Deuil global pour planète divisée : les ressorts d’un paradoxe qui dépasse de très loin nos simples émotions<!-- --> | Atlantico.fr
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La mort de la reine Elizabeth II a suscité une vague d'émotions à travers la planète.
La mort de la reine Elizabeth II a suscité une vague d'émotions à travers la planète.
©AFP

Géopolitique des émotions

La mondialisation nous exaspère souvent par ses impacts économiques déséquilibrés, l’uniformisation des cultures et des comportements nous angoisse autant qu’elle nous rassemble et pourtant l’émotion ressentie à la mort d’Elizabeth II -jusqu’à Vladimir Poutine- nous montre que les habitants de la planète sont à la fois plus proches et plus divisés que jamais. Quelles conclusions politiques en tirer pour le 21e siècle ?

Dominique Moïsi

Dominique Moïsi

Dominique Moïsi est membre fondateur de l’IFRI (Institut Français des Relation Internationales), et auteur de La Géopolitique de l’Emotion et dernièrement de La Géopolitique des Séries ou le triomphe de la peur.

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Atlantico : Vous êtes l’auteur de « La Géopolitique de l'émotion ». A l’heure où le décès d’Elizabeth II suscite une émotion unanime à travers le monde entier, peut-on dire qu’il y a une mondialisation et une uniformisation de l’émotion ?

Dominique Moïsi : Il y a effectivement une mondialisation de l’émotion mais pour l’uniformisation, cela est plus nuancé. Pour un certain nombre de commentateurs britanniques, l’explosion d’émotions suscitées par la mort de la Reine d’Angleterre ne peut être comparée qu’à ce qui s’est passé 25 ans plus tôt avec la mort de la princesse Diana. Les mêmes expressions sont d’ailleurs utilisées. A l’époque on parlait de « la princesse des cœurs ». Aujourd’hui, on évoque le souvenir de la « reine des cœurs ». Dans les deux cas, ce sont des personnalités qui ne pourraient être plus différentes et qui sont mortes à des âges totalement différents. Mais, l’une comme l’autre, elles sont devenues des icônes. A titre de comparaison, il était frappant de voir en début de semaine que la nomination Liz Truss, qui a succédé à Boris Johnson au poste de Premier ministre au Royaume-Uni, n’intéressait personne en France. Les commentaires dans les journaux télévisés étaient très succincts et en fin de journal. Lorsque la Reine Elizabeth II est morte jeudi, France 2 a consacré la soirée entière pour un hommage spécial à l’occasion de la mort d’Elizabeth.

La Reine représentait le pouvoir symbolique. Alors que le Premier ministre symbolise le pouvoir réel. Une étape a été franchie. Nous sommes entrés dans l’ère de la suprématie du symbole sur la réalité avec la mort d’Elizabeth II.

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Son décès a suscité une émotion européenne partagée en Occident et dans les pays anglo-saxons et du Common Wealth. Mais dans de nombreux pays du Sud, qui n’ont jamais été membres du Common Wealth, cette si grande émotion n’est pas aussi partagée.

Dans les pays qui ont fait partie du Common Wealth, il peut y avoir des émotions mitigées à l’égard du passé et d’un passé colonial qui n’a pas toujours été facile. L’uniformisation n’est donc pas parfaitement homogène.

Le Liban, le Brésil ont décrété des jours de deuil national en l’honneur de la Reine Elizabeth II. Vladimir Poutine a présenté ses condoléances, qu’est-ce qui peut expliquer cette forme de deuil global dans un monde pourtant divisé ? 

La Reine incarnait la continuité dans un monde en plein changement. Elizabeth II représentait un roc de stabilité, un phare. Pour les personnes nées dans les 1940 et 1950, sa mort est un véritable tournant. Ces générations ont connu et « accompagné » la Reine tout au long de leur vie. Les images de son couronnement en 1953 ont permis d’imprégner les esprits.  

Tout le monde a le sentiment qu’une page se tourne. Pour les personnes d’une certaine génération, la mort de la Reine est une étape terrible. Cela fait vieillir brutalement. On se sentait presque jeune. Mais avec la mort d’Elizabeth II, on a le sentiment d’être entré dans la vieillesse.

