Démocraties contre régimes autoritaires : la grande confusion qui n’en était pas une<!-- --> | Atlantico.fr
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Une manifestante contre l'invasion de l'Ukraine arrêtée à Moscou le 3 mars.
Une manifestante contre l'invasion de l'Ukraine arrêtée à Moscou le 3 mars.
©AFP

Gris clair et gris foncé

En entendant les commentaires sur la nature du pouvoir russe, les atteintes à la liberté d’expression ou des personnes, beaucoup, sur les réseaux sociaux notamment, répondent « c’est un peu pareil en France qu’en Russie »… Et pourtant, ça ne l’est pas et les différences de degré finissent par être des différences de nature.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : En entendant les commentaires sur la nature du pouvoir russe, les atteintes à la liberté d’expression ou des personnes, beaucoup, sur les réseaux sociaux notamment, répondent « c’est un peu pareil en France qu’en Russie ». Quels sont les éléments qui nourrissent cette comparaison, et cette confusion ? Quels sont les signes de tendances autoritaires en France (dans la pratique du pouvoir, de l’exercice des libertés, etc) ? 

Eric Deschavanne : Il serait facile de tourner en dérision les réflexions de ce type puisque l’une des différences permettant de distinguer libéralisme et despotisme est précisément la possibilité de formuler librement et publiquement, notamment sur les réseaux sociaux, des critiques à l’égard du caractère tyrannique du pouvoir. Il est vrai cependant que le pouvoir est une réalité, en France comme en Russie, et que les fins et les moyens du pouvoir sont partout les mêmes : contrôler et diriger une organisation au moyen de la hiérarchie, de l’autorité d’un chef, du rapport de commandement/obéissance, d’une forme de machiavélisme nécessaire au contrôle des rivaux, des opposants et de l’opinion. 

Cette réalité du pouvoir est sans doute la principale cause de la confusion dont vous parlez, laquelle repose soit sur une vision naïve de la société, la vision libertaire selon laquelle seule une société sans pouvoir mériterait d’être appelée « libre », soit sur la vison cynique et complotiste de la société, qui voit dans les libertés, les formes et les institutions des démocraties libérales, un rideau de fumée, le masque du « vrai pouvoir » qui tire toutes les ficelles et manipule les foules au service des intérêts de quelques-uns. 

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Bertrand Vergely :  La Russie est entièrement dominée par un homme, Vladimir Poutine, qui a mis en place un système faisant de lui un autocrate inamovible. En France, l’alternance politique, le pluralisme, la presse, la liberté d’expression empêchent qu’un tel régime ait lieu. Toutefois, il est vrai qu’il y a des tendances autoritaires  dans une démocratie comme la France. 

Il faut d’abord savoir que tout pouvoir est autoritaire. C’est sa nature. Comme le dit Paul Ricoeur, le pouvoir politique institué a le monopole de la violence légitime. Si sa violence est légitime, elle n’en est pas moins violente. 

Par ailleurs, dans le but d’être gouvernée, la Vème République a choisi d’instituer un régime présidentiel fort avec un exécutif fort. Lorsque la majorité au Parlement est de la même couleur politique que l’exécutif, cela crée un système politique verrouillé où, durant cinq ans, l’exécutif fait ce qu’il veut. Même s’il y a des débats à la Chambre, c’est l’exécutif qui dirige et qui impose sa volonté. Pour ne pas mettre l’exécutif en difficulté, la Chambre enregistre ses volontés. Sous le quinquennat de François Hollande, la majorité a bien essayé d’organiser une fronde contre celui-ci. L’effet en a été désastreux. LA Parti socialiste ne s’en est jamais relevé. François Hollande non plus. La démocratie a été respectée. Mais à quel prix et pour son président et pour sa majorité. Un exécutif fort n’est pas très démocratique. Une démocratie qui fait ce qu’elle veut ne l’est plus du tout. 

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Enfin, dans un pays comme la France, il faut tenir compte de l’opinion publique. C’est elle qui a tendance à être autoritaire. Tocqueville l’avait prédit. Sa prédiction s’est réalisée et se réalise tous les jours. 

Dans les medias, non seulement sa présence mais son omnipotence  est manifeste. Si on veut avoir une chance d’être écouté voire entendu, il faut plaire à l’idéologie dominante du moment, laquelle en l’occurrence est aujourd’hui très politiquement correcte, très pensée unique. 

