Disney, Pépé le Putois, Astérix, Lucky Luke, Tintin… : les ravages du nettoyage de la culture populaire par la cancel culture <!-- --> | Atlantico.fr
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Un enfant s'apprête à lire un album d'Astérix. De nombreuses oeuvres pour les enfants sont ciblées par la cancel culture comme Tintin ou Lucky Luke au Canada et aux Etats-Unis.
Un enfant s'apprête à lire un album d'Astérix. De nombreuses oeuvres pour les enfants sont ciblées par la cancel culture comme Tintin ou Lucky Luke au Canada et aux Etats-Unis.
©BERTRAND GUAY / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Jourde publie "La Tyrannie vertueuse" aux éditions du Cherche Midi. Les citoyens eux-mêmes, dans les sociétés démocratiques, organisent leur asservissement. Nul besoin de Big Brother : il y a Facebook, où les individus se dévoilent et se surveillent. Bienvenue dans un monde à l'envers où la culture de la surveillance universelle se substitue à la culture tout court. Extrait 1/2.

Pierre Jourde

Pierre Jourde

Écrivain, universitaire et critique, Pierre Jourde est connu pour ses pamphlets littéraires, notamment La Littérature sans estomac (2002). Il a également signé plusieurs romans et récits aux éditions Gallimard, comme Le Maréchal absolu (2012), La Première Pierre (2013) et Le Voyage du canapé-lit (2019).

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La culture populaire et enfantine est la première visée, à la fois parce qu’il faut éduquer les petits à une culture où rien ne dépasse, où rien ne dérange, et parce que les nouveaux censeurs sont souvent incultes. Pépé le putois ne peut plus être vu dans les dessins animés Looney Tunes, pour un épisode où il drague très lourdement une petite chatte. Anne-Sophie Coppin, dessinatrice française et déléguée générale de la fondation Panthéon-Sorbonne, considère que Pépé a « des comportements inadaptés» (c’est le moins qu’on puisse dire), et, sans être favorable à l’interdiction, aimerait qu’on le fasse évoluer dans le bon sens. Bref, il importe de rééduquer les personnages de bande dessinée.

Tout cela est dit avec un imperturbable sérieux, celui des bourgeois louis-philippards sentencieux, sans voir l’évidence : précisément, Pépé est le dragueur caricaturé dans son comportement typique, il est répugnant, mais il l’ignore et se croit irrésistible. Ce qui est sans doute la meilleure manière de ridiculiser ce type de comportement auprès des enfants. Mais ces sinistres donneurs de leçons ignorent tout de l’humour et du second degré. Ils préfèrent les pensums éducatifs. M. Prudhomme est de retour.

Il faut l’autorisation des parents pour voir sur Disney+ Les Aristochats, film «raciste». D’après Disney, ce programme « fautif » « comprend des descriptions négatives et/ou des mauvais traitements de certains peuples ou cultures ». Il s’agit du chat siamois qui joue du piano avec des baguettes! Quant à Dumbo, les corbeaux seraient, paraît-il, une caricature des Noirs. Si le message n’est pas assez choquant, il faut aller dénicher du racisme ou de la misogynie dans tout ce qui peut se prêter à une interprétation symbolique, même la plus hasardeuse.

Blanche-Neige, La Belle au bois dormant subissent la même inquisition, au motif que le baiser du Prince charmant est donné sans consentement. Voilà donc une représentation sexiste susceptible de donner de mauvaises idées aux enfants.

Il faut d’abord préciser que c’est chez Disney qu’il y a baiser. Chez Perrault et chez les frères Grimm, nulle trace. Dans une version plus ancienne de La Belle au bois dormant, en revanche, celle de Perceforest, la princesse est violée dans son sommeil. Mais l’acte est décrit comme l’accomplissement d’une pulsion contraire à l’idéal chevaleresque, donc pas du tout donné comme modèle. Le personnage masculin est en proie à un conflit entre désir et valeurs. Les contes ne proposent pas des modèles de comportement, mais des situations de conflits existentiels.

Mais c’est surtout commettre un contresens complet sur ce qu’est un conte populaire. La Belle au bois dormant est une variation sur un modèle de conte très ancien, qui a comme tous les contes une valeur initiatique, et fonctionne de manière symbolique. Y chercher une représentation réaliste des rapports humains est absurde. Moraliser les contes, c’est les vider de toute signification. Ils n’épargnent pas aux enfants les cruautés, les équivoques, les inquiétudes, et c’est là leur fonction. Ils les y préparent en douceur. Éloigner les enfants de ces représentations symboliques, c’est les condamner à une vision fausse, édulcorée du réel, avec toutes les lourdes conséquences psychologiques que cela peut avoir.

On va jusqu’à l’autodafé : au Canada, une commission scolaire a fait retirer des bibliothèques et brûler des milliers de livres, dont des Lucky Luke, des Astérix, des Tintin. Brûler des livres en place publique pour des raisons raciales, voilà qui rappelle de mauvais souvenirs. Certes, en un sens, c’est l’inverse de ce qui se passait dans l’Allemagne nazie: ce sont les peuples colonisés, massacrés, qui refusent l’image que l’on donne d’eux.

Reste que s’en prendre à la culture est toujours mauvais signe. Sans conteste, certaines représentations sont stupides, vexatoires, stéréotypées. Le problème est que si l’on commence à détruire ou à interdire plutôt que d’analyser et de critiquer, on ne sait pas pourquoi on s’arrêterait. Aucune culture n’est exempte, jusqu’à nos jours, de visions violentes, négatives ou stéréotypées de l’autre, et la culture occidentale n’a pas le monopole de ces représentations, bien au contraire. C’est même la première qui ait tenté sérieusement de penser l’autre et d’adopter son point de vue, notamment dans le courant philosophique du XVIIIe  siècle. Si on brûle un Lucky Luke, il n’y a aucune raison sérieuse de ne pas brûler la bibliothèque universelle. Et c’est bien l’indifférence à ces problèmes, c’est l’agression contre la culture, c’est la volonté de supprimer le passé qui signe l’esprit totalitaire. La censure est toujours un mépris de l’intelligence. Elle ne croit pas que les gens puissent juger par eux-mêmes, elle leur en retire donc la possibilité. C’est une infantilisation, qui est cohérente avec le repli identitaire et son discours doloriste, variante des pleurnicheries de l’enfant geignard.

Extrait du livre de Pierre Jourde, "La Tyrannie vertueuse", publié aux éditions du Cherche Midi

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