Déflation 1, France 0 : l'autre défaite historique que nous préparent les dirigeants politiques français en ne voyant pas l'énorme danger qui nous menace<!-- --> | Atlantico.fr
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La zone euro est en déflation objective depuis 6 ans.
La zone euro est en déflation objective depuis 6 ans.
©Reuters

Pas un mot dans les débats électoraux

La zone euro est en déflation objective depuis 6 ans : recul de l’emploi, recul des actions et/ou des prix immobiliers, salaires déprimés, taux d’intérêt qui capitalisent plus vite que ce qui permet de rembourser les dettes (la croissance et l’inflation), euro trop cher, défaitisme des autorités et toujours plus d’indépendance pour la banque centrale...

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Plusieurs économistes alertent depuis six mois déjà sur la menace de déflation en Europe. A quel point la situation est-elle aujourd'hui préoccupante ?

Mathieu Mucherie : Je connais des économistes qui alertent depuis non pas 6 mois mais depuis… 6 ans, bien avant le concours de retournement de vestes. Par exemple, Jean-Philippe Vincent, Scott Sumner, Adam Posen, Nicolas Goetzmann… Et ça tombe bien car en zone euro nous sommes en déflation objective depuis 6 ans : recul de l’emploi, recul des actions et/ou des prix immobiliers, salaires déprimés, taux d’intérêt qui capitalisent plus vite que ce qui permet de rembourser les dettes (la croissance et l’inflation), euro trop cher, défaitisme des autorités et toujours plus d’indépendance pour la banque centrale ; tous les ingrédients du Japon des années 1990 sont là depuis fin 2007, et au pire depuis fin 2008. Les seules objections, ce sont les anticipations d’inflation "ancrées" et la mesure officielle (CPI) encore positive sur un an. Mais les anticipations étaient aussi "ancrées" au Japon jusqu’en 1997 et même au-delà, et il a fallu attendre 1995 pour voir un CPI en territoire négatif à Tokyo ; pourtant, la déflation avait commencé dès 1990…

J’ai un ami banquier qui depuis bientôt 7 ans chaque matin réduit son bilan, son "levier", qui le midi licencie des collaborateurs ou empile les CV de Bac+8 sans répondre, et qui l’après-midi arbitre des fonds actions vers des lignes à rendements garantis : cela ne l’empêche pas le soir de dire sur les plateaux-TV que la déflation n’est qu’une menace imaginaire, alors qu’il a travaillé dans ce sens toute la journée. Il se lamente que le crédit ne reparte pas "alors que les taux sont si bas, hein", et il ne fait pas le lien avec la disparition de l’inflation. Pour lui, la banque centrale est juste la banque des banques commerciales, elle est là pour la liquidité et pour la supervision bancaire, pas pour détendre les conditions monétaires en phase basse du cycle. Passons.

Au bout de quelques années, le processus étant cumulatif, les problèmes s’empilent, tout l’ordre social est menacé. Ci-dessous, j’ai mis les salaires et les taux en Espagne, base 100 en 1996 (j’ai plein d’autres mesures et plein d’autres pays, pour ceux qui sont vraiment intéressés par la "justice sociale" et par la "soutenabilité" de l’euro…) ; on voit que depuis 2008 il y a comme un divorce, les intérêts des épargnants, des entrepreneurs et des travailleurs ne sont plus du tout alignés, alors que quelques efforts de la BCE sur les taux négatifs ou sur un QE n’auraient pas coûté beaucoup :  

Voilà bien une évolution typiquement déflationniste, on croit que les taux sont bas, ils sont hauts, d’où une incitation très nette à la recherche de rentes obligataires (la moins mauvaise des options dans ce cadre, et quelle que soit la qualité des finances publiques  nationales !) :

A quels effets concrets de la déflation faut-il s'attendre ? Certains se font-ils déjà sentir ?

Certains se font sentir, oui… voyagez un peu à la périphérie de la zone euro, vous allez voir… une génération de jeunes a été sacrifiée, les dettes sont telles que tout le travail de la prochaine génération a déjà été préempté, et en plus nous sommes contagieux (si la Tunisie, l’Egypte, l’Ukraine vont mal, c’est à cause d’eux-mêmes mais aussi en raison de la quasi-fermeture de leur premier marché, avec la contraction des imports des PIIGS en particulier, encore -6% sur un an en Espagne ; les seuls qui s’en sortent ont du sortir l’artillerie monétaire et budgétaire, comme les Polonais ou les Hongrois, ou dévaluer plus que de raison, comme les Turcs). 

