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Double peine ? Ces études qui montrent que la pauvreté affecte les capacités de raisonnement
©Reuters

Cause à effet

Selon une enquête menée par la BBC, la pauvreté aurait une influence sur le fonctionnement du cerveau. Bien sûr, pas question de dire "plus on est pauvre, plus on est bête". L'investigation menée par la rubrique The Inquiry explique que l'impact de la précarité sur des individus est une question complexe, dont la réponse dépasse les simple problématiques de notre société, ou même la génétique.

André  Nieoullon

André Nieoullon

André Nieoullon est Professeur de Neurosciences à l'Université d'Aix-Marseille, membre de la Society for Neurosciences US et membre de la Société française des Neurosciences dont il a été le Président.

 

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Alain  Lieury

Alain Lieury

Alain Lieury était professeur émérite de Psychologie Cognitive à l’Université Rennes 2 et ancien directeur du Laboratoire de Psychologie expérimentale. Il a publié une centaine d’articles scientifiques et de vulgarisation sur la Mémoire. Il a publié une vingtaine de livres dont certains traduits en une douzaine de langues (espagnol, italien, brésilien, grec, russe…). Sa dernière publication est le Livre de la Mémoire (Dunod, 2013). Il est décédé le 1er mai 2015.

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Atlantico : Quels sont les points intéressants que cette enquête soulève?

André Nieouillon : Ce type de questionnement, aussi osé soit-il, n’est pas nouveau. Déjà en 2013 l’économiste d’Harvard S. Mullainathan associé au psychologue de Princeton E. Sharif, constatait dans un ouvrage remarqué que la pauvreté conduit à des comportements irrationnels, faisant que la précarité affecte les comportements et conduit à de mauvais choix stratégiques par rapport à des situations diverses,  y compris parmi les plus simples. Et ils démontraient à l’aide de nombreuses illustrations que ce qu’ils qualifient « d’état de manque », pour rejoindre une problématique volontairement ramenée à celle de l’addiction, conduit à une vision à très court terme et excessivement égocentrée  de gestion des situations, se traduisant par une focalisation sur des besoins immédiats, au détriment d’une réflexion plus globale où la réponse à une situation donnée hypothèque une projection à plus long terme.

Dès lors, c’est bien cet état de manque, qui dépasse le simple cadre de la pauvreté et intègre aussi chez d’autres individus des dimensions diverses, comme par exemple la gestion du temps chez certains hyperactifs ou encore des interactions sociales pour quelques individualistes tellement égocentrés. Ainsi la notion de « pauvreté » doit-elle être comprise ici au sens très large d’une situation qui dépasse le simple manque de possibilités financières pour gérer le quotidien mais intègre des dimensions psychologiques en rapport avec l’incapacité à s’accomplir faute de temps disponible, ou encore un isolement certain par déficit de relations sociales/familiales. Une problématique sociétale majeure, s’il en est une, dans un contexte où la précarité augmente, pour ne s’en tenir qu’aux aspects de pauvreté les plus évidents.

La conclusion à laquelle aboutissent économistes et psychologues, et qui parait rejoindre celle un peu caricaturale exprimée par la BBC, est bien que ces situations altèrent les capacités de jugement de façon tout à fait dramatique, ;par exemple en faisant que l’individu en situation de précarité va agir pour solliciter encore plus de crédits et donc hypothéquer encore plus la possibilité de s’en sortir, ce qui peut paraitre irrationnel.  Une forme de « cercle vicieux », qui ne résout en rien les problèmes à moyens termes, jusqu’au basculement final dans la précarité la plus absolue et la totale incapacité de rebondir par soi-même. Alors oui, il est possible de constater que la capacité de jugement et de décision d’un individu face à une situation donnée est totalement impactée dans ces circonstances, y compris lorsque l’on a affaire à une personne instruite, éduquée et parfois même précédemment parfaitement insérée dans la société. Chacun aura ainsi à l’esprit tel ou tel exemple de changement de situation familiale ou professionnelle, qui induit de façon difficilement réversible ce type de précarité. La pauvreté ne rend pas idiot mais assurément impacte la rationalité du jugement et la proposition de solutions appropriées. Dès lors, si cette situation s’adresse de surcroît à des familles chroniquement ancrées dans la précarité, on ne peut qu’imaginer le scénario du pire où ce cadre de vie hypothèque l’éducation des enfants, par exemple, et l’accès à un certain niveau de formation indispensable pour forger une personnalité à même de trouver sa place dans la société.

Pour reprendre l’analogie avec l’addiction, le manque, qui se traduit par un profond mal-être, génère une recherche effrénée, que ce soit d’argent, de temps ou de rencontres de tout type, faisant que l’esprit est uniquement centré et de façon quelque peu pathologique sur les moyens de se procurer ce qui est tellement désiré. Peu importe alors les conséquences de cette démarche puisque ce qui compte c’est uniquement de satisfaire ses besoins immédiats, sans se poser la question des conséquences sur l’avenir…

Si l'on sait que les individus issus de classes favorisées ont tendance à répéter le schéma et à mieux réussir dans la vie que ceux des classes défavorisées, peut-on réellement imaginer un rapport de causes à effets entre la richesse d'un individu et son intelligence ? 

