Des quotas "pauvres" dans les concours de la fonction publique : vrai objectif, (très) fausse bonne idée<!-- --> | Atlantico.fr
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formation concours haute fonction publique
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©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Formatage des esprits

Des places seront "réservées" à partir de 2021 aux candidats issus des milieux modestes dans tous les futurs concours de la haute fonction publique. Chloé Morin, qui vient de publier "Les Inamovibles de la République", décrypte les enjeux de cette proposition.

Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico.fr : Pour Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publique, la fonction publique peut redevenir le moteur de l’ascenseur sociale grâce à l’instauration d’accès pour les candidats issus des milieux modestes dans les concours. Instaurer des quotas pour les personnes issus de milieux modestes est-elle la solution pour faire changer le mode de pensée des administrations et de ramener des profils sociologiques plus variés ? 

Chloé Morin :  D'abord, notons que cette proposition avalise l'idée qu'il y a des lycées à deux vitesses, que la République n'est donc pas en mesure, par l'école de fabriquer des citoyens égaux. Ensuite, la question des quotas est une question complexe pour laquelle je vous avoue n'avoir pas d'idée arrêtée. Par principe, je ne suis pas pour les quotas qui me semblent devoir frapper de suspicion ceux qui en bénéficient. Vous savez, entrer dans un monde par quotas, c'est être forcément attaqué sur l'idée que votre légitimité est amoindrie sinon carrément usurpée. Mais pourtant, force est de constater que les quotas en politique ont permis de faire émerger une génération de femmes qui montrent chaque jour qu'elles valent bien leurs homologues masculins. Il faut donc admettre l'utilité des quotas, "faute de mieux" si j'ose dire. Une fois cela dit, la vraie question est dans le formatage opéré par la formation et la manière dont se font les avancements de carrières. Si une fois entré à l'école, l'objectif est de créer l'homogénéité plutôt que de bénéficier de l'hétérogénéité, alors le pari sera perdu. Si une fois dans la carrière, toute personnalité non orthodoxe est écartée, alors cela ne sert à rien. Il faut donc à la fois permettre une diversité de recrutements, et la reconnaissance de l'hétérodoxie tout au long de la carrière de chacun. De ce point de vue, nous savons qu'il faut évoluer dans les critères d'avancements de carrières. Dans les conditions de nominations. Et dans la manière dont on sanctionne le mérite, ou les erreurs, tout au long des carrières... 

Ce n'est pas le privé contre le public. Cette opposition n'a pas plus de sens. Il s'agit de créer les conditions de la disputatio au sein de l'Administration. Cette idée s'applique de la même façon à l'entreprise privée, où bien souvent on manque de créativité et d'anticonformisme... Le capitalisme Français est de ce point de vue assez rétif au risque managérial, comme j'ai pu le constater en travaillant au contact de collègues américains ou britanniques. Il préfère recruter ceux dont il sait qu'ils ne feront pas de vagues. Au fond, la Haute administration, comme l'entreprise en France, a une tendance naturelle à pratiquer ce que l'on nomme la "Cancel Culture", ou du moins une forme de culture du principe de précaution. Vous ne pensez pas comme nous, on vous écarte. Et mieux vaut ne rien penser, ne rien décider, que se tromper. C'est l'inverse à mon sens des besoins que nous avons en termes de créativité. C'est du désaccord que naît la créativité du groupe pas du clonage.  

Pourquoi l’apprentissage et le formatage des écoles de la fonction publique restera imperméable à la diversité de ses élèves ? Comment les élèves s’aligne-t-il toujours sur cette pensée moyenne ? 

Il faut pour cela s'intéresser à la sociologie des organisations, aux phénomènes d'acculturation qui touchent ceux qui veulent s'intégrer. Quand vous voulez être bien noté dans un milieu qui n'est pas le vôtre,  il faut répondre à des critères. Ces critères, nous le savons, favorisent la reproduction, l'absence de vagues... L'Administration n'aime pas les vagues, mais c'est le cas de tous les milieux un peu trop homogènes. Ce n'est pas la faute des individus, car pris un par un ils sont compétents, de bonne foi... C'est une question de "système" (dire ce mot, c'est souvent risquer d'être taxé de populisme, pourtant il s'agit bien d'un système global d'incitations).