Le wokisme, cette police démocratique au nom de la lutte contre les discriminations,  a pris aux États Unis une importance qu’il n’a pas encore en France. Si par malheur, cela devait être le cas en France, on verrait là s’affirmer une tendance nettement autoritaire. 

Outre l’autoritarisme de l’opinion, il y a le poids non négligeable des règles qui se multiplient depuis quelques années dans la vie quotidienne en créant un véritable carcan dont il est quasiment impossible de se défaire, des gardiens de la loi jaloux et tatillons se chargeant de les faire respecter. 

La France depuis Colbert a une tradition centralisatrice qui s’est accentuée avec les Jacobins et la Révolution Française. Cela se traduit par une ivresse judiciaire et procédurière à laquelle rien n’échappe. 

Enfin, les gilets jaunes avec leurs manifestations hebdomadaires suivies de mises à sac des centres villes ont suscité une réponse policière créant un climat autoritaire. La crise sanitaire a de son côté elle aussi favorisé une situation nettement autoritaire que la déclaration d’Emmanuel Macron à propos de son désir « d’emmerder » les anti-vaccins n’a rien fait pour apaiser. Au contraire. En se lâchant, le président a conforté  ceux qui parlaient de dictature sanitaire.  

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Mettons bout à bout le pouvoir présidentiel fort, la toute puissance de l’opinion, les règles diverses et variées pour tout et les mesures sanitaires etc… l’ensemble finit par donner l’impression que la France n’est plus un pays de liberté.  

Même si des parallèles peuvent être tracés, la France n’est pas une dictature ou un régime autoritaire. Lorsque l’on parle de ces sujets, à quel point les différences de degré finissent-elles par être des différences de nature ?

Eric Deschavanne : Entre la démocratie libérale et ce qu’on appelle régime autoritaire, dictature, voire démocratie illibérale ou démocrature, la différence n’est pas de degré mais de nature. Entre un régime militaire et un régime dans lequel l’armée est soumise au pouvoir politique, la différence de nature est aisément observable. Entre un pouvoir soumis aux règles d’une constitution et un pouvoir qui n’obéit qu’à lui-même, la différence de nature est aisément observable. Entre le règne de la corruption et celui du droit, entre une société pluraliste, dans laquelle toutes les opinions peuvent s’exprimer, et une société dans laquelle l’opinion publique est celle du pouvoir, les différences ne sont pas non plus simplement de degré. 

La confusion tient beaucoup à l’ignorance de la véritable nature du régime politique que l’on nomme démocratie libérale ou démocratie représentative. L’affirmation des principes de la souveraineté du peuple et du droit de suffrage individuel conduisent désormais le premier venu à estimer non démocratique et attentatoire aux libertés un gouvernement qui prend des décisions qui ne lui conviennent pas, ou qui n’ont pas été demandées, voulues, exigées directement par le peuple. De fait, dans les démocraties modernes, le pouvoir n’est pas exercé par le peuple mais par quelques hommes (la classe politique), voire, comme en France, quasiment par un seul (le chef de l’État élu). Dans son fonctionnement, la démocratie représentative est donc oligarchique ou monarchique. La différence, essentielle, avec les régimes autoritaires, est tout entière dans les règles institutionnelles qui permettent le contrôle de l’exercice du pouvoir et interdisent l’appropriation du pouvoir. La plus spectaculaire de ces règles, qui fait la différence au premier coup d’œil, est la tenue d’élections réellement libres et pluralistes, ce qui revient à instaurer un droit de révolution pacifique, puisque le peuple peut ainsi « dégager » ses dirigeants. 

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Dans le contexte actuel, ce refus de voir une différence de nature entre démocratie libérale et régime autoritaire a son pendant géopolitique dans le refus du concept de « monde libre », refus que l’on retrouve aussi bien du côté de la gauche néo-pacifiste que de la droite néo-nationaliste. Pour la première, les démocraties libérales privent le peuple de l’exercice du véritable pouvoir, de sorte que la politique de puissance est toujours au service des intérêts d’une oligarchie, le peuple n’ayant intérêt qu’à la paix ; pour la seconde, la démocratie libérale n’est qu’un régime politique comme un autre, l’intérêt national étant le véritable ressort de la politique de puissance, à l’exclusion, donc, de la défense des valeurs démocratico-libérales.

