Feu vert
Droit d’auteur : comment les députés européens préparent la défaite en célébrant la victoire du court-termisme
Le Parlement européen a voté le texte provisoire de la directive droit d’auteur dans le marché unique. Une victoire contre les GAFA et pour l’indépendance du numérique en Europe.Le piège pourrait pourtant bien vite se refermer.
Guillaume Champeau
Note de la rédaction : Cet article a été publié initialement par Guillaume Champeau sur son blog personnel, à retrouver à cette adresse.
J’écris ces mots sous l’empressement avec, près de mon clavier, une tasse de café et une part de tarte à la myrtille dont je prends une bouchée entre l’écriture de deux phrases. Le Parlement européen a voté ce midi le rapport Voss, c’est-à-dire le texte provisoire de la directive droit d’auteur dans le marché unique européen. Une victoire contre les GAFA et pour l’indépendance du numérique européen, prétendent les lobbyistes du monde de la culture et de l’édition de presse, qui ont été d’une efficacité à peine croyable. Figurez-vous qu’en quelques semaines estivales, ils sont parvenus à transformer le rejet par 318 voix de la directive, en une adoption par 438 voix contre 226. Je n’avais jamais vu renversement de situation aussi spectaculaire. Pour ça, chapeau bas.
C’est un grand jour pour l’Europe, pour la création, pour une vision pragmatique et non fantasmée du numérique, contre la colonisation de l’Europe de la part d’acteurs hégémoniques. 🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺🇪🇺
— Benjamin Sauzay (@BenjaminSauzay) 12 septembre 2018
Mais l’espérance de vie d’un tel discours de célébration est à peu près aussi courte que les myrtilles de ma tartelette. Ca me navre de voir à quel point l’industrie culturelle et de la presse continuent d’avoir une vision ultra court-termiste, incapable de prévoir les coups à venir comme l’exige toute bonne partie d’échecs.Loin de combattre les GAFA, le texte (sur lequel le lobbying de ces derniers a été largement exagéré) va les renforcer d’au moins deux manières, avec l’article 11 et l’article 13.L’article 11 crée un droit voisin au profit des éditeurs de presse, qui aura pour effet d’interdire aux plateformes d’afficher des liens de partage de contenus sans payer de licence. Ca peut sembler être une bonne idée pour la rémunération des journalistes, et de fait beaucoup l’ont cru avec, je crois, sincérité. Qui ne veut pas être payé pour l’exploitation de son travail ?
The @EFJEUROPE, representing 320,000 journalists, calls on MEPs to adopt the #CopyrightDirectivehttps://t.co/fz0d1a20Rg via @efjeurope
— Ricardo Gutiérrez (@Molenews1) 12 septembre 2018
Mais le piège va vite se refermer. Mettons-nous deux secondes à la place de Google et Facebook. Croyez-vous qu’ils vont accepter de payer les éditeurs de presse pour avoir le droit de renvoyer leurs utilisateurs vers chez eux ? Ce serait d’une absurdité totale. Le texte ne va que les convaincre d’accélérer la plateformisation, c’est-à-dire l’obligation de fait pour les éditeurs de presse d’héberger directement les contenus sur les plateformes de Google, Apple et Facebook. Non seulement Google évitera de payer en arrêtant d’afficher des « snippets » de contenus de la presse en ligne, mais il demandera aux éditeurs de presse de le payer lui pour bénéficier du service d’hébergement (probablement en mettant ça sous la forme d’une commission sur les abonnements d’une sorte de kiosque illimité d’accès à la presse qui rapportera quelques clopinettes aux petits éditeurs et beaucoup plus aux très gros, qui n’auront pas besoin d’une armée de journalistes).La presse aura-t-elle un autre choix possible alors qu’elle dépend déjà très souvent du trafic apporté par ces plateformes, et que l’émergence de plateformes alternatives est tuée dans l’œuf par des coûts que beaucoup jugeront sûrement insurmontables ? … Il y a bien eu quelques sursauts chez des journalistes plus vigilants que d’autres au long terme, mais ça n’aura pas suffi face au déluge de tribunes et autres éditos alarmistes.Ensuite l’article 13. Il s’agit de l’article qui, sous un langage plus prudent en apparence, obligera les plateformes à mettre en place des outils de filtrage des contenus uploadés et partagés par les utilisateurs. Les plateformes devront en effet signer (payer) des licences avec les ayants droits pour éviter d’engager leur responsabilité lorsque leurs utilisateurs partagent du contenu sans avoir eux-mêmes l’autorisation, et devront donc être en capacité de savoir quand une telle licence est exigée ou pas.Passons sur les problèmes qu’un tel dispositif pose pour la liberté d’expression, et imaginons que les outils techniques de détection des œuvres protégées par le droit d’auteur sont d’une fiabilité et d’une performance telles qu’ils savent aussi reconnaître les parodies ou autres critiques couvertes par des exceptions légales. Qui a aujourd’hui les bases de données des œuvres à identifier ? Qui a les moyens financiers et technologiques de développer les outils de détection ? Les GAFA.Pour eux, et surtout pour Google, l’article 13 crée donc une nouvelle barrière à l’entrée pour les concurrents qui n’iront pas sur un marché dont l’équilibre économique est déjà des plus difficiles à trouver (pas pour rien qu’à part Dailymotion personne n’a vraiment cherché à concurrencer YouTube, qu’on dit être exploité à pertes par Google), et qui se trouve complexifié plus encore par l’article 13. Vous iriez, vous, vous lancer sur un marché où l’on vous dit que vous êtes pénalement responsables de la diffusion d’un contenu que vous n’avez pas choisi d’héberger et que vous n’aviez pas moyen de détecter ? L’exception créée pour les petites plateformes ne changera rien, au contraire, puisqu’elle crée une sorte d’incitation à ne surtout pas grossir. Dans le genre idiot, on fait guère mieux.Et donc, le poids de YouTube qui est déjà écrasant va croître encore. Et les mêmes ayants droits se plaindront demain, vous le verrez, de cette domination qui fait que Google exige des licences à prix cassé pour ne pas bloquer les contenus détectés. Et les mêmes iront demander au législateur d’intervenir parce que YouTube met davantage en avant les contenus américains ou asiatiques et qu’il n’y a pas de plateforme européenne pour contrebalancer.Alors mesdames et messieurs lobbyistes de l’industrie culturelle, buvez-bien vos bouteilles de champagne cet après-midi, elles sont amplement méritées vu le travail abattu et le résultat obtenu. Mais ne venez pas pleurer quand vous aurez compris pourquoi les GAFA ont laissé le résultat du vote s’inverser à ce point en quelques semaines.
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