Regardez ce qui s'est passé dans l'Education nationale. Nous avons eu il y a deux ans un mouvement qui s'intitulait #Pasdevague sur les réseaux sociaux. Il dénonçait l'abandon de leur hiérarchie face à la violence aux dysfonctionnement et les convocations des enseignants plaignants. L'Etat parle souvent de Qualité de vie au Travail dans les entreprises mais ses dirigeants s'avèrent en réalité très en retrait lorsque les agents dénoncent les dysfonctionnements, réclament la prise en compte de leur expérience quotidienne. Plus près de nous, ceux qui auraient dû et pu alerter sur les masques, les retards dans les tests, ne l'ont pas fait. Le ministre de la santé n'a rien su, ou trop tard. Nul n'était mal intentionné. Mais nul ne voulait payer de sa carrière le fait d'avoir transmis les mauvaises nouvelles... Or on sait depuis l'antiquité que la tentation de sanctionner le porteur de mauvaises nouvelles est toujours très grande. 

Afin de créer un « Big Bang intellectuel » pour casser les codes et les habitudes de l’administration, quel serait la solution ? 

Il faut d'abord que les politiques s'impliquent totalement dans la vie de leur administration. Je dis dans mon essai que les politiques ont une responsabilité éminente dans la panne de sens, et de vision, dont souffre la fonction publique dans son ensemble. Trop souvent, ils se laissent piloter par leur administration, par simple incapacité à projeter une vision mobilisatrice, ou à maîtriser les sujets.

Un ministre est d'abord le chef de son administration. Il choisit ses directeurs (certes sous couvert du Matignon et du Président). Il doit en être responsable et tenir ses directeurs pour responsables des dysfonctionnements. Rien ne se fera sans prise de conscience qu'il faut une culture de responsabilité. on ne peut plus avoir un emploi à vie et en plus de cela, refuser toute responsabilité dès que les choses tournent mal. Ce n'est pas vrai que c'est l'assistante qui s'est toujours trompée... La chaîne de responsabilité part du politique qui doit affirmer sa prééminence. Il faut remettre la pyramide à l'endroit. On vire des caissières du supermarché pour des erreurs de quelques euros, et on laisserait des dysfonctionnements comme ceux connus avec les masques sans responsables ni sanctions? c'est incompréhensible...

Je crois en outre qu'il faut revoir totalement l'objectif des écoles, revoir le déroulé des carrières.... Aujourd'hui, on forme des ingénieurs de très haut niveau qui feront de la comptabilité publique toute leur vie, commenceront par gérer des bureaux d'adminisratifs sans jamais aller faire de l'ingénierie de terrain... De ce point de vue, le rapport Thiriez sur la haute fonction publique me semble se tromper en voulant faire "émerger une culture commune" là où l'on a besoin de générer le pluralisme. La vraie culture commune nécessaire, c'est le service de l'Etat. Mais vous remarquerez que ce rapport n'a fait l'objet d'aucun débat politique... Qu'il a été oublié. Or c'est un vrai débat de société qu'il faut avoir à ce sujet. Ca ne peut pas être le choix de quelques-uns. 

Au fond, il y a un vrai problème de déroulement de carrières. Il faudrait que les corps techniques fassent d'abord de la technique. Les carrières sont faites pour beaucoup dès la sortie de l'école, selon votre rang de classement. A 25 ans, vous savez globalement jusqu'où vous pouvez espérer aller. Cela incite pour le moins les élèves à vouloir plaire, se fondre dans le moule pour bien sortir... C'est tout de même inquiétant.

Le problème est que l'on se sert de l'excellence réelle des Grands Corps d'Etat pour étouffer toute pluralité au sein de l'Administration. Il faut plaire. Si vous plaisez à vos pairs vous pourrez faire une grande carrière. Alors il n'y aura plus de barrières. Les mêmes sont tantôt directeur dans la santé, puis ailleurs, à la culture, à l'agriculture, à l'intérieur... dirigeront un établissement technique... et font des sauts de trois à quatre ans ici et là au gré des postes. Bercy est un passage recommandé pour certains corps. Directeur financier est un must... Vous savez, nombreux sont ceux qui vous expliquent sérieusement qu'une fois en poste il faut déjà chercher le poste de sortie. En cabinet ministériel c'est un sport national. C'est à la fois le signe que la République est ingrate et qu'il faut s'en sortir dans l'entre soi. C'est cette culture là qu'il faut remiser.  

Chloé Morin vient de publier "Les inamovibles de la République" aux Nouvelles éditions de l'Aube.

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