Pour les effets concrets, par où commencer ? Si j’étais un homme d’argent : par les 45 points de pourcentage de sous-performance accumulés en moins de 5 ans (et en monnaie commune !) du coté des actions eurolandaises par rapport aux actions anglo-saxonnes. Sur des indices larges, et en temps de paix, du jamais vu. Je pourrais aussi vous parler des chiffres de masse monétaire, qui sont très ternes depuis 5 ans, mais cela n’intéresse plus grand monde hélas. Alors parlons par exemple de toutes ces dettes privées qui ne seront jamais remboursées et qui en attendant pèsent sur tout le système :

En six mois, jamais la question n'est venue dans le débat public français. Comment l'expliquer ? Qu'aurait pu faire le gouvernement s'il avait pris conscience du problème ?

Il n’y a pas de débat monétaire en France. On voit de pseudo-gaullistes qui n’ont manifestement jamais lu une traitre page de Jacques Rueff (l’artisan des deux grandes dévaluations de 1928 et de 1959), on voit de pseudo-gens-de-gauche qui parlent de "justice sociale" avec un euro-dollar à 1,38 et alors que les taux d’intérêt capitalisent beaucoup plus vite que les salaires (ils ne comprennent pas que la seule forme de redistribution massive en faveur de ceux qui travaillent et qui prennent des risques ne peut venir que d’une détente monétaire ?), on voit de pseudo-libéraux-centristes qui n’ont entretiennent un rapport plus que conflictuel avec l’ordo-libéralisme et le monétarisme (saviez-vous que Eucken et ses disciples étaient hostiles aux taux de changes fixes et à l’indépendance du banquier central ? savez-vous ce que Milton Friedman penserait de l’Union bancaire ou du nouveau Pacte de stabilité ?), bref. 

Ce qu’aurais pu faire le gouvernement ? Rien. Tout. Ce gouvernement n’est pas mieux armé intellectuellement que les autres pour percevoir la gravité du problème, a fortiori pour pénétrer dans la sphère des propositions constructives. C’est Francfort qui décide sur ce sujet. Donc la seule voie consisterait à faire pression sur les allemands, qui n’ont pas la moindre envie d’une détente monétaire, qui sont très soudés sur ce point (pas de clivage SPD/CSU, et la Bundesbank qui veille, et Karlsruhe qui dissuade) et qui passent pour de bons élèves auprès de toutes les élites gouvernementales européennes, avec en outre des moyens de rétorsion considérables : bon courage !

Il faudrait (mais c’est bien plus facile à dire qu’à faire !!) débarrasser notre pays de son complexe d’infériorité monétaire (le plus extraordinaire, c’est que Milton Friedman nous y invitait il y a plus de deux décennies !), réaliser un gros travail de pédagogie pour montrer la supériorité de la flexibilité monétaire en cas de crise grave et tous les mensonges de la Bundesbank (sur 1923, sur 1948, sur 1957, sur 1992, sur 2011…), et ensuite, une fois les esprits un peu mieux préparés, se servir du Traité européen qui d’une part donne la priorité à la dynamisation de la croissance une fois que la stabilité des prix est assurée, qui d’autre part laisse en théorie la politique de taux de changes aux gouvernements (et non à la seule BCE), et qui au passage n’interdit ni les taux courts négatifs ni la "forward guidance" ni l’achats de titres européens et/ou américains.

Un énorme travail de reconquête d’un droit au questionnement monétaire, d’un droit de pétition sur les affaires monétaires… une belle mission pour des politiques capables de prendre des risques… mais c’est peut-être un peu trop demander à des gens qui croient à des "pactes de compétitivité", qui croient que l’Allemagne a donné de l’argent à la Grèce et qui s’imaginent qu’une dévaluation servirait avant tout à stimuler les exportations de nos PME !

S'il n'est pas question de remettre en cause les politiques structurelles dont le France a besoin, que pèsent-elles vraiment face à la déflation ?

Les politiques structurelles ne pèsent rien, elles sont comme une goutte au bord d’un sceau, epsilon.

On en parle parce que Madame Michu ne comprend rien à la politique monétaire, et parce qu’il y aura toujours des économistes organiques pour faire du copier-coller de 200 pages de réformes structurelles pour des rapports qui n’intéressent personne mais qui permettent de se donner bonne conscience. Toute la profession a son "kit" de réformes, mais les blocages d’économie politique sont toujours sous-estimées et dans une période où il n’y a pas le moindre sous pour indemniser les perdants ou pour lisser le choc, on sait ce que valent les vœux pieux et les appels au courage collectif de sénateurs à vie.