Bertrand Vergely : Une accumulation de contraintes finit par créer un système et ce système finit par créer un régime et avec lui une nature de ce régime. 

La France a fait la révolution pour se délivrer de la monarchie absolue. À force de multiplier les contraintes et les règlements, elle finit par donner l’impression d’un absolutisme royal régentant la vie sociale. 

Curieusement, ce sont les rebelles  qui créent un climat autoritaire. À force de lutter pour avoir des droits,  den contestant tout, ils finissent par  favoriser la multiplication de contrôles, des règles, des procès et de la judiciarisation. 

S’agissant de l’opinion, ce paradoxe est criant.  Plus la contestation systématique grandit dans les médias et sur les réseaux sociaux, plus le ton monte, plus la violence verbale  pour avoir le dernier mot enfle, plus les réactions vengeresses se multiplient, plus les procédures de lapidation mentale et morale  se multiplient, plus on finit par avoir peur de s’exprimer et  plus on s’autocensure afin de ne pas avoir d’ennuis. L’impression de dictature n’est plus alors une impression.

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La société moderne est née pour faire triompher la liberté et avec elle la vitalité de l’esprit critique. Elle est en train de se bloquer en étouffant toute liberté et tout esprit critique. 

Bergson a bien résumé cette situation pour le moins paradoxale en prédisant qu’issue du désir de protéger les individus, la démocratie allait un jour mourir à cause de leur égoïsme. 

Si la société contemporaine ne comprend pas que la démocratie est l’affaire de chacun et que tout le monde en est le gardien, la prophétie de Bergson devenant une réalité, la liberté risque tout simplement de disparaître et il ne restera alors que des larmes pour la pleurer. 

Dans quelle mesure les termes de démocratie et de régime autoritaire sont-ils des idéaux types ? Au-delà des critères monolithiques que l’on essaie d’établir, la distinction entre les deux types de régime est-elle dans les nuances ?  Le fait que la France soit une démocratie empêche-t-elle par exemple des enclaves autoritaires ? Cela la disqualifie-t-il pour autant ?

Eric Deschavanne : Dans une société démocratique, il existe bien entendu des organisations non démocratiques. Une entreprise n’est pas démocratique. Son organisation est hiérarchique et autoritaire, même si le management contemporain doit composer avec l’individualisme toujours plus exigeant des sociétés démocratiques. Les partis politiques n’étaient pas non plus démocratiques et leur démocratisation est du reste un problème. Il semble qu’ils aient à choisir entre deux sortes de mort : ou bien mourir à cause d’un fonctionnement autoritaire-hiérarchique qui n’est plus accepté par les individus, lesquels veulent un engagement « participatif », qui ait du sens pour eux-mêmes ; ou bien mourir d’un fonctionnement démocratique qui génère cacophonie, dispersion, frustrations et divisions. 

Bertrand Vergely : Lorsque la démocratie est apparue dans la modernité, très vite, celle-ci s’est scindée en deux avec d’un côté la démocratie libérale de type individualiste et d’un autre la démocratie populaire de type collectiviste.

 En ce qui concerne la démocratie aujourd’hui, il n‘y a pas de consensus. Que ce soit la démocratie libérale ou la démocratie populaire, chacune dénonce la violence de l’autre. Avec la montée des minorités et leur soif non seulement de reconnaissance mais d’hégémonie, ce consensus est de moins en moins possible. 

Dans ce contexte, tout le monde ayant tendance à hurler à la dictature si ses intérêts ne sont pas immédiatement reconnus, tout le monde est autoritaire.

  Pour des raisons de santé publique, on a tout de même conservé une distinction entre démocratie et régime autoritaire. On a raison. Tout a beau ne pas être idéal dans la démocratie française, il y a pire. Aussi calmons nous quand nous parlons de dictature. 

Vous voulez voir ce qu’est une dictature ? On va vous montrer. Vous regretterez d’avoir confondu démocratie et dictature. Un jour, il y aura vraiment une dictature. Vous vous mordrez alors les doigts  d’avoir traité la démocratie de dictature. 

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