Elizabeth II était donc ce que nous ne sommes plus, en incarnant la stabilité, la continuité… ?  

Chaque peuple lit la Reine à travers les critiques qu’ils portent à ses propres dirigeants. Elle était digne. Ce que n’ont pas toujours été Nicolas Sarkozy et François Hollande. Elizabeth II était modeste et humble, ce que n’étaient clairement pas Valéry Giscard d’Estaing ou Emmanuel Macron. Elle incarnait donc une stabilité et était un véritable modèle.

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Les Français, qui sont absolument fascinés par la Reine, viennent à s’interroger sur cette distinction entre le pouvoir symbolique et le pouvoir réel. La Ve République, pour lutter contre les excès de la IIIe et de la IVe ou la dérive de la République de Weimar, a créé une présidence monarchique en confiant et le pouvoir réel et le pouvoir symbolique à une même personne. Seul le général De Gaulle pouvait incarner le pouvoir symbolique et le pouvoir réel. Peut-être nous sommes trompés. Une interrogation demeure donc et qui est d’autant plus renforcée au regard de l’exemplarité d’Elizabeth II.

A quel point les habitants de cette planète sont-ils à la fois proches et divisés ?

La guerre en Ukraine apparaît comme un révélateur et comme un accélérateur d’une nouvelle géographie des émotions du monde. L’isolement de la Russie dans le monde occidental est visible à travers cette crise. L’Occident perçoit cette guerre de manière très manichéenne. Si la Russie est isolée, il est légitime de se demander également si l’Occident n’est pas isolé émotionnellement ? Les pays qui se sont abstenus au premier vote à l’assemblée générale des Nations unies étaient minoritaires mais représentaient 53% de l’humanité en termes de population.

Comment se caractérise cette nouvelle mondialisation des émotions par rapport à votre constat d’il y a presque une quinzaine d’années dans votre ouvrage ?

Il y a beaucoup moins d’espoir aujourd’hui qu’il n’y en avait en 2009. Il y a peut-être plus d’espoir aujourd’hui en Ukraine devant la reconquête progressive de villes à l’Est et au Sud qu’il n’y en a en Chine à l’heure du zéro Covid et de la fermeture brutale du pays. La peur est toujours présente dans le monde occidental, des Etats-Unis à l’Europe. Mais cette peur est accompagnée d’une colère qui est beaucoup plus grande qu’il y a treize ans.

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Dans un sondage récent en France, 43% des Français indiquent qu’ils sont révoltés face à la situation actuelle. Ce phénomène de colère est préoccupant.

En Europe, le 25 septembre prochain, l’extrême droite pourrait arriver au pouvoir en Italie. Le nouveau gouvernement pourrait rejoindre les positions de la Hongrie sur la Russie.

Au Moyen-Orient, le sentiment d’humiliation que je décrivais en 2008-2009 s’est plutôt renforcé depuis l’échec des Printemps arabes.

Il y a également des pays où il n’y a pas une émotion qui l’emporte sur les autres mais où l’on observe une confusion d’émotions.  C’est clairement le cas en Chine, en Russie, en Turquie, en Israël, en Iran. Il y a un kaléidoscope d’émotions.

La mondialisation économique connaît des soubresauts, dûs notamment à ses excès, qu’en est-il de la mondialisation des émotions ?

Pourquoi les images des cérémonies en hommage à la reine Elizabeth sont-elles si suivies aux Etats-Unis ? Pourquoi le Brésil a respecté un deuil national ? Pourquoi l’empereur du Japon va se déplacer pour les funérailles de la reine Elizabeth ? Cela est lié en réalité au respect de la tradition dans un rituel et qui a été prolongé de changement de monarque en changement de monarque au cours des siècles. Ces images apparaissent fascinantes aujourd’hui dans un monde où l’on a l’impression que tout va trop vite, que tout va dans la mauvaise direction et où l’on ne comprend plus rien. Ce sentiment de ne plus être du tout en contrôle de son quotidien fait que nous sommes fascinés et rassurés par le rituel britannique. Les larmes sincères versées par beaucoup de non-Britanniques à la disparition de la Reine s’expliquent par le fait qu’Elizabeth II était beaucoup plus que la Grande-Bretagne.

