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El Chapo ou l’ère de l’hypernarcissisme, le sien et le nôtre (avouez-le, vous avez cliqué sur un article sur Sean Penn et le narcotrafiquant mexicain)
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Starmania

C’est l’obsession pour les paillettes d’Hollywood qui a permis la capture de « El Chapo ». Le parrain de la drogue mexicain Joaquín Guzmán dit « El Chapo », alors en cavale, avait accepté en octobre dernier d’être interviewé par l’acteur américain Sean Penn pour le magazine Rolling Stone. La rencontre, facilitée par l’actrice mexicaine Kate del Castillo, était motivée par un projet de biopic sur le chef du cartel de Sinaola. Rolling Stone a diffusé l’interview au lendemain de l’arrestation de « El chapo » qui a eu lieu vendredi dernier.

Jean-Michel   Fourcade

Jean-Michel Fourcade

Jean-Michel Fourcade est docteur en psychologie clinique. Il est président de l'Association Fédérative Française des Organismes de Psychothérapie (AFFOP) et directeur de la Nouvelle Faculté Libre - NFL - Formation en psychothérapie intégrative.

il est l'auteur de plusieurs livres, dont "Les bio-scénarios, clés énergétiques du corps et de l'esprit" (2007).

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Au lieu de vouloir rester dans l’ombre, le narcotraficant le plus recherché au monde, est allé briller sous les sunlights des médias. Comment comprendre que cette quête de notoriété soit aussi exacerbée au point qu’un baron de la drogue mette en péril sa liberté pour avoir sa place à Hollywood ? 

Gilles Lipovetsky : « El Chapo » est une figure emblématique du narcissisme hyper moderne. Le mafieux a été piégé par sa propre image comme dans le vieux mythe grec de Narcisse qui tombe dans l’eau séduit par son propre reflet. Narcisse est prisonnier de l’amour de lui-même. « El Chapo » est enchainé par l’obsession de son image ce qui a causé sa perte. Il est la manifestation d’un narcissisme obsédé non seulement par lui-même mais par le regard des autres. Contrairement à Narcisse, « El Chapo » ne se suffit pas de sa propre image. Il a besoin des autres pour que son image existe. Ce narcissisme médiatisé est en réalité bien fragile. En effet, il est paradoxal de constater qu’alors même que le moi est devenu souverain, il ne se suffit pas à lui-même. Ce baron de la drogue qui devait être craint par ses troupes et ses ennemis est devenu finalement l’esclave consentant de cette société des écrans sans laquelle son désir de notoriété ne pouvait pas être assouvi. Il fallait que son image soit projetée sur un grand écran et donc vue par des millions de gens pour qu’il se sente exister. Au final, « El Chapo » est un gangster en quête de starification et il est tombé à cause d’une star. La boucle est bouclée.

Jean-Michel Fourcade: Cette recherche de la célébrité est caractéristique d’un narcissisme plus ou moins pathologique qui a toujours existé.  Que cela soit la renommée d’Alexandre Le Grand ou le Roi Soleil dans sa galerie des glaces, l’histoire nous en donne de nombreux exemples. Mais aujourd’hui, notre société est beaucoup plus tournée vers la valorisation de l’image et de l’image idéale des individus que d’autres types de valeurs. Avec le déclin de l’école, la fin du service militaire, la crise du militantisme syndical, l’explosion de la structure familiale passée du modèle patriarcale à une pluralité de formes mouvantes qui vont des familles recomposées aux familles monoparentales, nous avons perdu un certain nombre de repères sociaux structurants que nous avions dans le passé comme au XIXe siècle.  Il y a eu un affaiblissement de tous ces grand repères sociaux qui tenaient les individus et leurs donnaient les moyens de se référer à une structure sociale stable et tangible. 

Un article du Washington Post met en perspective l’arrestation de « El chapo » en expliquant que l’attrait de l’usine à rêve qu’est Hollywood est un formidable piège pour coincer les bad guys ! Le journaliste raconte comment un agent des stup, avait arrêté des anciens flics ripoux en se faisant passer pour un agent de star…Comment expliquez-vous que nous serions prêts à tout pour jouer dans un film? 

Jean-Michel Fourcade: La vie imaginaire est conservée par le système médiatique au point qu’elle est perçue comme la vie éternelle. Hier, la vie éternelle était religieuse, la mort était vaincue par la croyance dans l’au-delà. Aujourd’hui, ce sont ces images médiatiques qui durent plus que la vie biologique qui ont remplacé l’éternité religieuse. En fait l’image de l’idéal du moi persévère dans la durée plus que le moi et fait que le désir d’immortalité renforce ce désir narcissique. L’idéal peut, bien sur, être un idéal du pire comme le montre l’exemple du baron mexicain de la drogue.  

La prophétie de Andy Warhol qui annonçait qu’à « l’avenir chacun aura son quart d’heure de célébrité » s’avère exacte. Avec les multimédias, les réseaux sociaux et la télé-réalité  la société comble ce désir narcissique de notoriété mais ne le renforce-t-elle pas également ?

