs du ciel français sont parmi les mieux payés d'Europe déjà, d'autant plus qu'ils sont en situation de monopole d'Etat. 

La SNCF, elle, fait face à des difficultés, notamment sur le plan de la concurrence avec les autres pays européens. Cette concurrence du transport ferrovier en Europe permettrait de révéler les véritables coûts de production et la qualité du service à coût donné. Ces pratiques de concurrence remettent en cause des pratiques "à la française", ce qui inquiète les salariés. 

Sandrine Gorreri : Le secteur de l’aérien était en phase de réorganisation des implantations et des effectifs, le secteur du ferroviaire doit préparer l’ouverture à la concurrence. Les accords qui ont été signés ne répondent pas directement aux difficultés mais apportent des compensations qui se reporteront immanquablement sur l’équilibre économique du secteur. Dans le cas des aiguilleurs les avantages consentis seront payés par des redevances qui seront répercutées sur les billets et in fine sur le client. Idem pour la SNCF, où les avantages seront refacturés aux régions avec qui la SNCF signe des conventions pour l’exploitation des TER ou sur le prix des billets de train. C’est donc une fuite en avant. A la SNCF la situation est d’ores et déjà intenable avec la concurrence du covoiturage et des autocars. Quant au fret sa part de marché ne cesse de se réduire.

Depuis le début des mouvements sociaux d'opposition au projet de loi El Khomri, la CGT n'a cessé de répéter que ce combat était mené pour l'ensemble des salariés. Or, on constate que les concessions obtenues ne concernent que des professions statutaires fortement réglementées par l'Etat. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?

Sandrine Gorreri : Comme l’a dit le président de l’Union des transports publics et ferroviaires (UTP), la loi négociée pour le ferroviaire prévoit que les règles définies par ces accords ne peuvent être moins favorables que celles définies au niveau national : "la loi "El Khomri" ne modifiera pas ces dispositions et "la hiérarchie des normes" sera maintenue dans le secteur ferroviaire". Par ailleurs, les préavis de grèves déposés depuis le début dans le secteur ferroviaire concernaient officiellement l’emploi et les salaires. En ce qui concerne, la CGT cheminots on est donc là dans un abus de langage du droit de grève. Derrière l’opposition à la loi travail, on se retrouve finalement avec la défense d’intérêts catégoriels.

Vincent TouzéIl convient de considérer le taux de syndicalisation en France : celui-ci est très bas, comme le révèle la dernière note de la Direction générale du Trésor à ce propos. Selon cette note, en 2010, environ 8% de la population active est syndiquée, un chiffre divisé par 2 en l'espace de trente ans. Certains chiffres mettent en lumière la différence public/privé concernant la syndication : celle-ci est de l'ordre de 17% dans le secteur public alors que, si l'on prend les CDI à temps plein sur l'ensemble de l'économie, on est autour de 6,5%, fonction publique inclue ; ce chiffre est encore plus bas si on exclut cette dernière. La masse syndicale est donc importante dans tous les secteurs où est présent l'Etat. 

Il convient également de se demander comment ces syndicats peuvent fonctionner avec des niveaux de cotisation aussi faibles. Ceci s'explique notamment par le fait qu'une partie du salaire des représentants syndicaux est pris en charge par l'entreprise au motif de leurs activités syndicales, ce que permet le droit français. 

Le problème est que si les syndicats ne représentent que des travailleurs déjà très protégés, qui cherchent toujours à avoir toujours plus d'avantages, on exclut, dans le cadre de la négociation, le fait qu'il y a également des chômeurs qui, eux, n'ont pas accès au travail. La protection des travailleurs ne doit pas créer des rentes de situation. 

Quel risque politique ce délaissement des salariés du privé est-il susceptible de représenter, à terme ?

Vincent Touzé : Sur cette question de délaissement, encore une fois, si l'Etat dispose des ressources nécessaires au financement de sa politique salariale et que cela correspond à une vraie logique de développement et de performance de l'économie française, il n'y a pas véritablement de problème. Les pouvoirs publics doivent donc se poser la question du coût réel de leur politique salariale et quel est l'objectif économique recherché.  Les négociations ne peuvent donc pas répondre à des arbitrages de très court terme, comme cela est trop souvent le cas. Et pour cela, il faut savoir parfois ne pas céder à certaines pressions. 

Sandrine GorreriLe gouvernement a choisi de déminer un possible front syndical uni en accordant des concessions aux différents groupes professionnels montés au créneau, avec en ligne de mire la campagne présidentielle de 2017. L’exécutif a donc joué le jeu des syndicats et pratiqué la politique de la terre brûlée, rendant les réformes encore plus difficiles. Cette situation rend encore plus nécessaire une révision des règles de financement des syndicats (chèque syndical) et suppression du monopole syndical au premier tour.

Propos recuillis par Thomas Sila

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