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Lorsque Edouard VII meurt en 1910, il était à l’époque beaucoup moins que la Grande-Bretagne impériale. Il est le fils de la Reine Victoria. Il va régner cinq ans. On ne se réunit pas pour lui mais pour l’Empire.

Aujourd’hui tout le monde se réunit non pas pour la Grande-Bretagne mais pour la Reine qui est devenue une icône. Elle est beaucoup plus que son propre pays.

Ce n’est normalement pas rationnel de s’émouvoir pour la Reine. Les gens le font parce qu’ils ont le sentiment d’avoir perdu un pilier de stabilité qui a accompagné leur vie depuis leur naissance.

Les interconnexions entre les individus n’ont jamais été aussi fortes dans notre société à l’heure actuelle. Comment gérer le défi de la mondialisation des émotions de l’opinion et son caractère imparfait avec parfois des excès ?

C’est le sujet de mon livre… Comment trouver les institutions qui vont accompagner un monde dominé par les émotions. Je fais notamment une comparaison entre 1648 et 2022-2023.

En 1648, nous sommes à la fin de la Guerre de trente ans. L’espace géographique qu’était l’Allemagne a vu sa démographie passer de 40 millions d’habitants en 1618 à 18 millions d’habitants en 1648. La peste et les famines ont explosé dans un climat de guerre. La réflexion suivante est alors apparue : « il faut sauver l’Europe du suicide ». La quête d’un compromis religieux était l’un des objectifs recherchés pour recréer une harmonie.

Est-ce qu’aujourd’hui le monde n’est pas dans la situation où se trouvait l’Europe en 1648 ? Des pays veulent une part du gâteau plus grande (la Russie en Ukraine, la Chine par rapport à Taïwan) et ils sont prêts à tout. Ce qui est en train de disparaître face au changement climatique, face à la disparition de la biodiversité, face aux risques de menaces d’armes de destruction massive, c’est le gâteau lui-même.

Comment est-il possible donc de créer des institutions qui puissent s’adapter et répondre aux émotions et aux calculs des uns et des autres ? Nous n’avons jamais eu autant besoin de multilatéralisme et d’institutions multilatérales qui fonctionnent car nous sommes réellement dans le même bateau. Or jamais la tentation n’a été plus grande, à travers le populisme, à travers l’ultra nationalisme de trouver des solutions unilatérales. Il s’agit d’un des problèmes majeurs de la mondialisation. Elle pousse à une fragmentation identitaire dans un monde à ce point interdépendant et transparent, on souhaite être unique, différent, seul. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, ces différences pouvaient être relativement marginales. Mais elles ont tout de même conduit la Slovaquie à divorcer, heureusement pacifiquement, de la Tchéquie. Les Balkans ont explosé de manière infiniment plus violente.

Cela a-t-il plutôt trait à l’excès des émotions chez les élites plutôt que dans l’opinion ?                      

 Ces émotions sont-elles exclusivement ressenties par les élites ? La mort de la Reine Elizabeth II parle à tout le monde en réalité et pas seulement aux élites grâce au rituel, au cadre, au prestige… Cela fait rêver les gens. Ils sortent de leur quotidien et sont transposés dans un monde quasi-féérique. Depuis la mort d’Elizabeth II, les séries comme The Crown, House of the Dragon et  Les Anneaux de pouvoir vont être d’autant plus regardées car le spectateur se sent concerné parce qu’il regarde avec passion dans la fiction, soudain il apparaît dans la réalité. Le mot qui est présent dans toute la série Game of Thrones est « the realm ». Dans House of the Dragon, une question de succession est au cœur de l’intrigue. Il y a une sorte de correspondance très troublante entre la réalité et la fiction. J’avais publié un livre sur la géopolitique des séries télévisées où le triomphe de la peur.