Jean-Michel Fourcade: Le paramètre technique, avec sa rapidité de diffusion et sa globalité, est à prendre en compte bien évidement. Dans un temps très court, chaque individu peut faire circuler son image d’un bout à l’autre de la planète. Les techniques numériques actuelles de diffusion de l’image et de l’information lui donne l’illusion d’appartenir à un monde plus vaste que sa vie individuelle. Pour passer à la télévision, les gens sont prêts à sacrifier leur liberté et même leur vie comme le montre « El Chabo » ou les terroristes islamistes aux Etats-Unis qui croient que c’est en tuant le maximum de gens qu’ils deviendront célèbres.  Mais au-delà de cette explication, il faut bien comprendre que ce narcissisme est l’aboutissement d’un grand mouvement de civilisation qui a commencé avec le siècle des Lumières avec la naissance de l’individualisme. C’est le moment de la rupture avec le système holliste,dans lequel l’individu ne compte pas car seule son appartenance au groupe social a de l’importance. Il n’a pas d’histoire propre mais tire son identité de son groupe. Au contraire, toute l’entreprise de la philosophie des Lumières a été de valoriser et protéger l’individu contre le groupe social. 

Gilles Lipovetsky : Depuis les années 50, l’hédonisme culturel lié à la société de consommation a fait tomber les barrières des traditions et des cultures de classe au bénéfice de l’instantanéité de la jouissance immédiate du présent. Dans les années 30, on disait  « le milieu » pour parler de la mafia. Et comme dans les autres milieux sociaux, les ouvriers et la bourgeoisie, la mafia fonctionnait avec ses règles et ses codes. Tous ces milieux proposaient un mode de vie distinct des uns des autres qui structuraient la vie d’un individu. Avec l’émergence de la société de consommation, du loisir, des médias, les traditions se sont délitées et ont fait refluer l’investissement, qui auparavant se greffait sur les classes sociales, sur le moi. La consommation et la communication de masse ont ainsi convergé pour faire tomber les anciens encadrements collectifs au profit du moi. Jusqu’aux années 50, les individus étaient rattachés à un englobant collectif, les métiers, la corporation, la famille, le religieux.  La société du bien être et de l’image a pulvérisé ces cadres qui faisaient naitre des identités collectives fortes. Et c’est sur cet effondrement qu’a prospéré une nouvelle figure de l’individualisme qui est un hyper individualisme synonyme de narcissisme hyper moderne. C’est parce que les anciens freins sont tombés que la vie privée est devenue suréminente et que le moi s’est mis a gonflé en prenant différentes formes dont le Selfie est l’une des formes les plus ludiques.

La notoriété est-elle devenue la norme qui permette de juger la valeur des autres et de soi-même? 

Jean-Michel Fourcade: Les valeurs, spirituelles, artistiques, intellectuelles, étaient les critères qui servaient à juger. Ces valeurs ont été remplacées par la réputation médiatique. C’est la réputation à travers l’image diffusée globalement visible par tous qui a détrôné l’évaluation par d’autres types de valeurs.  

Gilles Lipovetsky : Le désir de notoriété s’est considérablement développé à l’époque moderne avec le star système. Dans les sociétés anciennes, seule la gloire comptait  et non la célébrité. Et le héros était la figure emblématique. Le grand écrivain voulait immortaliser son image par ses oeuvres. Le chef guerrier voulait qu’on l’admire pour son courage et ses faits d’armes exemplaires. On est passé de la figure du héros à celle de la star,de la recherche de la gloire immortelle à la quête de la notoriété. Aujourd’hui l’important ce n’est pas d’être connu pour ses actes mais être connu pour être connu.

On est donc passé du « je suis, j’existe » de la métaphysique cartésienne  à « je suis vu donc j’existe » de la télé réalité...Le narcissisme est-il une pathologie de la logique individualiste ?  

Jean-Michel Fourcade: Le narcissisme est une pathologique lorsque l’individu fait passer avant tout l’image idéale de soi devant ses intérêts personnels. Depuis 50 ans, on note un basculement dans la clientèle des psychiatres et psychothérapeutes. Les névrotiques, maladie caractéristique de la culture occidentale, patriarcale et capitaliste, ont été remplacés par des « personnalités limites », celles qui fondent leur affirmation de soi sur l’idéal du moi. Aujourd’hui, on trouve beaucoup moins de névrotiques qu’avant chez les psy. La grande majorité de leurs patients sont ces personnalités limite. Leur culte du moi exacerbé sous toutes ses formes correspond à l’éclatement de la société qui valorise cette individualisme.  On est passé de la domination du surmoi à celle de l’idéal du moi sur le moi.

Gilles Lipovetsky: Effectivement la formule cartésienne « je pense donc je suis » est un solipsisme qui n’a pas besoin des autres pour prouver son existence. Aujourd’hui l’affirmation de son identité dépend de la diffusion des images vue par le monde entier. Cet hyper narcissisme est soutenu par l’obsession de l’autre. Le selfie n’a de pertinence que si les photos prises de soi-même sont envoyées aux autres. Le selfie est selfie que si l’image de soi est communicationnelle. En fait, « El Chapo » est l’expression grossissante du phénomène du Selfie. Même si ce n’est pas lui qui se prend en photo, il partage cette même obsession de communiquer son image qui ici est poussé à son paroxysme à tel point qu’il sacrifie sa sécurité sur l’autel de la notoriété. « El Chapo » est un mafieux qui a voulu être une légende de son vivant contrairement aux gangsters du passé comme Al Capon qui se contentait de faire son trafic. C’est la logique de l’écran et la starification qui ont modifié la donne. Le star système, né avec le cinéma, s’est intensifié avec la télévision, le monde médiatique, les rocks stars et maintenant avec les réseaux sociaux; a banalisé le processus de l’image. Ce n’est donc pas innocent que cela soit une star de cinéma, Sean Penn qui est allé l’interviewé accompagné d’une starlette mexicaine. 

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