Défense de la laïcité et liberté d’expression : la question sensible des caricatures à l’école<!-- --> | Atlantico.fr
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Sylviane Agacinski publie « Face à une guerre sainte » aux éditions du Seuil.
Sylviane Agacinski publie « Face à une guerre sainte » aux éditions du Seuil.
©PASCAL GUYOT / AFP

Bonnes feuilles

Sylviane Agacinski publie « Face à une guerre sainte » aux éditions du Seuil. Sylviane Agacinski interroge la capacité de la France à assumer sa singularité historique, politique et culturelle, à la fois nationale et européenne, en résistant au modèle habermassien du multiculturalisme. Extrait 2/2.

Sylviane Agacinski

Sylviane Agacinski

Philosophe, Sylviane Agacinski enseigne à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Elle a publié son premier livre en 1977, (Aparté. Conceptions et morts de Sören Kierkegaard ) chez Aubier-Montaigne, dans la collection "La philosophie en effet", dirigée par Jacques Derrida. Après sa Politique des sexes (1998 Seuil et 2001 POINTS), Le Passeur de Temps (2000 Seuil), son Journal interrompu. 25 janvier-25 mai 2002 (Seuil 2002), Sylviane Agacinski a proposé sa Métaphysique des sexes (Seuil 2005).

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En France, avant 1932, on disait encore « Instruction publique » et non pas « Éducation nationale ». La différence entre les deux n’était pas nouvelle puisqu’elle avait été soutenue en 1792 par Rabaut Saint-Étienne, un protestant converti à la Révolution, dans un Projet d’éducation nationale : « L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit, l’éducation nationale doit former le cœur. » Au moment où sombre en France la monarchie de droit divin, il semble nécessaire à l’auteur du projet de faire naître, par l’éducation, un « peuple nouveau » et « régénéré », attaché affectivement à la Révolution. Avec l’éducation, Rabaut souhaite substituer aux liens affectifs du peuple avec l’Ancien Régime et l’Église catholique un attachement nouveau aux principes proclamés par la Révolution.

La République s’est montrée plus fidèle à Condorcet qu’à Rabaut Saint-Étienne, mais elle ne s’en est pas moins préoccupée de concilier l’instruction des citoyens avec leur attachement aux institutions et aux principes républicains. La nécessité d’élaborer une morale républicaine n’a pas disparu et sera à nouveau avancée par Émile Durkheim, conscient du besoin de remplacer, dans les sociétés modernes, la morale religieuse par une morale commune et laïque. Aujourd’hui, le Code de l’éducation rappelle que, « sans se substituer aux familles », l’éducation a pour tâche « de transmettre aux jeunes les valeurs fondamentales et les principes inscrits dans la Constitution de notre pays ». L’école doit « préparer l’élève à devenir citoyen » en lui enseignant notamment « les principes qui garantissent la liberté de tous, comme la liberté de conscience et d’expression, la tolérance réciproque, l’égalité, notamment entre les hommes et les femmes, le refus des discriminations, l’affirmation de la capacité à juger et agir par soi-même ».

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La mission de l’école va ainsi au-delà de l’impératif premier de l’instruction et enveloppe l’instruction civique au sens large, incluant l’éducation au civisme et la liberté de penser par soi-même telle que la définissait Emmanuel Kant, c’est-à-dire de penser en usant de sa propre raison, sans subir la tutelle d’une autorité étatique, religieuse ou intellectuelle et sans céder à aucune intimidation. Cette liberté demande à la fois une « fastidieuse besogne », un certain courage et la possibilité de se confronter, par la lecture, aux idées des autres.

Le professeur d’histoire Samuel Paty a payé de sa vie l’usage de certaines « caricatures de Mahomet » pour illustrer dans un de ses cours le thème de la liberté de la presse et de la liberté d’opinion. Incarnant en même temps l’école laïque et la liberté de penser, il est mort martyr d’un fanatisme barbare. On ne pourra plus transmettre aux jeunes élèves le respect de ces précieuses libertés sans penser à lui et aux journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo (Cabu, Charb, Tignous, Wolinski…). Il est alors presque impossible d’oser reposer la question de l’opportunité d’utiliser ces images comme matériel pédagogique : ne serait-ce pas trahir sa mémoire ? Ne serait-ce pas abdiquer devant la terreur ? Je ne pense pas qu’on doive poser la question de cette façon. Tant que Daech ou d’autres organisations jihadistes accuseront la France de mener une « croisade contre l’islam », personne ne sera à l’abri de leur violence. Si l’on cédait sur les caricatures, le jihad contre la France trouverait sans doute d’autres motifs, d’autres occasions de frapper, et d’autres victimes. Néanmoins, la question de l’usage des caricatures à l’école doit pouvoir se poser librement et de façon générale en pensant à la diversité religieuse et politique des élèves. La mission de l’école est de cultiver la liberté de penser sans forcément entrer frontalement dans les conflits les plus clivants de l’actualité, même si le choix des documents pédagogiques relève en dernière instance de la responsabilité de l’enseignant.