Dans un monde où l’information est à la fois globale et distribuée dans les quatre coins de la planète, quel impact aujourd’hui pour l’information ? Quel peut être la puissance du récit ?

Il est difficile de faire des fake news avec l’importance de l’image. Cela est plutôt bon signe pour la démocratie. L’unité du pays derrière son monarque va susciter de la fascination à travers le monde. Sur les scènes du roi Charles III arrivant à Buckingham ce vendredi, on s’aperçoit que tout le monde a envie de le toucher. Cela correspond aux rois thaumaturges. Il y a une part de mystère dans le pouvoir qui réapparaît. Au moment de la révolution de l’information et ou la communication favorise les fake news et les théories complotistes, utilise même la perversion de l’information,  cela joue en faveur de la démocratie et au sein de la démocratie, la monarchie constitutionnelle, celle qui distingue le pouvoir réel du pouvoir symbolique.

Dans des régimes autoritaires comme la Russie, la Chine, l’information va arriver de manière filtrée et biaisée. A quel point est-ce un phénomène important à prendre en compte ? N’est-ce pas paradoxal de voir que l’information va être retravaillée, filtrée, dénaturée… ?

Même Poutine a cru bon de faire une longue lettre de condoléances à Charles III. Il n’a pas souhaité s’isoler sur la question des hommages à Elizabeth II et des émotions du reste du monde. Vladimir Poutine n’est pourtant pas le bienvenu aux funérailles de la Reine et il ne sera pas présent à Londres le 19 septembre. Mais il n’a pas voulu apparaître là encore comme le mauvais élève des émotions mondiales. 

La Chine n’est plus le continent de l’espoir. Xi Jinping s’est aujourd’hui complètement rallié à la ligne d’un homme pressé, avec un régime beaucoup plus centralisé, presque totalitaire à l’intérieur et beaucoup plus ambitieux et qui veut aller beaucoup plus vite à l’extérieur pour deux raisons : il est moins sûr de la force de la Chine et il est convaincu de la faiblesse grandissante des Etats-Unis et du monde occidental. Cela est nouveau dans le calcul chinois. La confiance d’une puissance qui ne s’est jamais perçue comme émergente mais comme réémergente est en train de disparaître. Les empires ne sont jamais plus dangereux que lorsqu’ils ont la conscience très haute de leur vulnérabilité. La Chine et la Russie essaient de donner des réponses nationalistes ultras à ce qui est perçu comme un pays où la croissance est remise en cause en Chine et où la situation s’aggrave considérablement en Russie. La peur pour le régime qui veut dans la gloire essayer de recréer une logique qui puisse lui permettre de rester seule au pouvoir.

Dans votre ouvrage, il y avait trois grandes émotions. Aujourd’hui, y en aurait-il plus ou moins ?      

Il y en aurait plus. Je suis d’ailleurs en train de le réécrire. Les émotions que je mettrais en avant. Aux côtés de la peur, de l’humiliation et l’espoir, je mettrai la colère, le ressentiment, je dirais même la haine. L’extrême gauche française a une haine d’Emmanuel Macron comme aucun président français n’a été haï avant lui. Il y a un phénomène de rejet très fort.

Dans un article que j’avais publié dans le New York Times, quelques semaines avant les élections françaises, j’avais choisi comme titre « Les Français entre la peur et la colère ». Lors du scrutin présidentiel, j’indiquais dans cet article que la peur de l’extrême droite allait l’emporter et qu’Emmanuel Macron allait être réélu. Et aux législatives, la colère contre Macron allait l’emporter et qu’il n’aurait pas de majorité pour gouverner à l’Assemblée. C’est exactement ce qui s’est passé.

Les clivages qui se produisaient étaient largement de nature émotionnelle. Sur le plan national comme sur le plan international, nous sommes dans l’âge des émotions. Je pense que Donald Trump ne pourra pas être candidat en 2024. Ce qui ne veut pas dire que le trumpisme sera mort.

Le wokisme participe-t-il à la haine de l’Occident ?   

Le wokisme fluctue effectivement entre la haine et le ressentiment en Occident.  

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