(Entretien réalisé avec Alain Lieury le 1er avril 2015. Alain Lieury est décédé le 1er mai 2015)

Alain Lieury : Le cerveau se développe tout au long de la vie, mais il y a des phases critiques: avant 3 mois par exemple, l'essentiel de la vision se met en place, et on observe des bouleversements très importants vers l'âge de 7 ans, où un raisonnement logique peut se mettre en place.

Un changement brusque des conditions de vie peut donc modifier l'évolution du cerveau : une vieille étude américaine de Skeels reposait sur le suivi sur 20 ans d'orphelins issus d'un orphlinat très pauvre. Les enfants au QI le plus faible ont été insérés dans de bonnes écoles et placés dans des familles aisées, tandis que d'autres enfants au QI plus développé ont été laissés à l'orphelinat. 20 ans après, tandis que les premiers avaient atteint des conditions socio-économiques normales, les seconds n'avaient malheureusement pas réussi académiquement parlant et évoluaient donc dans des catégories socio-professionnelles pauvres. On peut donc penser qu'un changement même au moment de l'adolescence influe sur le développement du cerveau.

André Nieouillon : C’est la question de « l’ascenseur social » qui est posée par votre question. Par chance notre société, avec ses travers, est néanmoins à tendance égalitaire et les politiques qui ont été conduites jusqu’ici –avec leurs limites- ont toutes pour ambition de réduire les inégalités. Bien entendu la route est longue pour une société véritablement égalitaire mais il est notable que le système des bourses d’études, par exemple, constitue un vecteur de cette égalité des chances, et que chaque année grâce à ces bourses on note avec satisfaction l’accès d’étudiants d’extraction modeste à des écoles ou cursus prestigieux. Certes il y a encore trop d’enfants de cadres et insuffisamment d’enfants d’ouvriers à l’université, mais nous allons dans le bon sens ! Toutefois, il faut constater que la route est plus difficile pour ces étudiants, parce que justement le schéma d’une gestion « à court terme » de leur devenir s’inscrit de façon orthogonale dans ce qui doit être un projet de formation et de vie à long terme. Un bon exemple est de constater que dans de nombreux cas ces élèves issus des milieux défavorisés vont privilégier l’accès à des filières de formation « courtes » (BTS, DUT), plutôt que d’envisager des études longues. Par chance, les études supérieures sont organisées en France de telle manière qu’un certain nombre de ces étudiants brillants issus des filières courtes peuvent ensuite bénéficier de « passerelles » pour réintégrer des formations longues.
Difficile de se projeter dans un devenir radieux lorsque les conditions matérielles de logement ou simplement liées aux difficultés de se nourrir ou de se déplacer au quotidien, voire de se soigner correctement, prennent le pas sur toutes autres considérations de projection dans la société de demain. Mais, tout en restant vigilant, il faut se garder de tout catastrophisme et souligner les efforts fait à tous les niveaux tant par l’Etat que les collectivités, et y compris le milieu associatif si présent, pour porter ces indispensables changements. C’est notre responsabilité collective, même s’il est utopique de penser que tout ira mieux demain dans le meilleur des mondes. L’éducation est une chance et si tout le monde ne peut pas devenir manager ou professeur d’université, il n’en reste pas moins qu’il existe de nombreuses possibilités d’insertion professionnelle à partir de la formation, y compris dans des métiers dits « manuels » qu’il faut revaloriser auprès de ces étudiants et de leur famille. Alors bien entendu il n’existe heureusement aucun rapport entre la richesse et l’intelligence de l’individu ; simplement des difficultés plus grandes pour certains par rapport à d’autres d’accéder à l’éducation et à la culture et chacun qui a du lutter plus qu’un autre pour s’élever en retirera une fierté proportionnelle à ces difficultés !

S'il s’avérait que la richesse influe réellement le cerveau des humains, quels seraient les dangers d'une telle conclusion? Faut-il craindre certaines dérives éthiques au nom de la science ?

André Nieouillon : Vous avez raison de placer d’emblée votre question sous l’angle de l’éthique ! Notre société reste encore trop inégale en dépit de ce que je soulignais ci-dessus mais l’éducation et la culture permettent assurément d’éviter les écueils –au moins jusqu’à un certain point !- de ces comportements inadaptés face à des situations induites par des manques, au premier chef dans le contexte de la précarité. Le fait d’accéder à ces formations permet par exemple de maîtriser à minima ces outils devenus indispensables que sont l’utilisation du numérique, au premier rang desquels internet, ne serait-ce que pour déposer une demande d’aide ou de formation, ou encore de demande d’emploi ou de bénéficier des aides mises en place pour aider ces personnes. C’est un bon exemple dans une société en pleine mutation. L’accès à ces dispositifs d’ordre tellement banal pour la plupart des personnes représente encore un obstacle infranchissable pour de trop nombreux de nos concitoyens et nos administrations sont de ce point de vue trop en avance ( !), en occultant ce fait de l’accessibilité à ces outils. La société du numérique est en marche. Mais elle reste encore profondément inégalitaire, assurément ! Que la précarité induise des comportements que l’on pourra dès lors juger irrationnels (quelle référence et de quel droit ?) est un constat trop facile à formuler. Notre responsabilité collective et politique est dès lors d’apporter une réponse sociétale à ces individus jugés « déviants » et il sera alors facile de constater que replacés dans la société, ces individus n’ont plus rien de « déviants ».

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