À cet égard, les programmes consacrés à la laïcité, à la transmission des principes de la République, à la liberté de penser et à la liberté de la presse comportent à juste titre une réflexion sur les images, puisqu’elles sont une façon d’exprimer la pensée à travers des formes sensibles. Tout cela conduit à un travail pédagogique transversal aux différentes disciplines, comme le prévoient les programmes, et passe par l’histoire littéraire, artistique, politique et religieuse, comme par la philosophie morale et politique.

Or, si l’enseignement de la laïcité doit lui-même être laïc, il implique la neutralité de l’enseignement et de l’enseignant en matière de religion et de politique, et donc une prise de distance à l’égard de l’actualité brûlante. Donner aux élèves l’occasion d’exprimer leurs émotions et leurs sentiments face à la réalité du monde dans lequel ils vivent est un point de départ important pour apprendre à écouter et respecter la parole des autres, à condition de conduire à une mise en perspective des événements et des passions du moment. À cette fin, la médiation de l’histoire permet à la fois de se distancier par rapport à l’actualité et de fournir des objets à l’analyse et à l’interprétation de certains faits.

En ce qui concerne la caricature comme genre, comme mode d’expression artistique et populaire, et comme critique souvent virulente des pouvoirs de toute nature, on ne manque pas d’exemples empruntés au passé. Dans sa « Brève histoire de la caricature des figures majeures du christianisme », François Bœspflug souligne que, comme représentations outrées et grotesques, parfois obscènes, les caricatures tournent souvent en dérision les autorités religieuses contestées mais s’attaquent rarement aux figures divines elles-mêmes. C’est ainsi que la moquerie à l’égard du clergé catholique a été portée à son comble par les protestants, au XVIe siècle, à la faveur des nouvelles techniques de gravure permettant une large diffusion des images. Dans le domaine politique, les caricatures ont figuré symboliquement le ridicule, la dangerosité ou la déchéance des puissants : c’est l’image du roi Henri IV en sanglier, de Louis XVI en pourceau, de Napoléon en vipère, au milieu de champs de bataille jonchés de cadavres, ou de Napoléon III en vautour. Les images humiliantes d’Henri III précédèrent de peu son assassinat. À ces caricatures des puissants s’ajoutent celles des classes dominantes, sans parler des redoutables images des propagandes idéologiques et politiques modernes, en particulier en période de guerre.

Les caricatures de Charlie Hebdo n’ont pas cette violence. Mais faut-il pour autant les montrer à une classe, c’est-à-dire à un groupe d’élèves dont on ignore les croyances religieuses ? Là encore, c’est au professeur d’en décider. Mais, s’il le fait, au risque de heurter certains élèves dans leur foi ou leur pudeur, devra-t-il les prévenir, et dans ce cas diviser la classe en fonction des confessions des uns et des autres ? Je crois pour ma part qu’il est inutile de prendre ce risque.

En revanche, pour contribuer à l’apprentissage de la liberté de penser et au respect de la diversité des croyances, il faut enseigner la différence entre croire et savoir, transmettre une véritable connaissance du fait religieux, de son histoire, de son rapport avec les civilisations, et bien sûr faire respecter la laïcité dans le cadre scolaire. L’école est le lieu de la transmission des savoirs et de l’apprentissage de la pensée, ce n’est pas le lieu d’un combat.

Dans les faits, la mission de l’école républicaine et la possibilité de faire coexister des jeunes de religions différentes dans une même classe, dans une même école, dans une même société, sont aujourd’hui particulièrement difficiles. On sait qu’elle est, non pas toujours mais trop souvent, compromise par le prosélytisme islamiste qui conteste le principe même de la laïcité. L’idée de remplacer la laïcité républicaine par une « laïcité inclusive », voire d’instaurer une société « multiculturelle », fait son chemin. Si la France devait évoluer dans ce sens, le modèle républicain d’une nation commune, ouverte à tous, mais unie par ses institutions, ses principes éthiques et juridiques communs, serait perdue, et avec elle celle d’une éducation nationale.

Extrait du livre de Sylviane Agacinski, « Face à une guerre sainte », publié aux éditions du Seuil

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