Une fois que les conditions monétaires sont restrictives et votre monnaie mal alignée, vous pouvez faire les politiques structurelles les plus vertueuses, cela ne sert à rien : à quoi bon essayer de regagner un demi point de productivité différentielle chaque année (cela suppose déjà des efforts énormes, et une innovation qui ne se commande pas) si vous perdez dans le même temps 3 à 5 points à cause de la BCE qui a décidé de confondre monnaie forte et monnaie chère, quitte à s’éloigner de plus en plus de sa cible d’inflation ? Vous allez dégouter les braves (la "fatigue de l’ajustement structurel"), pour un résultat net dérisoire.

Dans le monde actuel, l’organisation des chaines de valeur sur des bases de plus en plus décentralisées fait que les chocs dit "réels" n’ont plus grande importance (ces chaines sont très résilientes) et les politiques publiques nationales de moins en moins : les chocs monétaires dominent outrageusement. Que cela ne nous empêche pas d’améliorer la souplesse de notre marché du travail ou notre fiscalité, pour que nos entreprises occupent un jour de meilleurs segments sur ces chaines de valeur, mais sans trop d’illusions : cela ne se fera pas en un jour et en attendant il n’y aura aucun redressement productif avec des perspectives de demande agrégée ternes, une dette magnifiée par la déflation et une monnaie chère.

Comme je fais partie des 5 ou 6 derniers libéraux en France, je suis assez favorable à la lutte contre les coûts. Mais ce n’est pas vraiment une priorité par les temps déflationnistes qui courent, ce serait comme faire du marteau-piqueur en plein tremblement de terre : coût horaire de la main d’œuvre en zone euro :

Qui a concrètement les moyens d'endiguer le phénomène ? Le Japon tente depuis 15 ans de sortir de ce cercle déflationniste, peut-on vraiment en sortir et si oui, comment ?

L’avantage, avec une crise monétaire, c’est qu’elle peut toujours être combattue : à moins de croire dans la "trappe à liquidités" de Keynes, que je n’ai jamais vu se matérialiser ici-bas, nulle part. Et combattre une monnaie chère se fait en 5 minutes, rien à voir avec la peine de rendre artificiellement sa monnaie plus onéreuse. Les suédois étaient dans l’ornière vers 1994, tout le monde les jugeait foutus : ils ont dévalué de 20% (ils avaient eu la riche idée de garder leur monnaie), ce qui leur a permit de financer-lisser-faire accepter des réformes, et aujourd’hui c’est un modèle (ils ont refait la même chose à l’hiver 2008-2009). La France de 1959 ou la Corée du Sud de 1998 illustrent le même phénomène. On peut toujours acheter des actifs (QE), placer les taux courts en dessous de 0%, déformer le bilan de la banque centrale (Suisse, Japon…), changer la cible d’inflation, on peut même fixer une valeur max pour les taux longs (USA de 1945 à 1951) et renoncer à l’indépendance du banquier central. Les moyens ne manquent pas, le problème c’est la volonté car la déflation se traduit le plus souvent par une prime donnée aux faux orthodoxes, aux liquidationnistes, aux pseudo-schumpetériens qui pullulent dans les universités et dans les ministères (en France, les universitaires et les hauts fonctionnaires ont ceci de commun qu’ils n’ont pas envoyés un CV de toute leur vie : pour eux, la notion de trappe déflationniste est un concept très abstrait, et un euro plus cher est juste un adjuvant pour leur pouvoir d’achat en juillet-août) (ils sont en outre statutairement inamovibles, mais ce seront toujours les premiers à venir vous parler de l’indispensable-flexibilité-du-marché-du-travail et de l’entrepreneuriat-valeur-cardinale). 

Il n’est jamais trop tard pour bien faire. C’est ce que nous montre le Japon (mais encore faut-il au préalable bousculer le casting des banquiers centraux), à condition qu’il tienne fermement le cap dessiné depuis fin 2012. La dernière note de travail de Patrick Artus concluait hier par ceci : "Nous trouvons que, si le QE avait été réalisé sur les 2 années 2012-2013, la croissance de la zone euro aurait été plus forte de 0,8 point par an, ce qui aurait corrigé à peu près la moitié de son écart avec les autres pays". Et Ben Bernanke depuis qu’il est libre de ses paroles confirme qu’il aurait du faire plus pour l’économie (l’inflation US serpente autour de 1,5%/an depuis 5 ans, en dessous de sa cible ; les 4000 milliards d’achats de titres par la FED compensent à peine la destruction monétaire opérée par les banques, Fannie Mae, les entreprises et les ménages).

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