Derrière l’affaire Fiona Scott Morton, un échec made in France<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron arrive pour la réunion de pré-sommet des dirigeants de Renew Europe, à Bruxelles, le 29 juin 2023.
Emmanuel Macron arrive pour la réunion de pré-sommet des dirigeants de Renew Europe, à Bruxelles, le 29 juin 2023.
©Kenzo TRIBOUILLARD / AFP

EU

Il a beaucoup été répété que la France avait réussi à faire échec à la Commissaire à la concurrence sur la nomination d’une Américaine dans son administration. Mais qui a dit que ladite commissaire Vestager avait aussi été le pion poussé par Macron face aux candidats qui lui déplaisaient à la tête de la Commission ?

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Atlantico : Un changement de pouvoir semblait s’opérer à Bruxelles avec le retrait de la candidature de Fiona Scott Morton. Mme Vestager postule pour la BEI, M. Timmermans va se présenter aux élections néerlandaises. Deux grands noms favorables à la mondialisation et à l'économie ouverte pourraient donc quitter la scène. Quels rapports de force sont en train de se mettre en place ? La France est-elle réellement avantagée et a-t-elle une chance à saisir ou cette perspective sera réduite à peau de chagrin avec les affaires courantes et les élections européennes ? 

Bruno Alomar : On présente le fait que Fiona Scott Morton a renoncé à occuper le poste d’économiste en chef de la direction de la concurrence de la Commission européenne comme une victoire française. En fait, c’est le contraire. Personne ne veut comprendre à Paris que cette affaire est surtout l’antithèse de tout ce qu’Emmanuel Macron a préconisé depuis des années : l’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe.  

Pourquoi y a-t-il un seul État, la France, qui prône une telle autonomie et qui, au cas d’espèce, s’est élevé contre cette nomination ? Car la France est le seul pays qui dispose d’une autonomie stratégique en Europe, notamment grâce à l’arme nucléaire. Qu’on le regrette ou non, cette affaire montre encore une fois le décalage entre le macronisme – et plus largement ce que pensent les élites parisiennes - et la réalité de l’Europe. J’ajoute que si les autres États membres de l’UE ne voient pas les choses comme la France, c’est leur droit. 

La guerre en Ukraine n’a pas rendu les Européens conscients de la nécessité, comme le portent la France et Emmanuel Macron, d’être plus indépendants par rapport aux Etats-Unis. Cela a en revanche convaincu les Européens de la réalité de leur faiblesse. 

Rodrigo Ballester : N’allons pas si vite en besogne, ces changements à moins d’un an des élections européennes avec une Commission européenne en fin de mandat n’auront qu’un impact très limité. Timmermans partirait en novembre, et le nouveau  Président de la Banque Européenne d’Investissement sera nommé en janvier prochain, alors que la Commission sera en mode affaires courantes. Je ne suis même pas sûr qu’ils soient remplacés, ce qui est le cas de l’ancienne Commissaire à la Recherche et à l’Education Mariya Gabriel qui est devenue Ministre des Affaires Etrangères de son pays en juin. En outre, aucun pays ne pourrait avoir deux Commissaires, donc, aucun Français ne peut briguer aucun de ces deux postes.

Par contre, ces sujets que vous mentionnez (et certains autres, comme la migration) seront au coeur de la campagne électorale et seront cruciales dans la composition de la prochaine Commission européenne et la nomination de son futur président. A ce moment là, la France aura une chance de peser de tout son poids. Mais maintenant ?

Quelle stratégie française serait souhaitable ? Quelle stratégie française est prévisible en Europe face à ce contexte et cette situation ?

Rodrigo Ballester : Attention, ne parlons pas de Macron comme s’il se situait aux antipodes de l’UE actuelle, comme s’il en était l’antithèse, loin s’en faut ! Il reste l’une des coqueluches de Bruxelles et l’un des chefs d’Etat les plus en vue, l’un des plus influents. En outre, le groupe Renew (son bras politique au Parlement Européen) est un des pilliers de la coalition qui soutient Von der Leyen et qui vote l’immense majorité de ses initiatives législatives et dont la Commissaire Vestager est issue. Certes, la position de la France n’est pas en osmose absolue avec certaines initiatives de l’UE (surtout en matière industrielle, beaucoup moins au sujet de l’économie verte), mais de là à en déduire une confrontation !

La stratégie française est bien connue : malgré la perte d’influence du couple franco-allemand dans une UE multipolaire, et malgré son incapacité croissante à identifier et défendre ses intérêts (l’énergie nucléaire étant l’exemple paradigmatique), la France continue de peser sur la politique européenne. Un exemple concret ? La nomination au poste très convoité de Commissaire à l’Industrie de Thierry Breton, véritable poids lourd de la Commission. Une  nomination très réussie de Macron, par ailleurs, tellement Breton, de par son expérience professionnelle surclasse ses collègues, notamment la Commissaire Vestager, habile communicante mais politicienne médiocre.

Voyons comment Macron se situe et manoeuvre après les élections européennes, notamment dans la bataille entre Chefs d’Etat pour désigner les postes clés de l’UE jusqu’en 2029. Voilà le vrai enjeu. Et voyons également si Macron est vraiment prêt à s’éloigner des dogmes libéraux et verts, hégémoniques à Bruxelles et qu’il a clairement soutenus. Il ne suffit pas de se faire le chantre de la "souveraineté européenne", encore faut-il la mettre en oeuvre !

Cette situation n’est-elle pas néanmoins le signe des paradoxes d’Emmanuel Macron sur l’Europe ou l’exemple vivant d’une bérézina macronienne ? Car Mme Vestager qui a proposé Mme Scott Morton était elle-même adoubée par Emmanuel Macron…

Bruno Alomar : Tout le monde a oublié que Margrethe Vestager, qui a porté la candidature de l’Américain Fiona Scott Morton, est l’ancienne préférée d’Emmanuel Macron. Car si Mme Vestager s’est trouvée en opposition frontale avec le président de la République française, c’est bien Emmanuel Macron qui l’a proposée comme Présidente de la Commission en 2019, car elle était du groupe Renew et qu’elle lui semblait préférable à Manfred Weber, candidat du PPE que le Président de la République n’avait pas hésité à humilier publiquement en estimant qu’il n’était pas au niveau du poste.  

Ce n’est pas comme si Emmanuel Macron n’avait pas été prévenu. Car quelques mois avant que la France ne soutienne Mme Vestager pour la présidence de la Commission au printemps 2019, cette dernière, comme commissaire à la concurrence, interdisait la fusion Alstom/ Siemens le 16 février 2019, décision que Bruno Le Maire avait alors qualifiée de « crime économique ». Cherchez l’erreur… 

Rodrigo Ballester :En quoi l’affaire Scott Morton est-elle une bérézina pour Macron, en fin de comptes, ce sont les critiques du président français qui l’ont poussée à ne pas prendre possession de son poste, non? Au contraire, Macron sort victorieux de cette joute qui sera bientôt oubliée malgré les questions cruciales qu’elle soulevait : tolérance de la Commission envers des conflits d’intérêts évidents, naïveté technocratique, refus de penser en mode géopolitique, modification des règles de recrutement à la carte alors que le Statut du Fonctionnaire Européen stipule clairement qu’il faut avoir la nationalité d’un des Etats membres. C’est la Commission qui s’est pris les pieds dans le tapis de cette nomination, personne d’autre.

Je pense plutôt que cette polémique est l’image même de cette Europe fédéraliste que Macron appelle de ses voeux tout en mettant quelques bémols de bon sens géopolitique de temps à autres. Du "et en même temps" à l’européenne ? Cela y ressemble beaucoup.

Cette crise ne va-t-elle pas laisser des traces au niveau européen ? Les partenaires européens ne vont-ils pas se méfier de la France après l’emprise d’Emmanuel Macron sur ce dossier ? La France ne va-t-elle pas apparaître comme anti-américaine ? N’est-ce pas inquiétant pour l’avenir de l’Europe ?  

Bruno Alomar : Cette affaire va laisser des traces en termes de crédibilité. Car ce que les autres Etats membres de l’UE voient au cas d’espèce c’est une nouvelle expression française d’anti-américanisme qui au mieux les étonne, au pire les consterne, mais au total est contraire à leurs intérêts tels qu’ils se les imaginent, à tort ou à raison. En matière de défense européenne, par exemple, ceci met incontestablement du sel sur les plaies.  

Observons aussi que le changement d’avis d’Emmanuel Macron à l’égard de Mme Vestager va aussi être perçu comme une incohérence française de plus. Mais soyons justes : le Président actuel n’a pas le monopole des virages à 180 degrés en matière européenne. Souvenons-nous que c’est la France qui a fait le projet de traité constitutionnel (Valéry Giscard d’Estaing l’a rédigé après le calamiteux traité de Nice), pour être la première à le rejeter par référendum en 2005. Nos partenaires étaient assez stupéfaits. 

Rodrigo Ballester :Je pense plutôt que c’est la Commission qui paiera les pots cassés de cette polémique au niveau européen, et en particulier Vestager et la Présidente Von der Leyen. N’oublions pas qu’une grande partie du Parlement Européen avait exprimé sa perplexité, que certains Commissaires s’étaient opposés à cette nomination et qu’une majorité d’États membres ne se sont pas opposés, voire, ont emboîté le pas à Macron. Une majorité de la bulle bruxelloise considère que la mise en retrait volontaire de Scott Morton était la meilleure des solutions et que tout est bien qui finit bien… en partie grâce à la levée de boucliers survenue en France.

Les Américains ? Je pense sincèrement qu’ils ont d’autres chats à fouetter. Quant au grand public, cette polémique est une tempête dans un verre d’eau, certes révélatrice d’une mentalité qui sera au coeur des débats électoraux, mais rien de plus. En vue des enjeux existentiels de la prochaine campagne européenne, à savoir l’immigration, l’obession verte qui mène à la décroissance, le chantage financier contre les pays "dissidents", la guerre en Ukraine, le fédéralisme contre le souverainisme, quelle est l’importance de la nomination de l’économiste en chef de la DG de la Concurrence ?

Qu’est-ce que cela peut donner dans la perspective des élections européennes ?

Bruno Alomar : Cela va globalement encourager tous les partis qui, dans l’Union européenne, pensent que l’UE est affiliée aux Américains. Cela va fragiliser tous les discours opposés à la Chine. A Pékin, l’on doit d’ailleurs être assez goguenard… 

Mais le pays dans lequel l’antiaméricanisme est le plus sensible et dans lequel il rapporte le plus de voix, c’est la France.  Cette affaire sera un argument de l’extrême gauche et de l’extrême droite l’année lors des prochaines élections au cri de « l’Europe, c’est l’Amérique qui nous gouverne ».  

Il faut redire combien au-delà de la position de la France et des critiques que l’on peut en faire, c’est l’Union européenne qui se nuit à elle-même. Ne pas comprendre lorsque l’on s’appelle Ursula von der Leyen ou Marghrete Vestager que le projet européen aujourd’hui est fragile, notamment dans des pays comme la France, est assez consternant.

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