Déclin du génie français et perte d’influence des intellectuels : comment l’Etat modèle le débat d’idées à son image à grand coup de subventions <!-- --> | Atlantico.fr
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Face à 64 intellectuels invités à l'Elysée, Emmanuel Macron avait débattu et évoqué en mars 2019 ses réformes, ses ambitions en matière de fiscalité, et sa méthode de gouvernance.
Face à 64 intellectuels invités à l'Elysée, Emmanuel Macron avait débattu et évoqué en mars 2019 ses réformes, ses ambitions en matière de fiscalité, et sa méthode de gouvernance.
©Michel EULER / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Laetitia Strauch-Bonart publie « De la France. Ce pays que l’on croyait connaître » aux éditions Perrin, Les Presses de la Cité. Le déclin français mobilise les journalistes et les intellectuels depuis une génération. Laetitia Strauch-Bonart cherche à comprendre et à expliquer le mystère français sans dogmatisme, ni esprit de système. Extrait 2/2.

Laetitia Strauch-Bonart

Laetitia Strauch-Bonart

Essayiste, Laetitia Strauch-Bonart a publié Vous avez dit conservateur ? et Les hommes sont-ils obsolètes ?. Rédactrice en chef au Point, elle est responsable de la rubrique « Débats » et de la veille d’idées « Phébé ».

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« Depuis le temps que la culture française “rayonne”, je me demande comment l’humanité entière n’est pas encore morte d’insolation », ironisait Jean-François Revel dans ses Mémoires. Il se moquait à raison d’un pays qui se targue d’être une grande contrée intellectuelle et politique, la plus grande même, puisqu’elle a donné au monde l’humanisme, les Lumières, la Révolution et la République. Voilà un mythe qui a la vie dure, entretenu par des ouvrages comme Le Siècle des intellectuels ou Ce pays qui aime les idées. Au risque de choquer, je n’ai jamais compris cette fatuité, comme si les États-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et tant d’autres encore ne regorgeaient pas eux aussi de penseurs. Nous avons beau faire partie des nations qui ont accordé beaucoup d’importance à l’érudition et à la réflexion, nous ne sommes pas la seule. On confond, chez nous, deux caractères bien différents de la vie de l’esprit, le foisonnement des idées et le statut de ceux qui sont supposés les produire. D’où une autre erreur, de taille, qui consiste à estimer que la créativité intellectuelle ne peut surgir que de l’esprit de ceux qui en font profession. En réalité, la France ne fait pas tant exception par l’originalité de sa vitalité intellectuelle que parce que ceux qui vivent de la pensée et du savoir y ont une place toute particulière.

On retrouve ici une fois de plus à l’œuvre ce même pouvoir qui a toujours, des poètes de cour aux Académies, instrumentalisé écrivains et artistes en vue de l’édification de sa légitimité. Pour ce faire, il a même encouragé la constitution d’une catégorie de clercs particulière, les « intellectuels », en la rendant étroitement dépendante de lui et en la dotant d’un rôle éminent dans la hiérarchie sociale.

Arrêtons-nous sur le terme d’« intellectuel » : je ne l’entends pas dans son sens restreint, qui prit naissance au moment de l’affaire Dreyfus, de savant engagé dans le siècle, mais dans une acception beaucoup plus large, celle des penseurs, chercheurs, experts et hauts fonctionnaires qui vivent du produit de leur pensée. Ou encore, comme l’écrivait l’économiste américain Thomas Sowell, les intellectuels sont ceux « dont le travail commence et s’achève avec des idées. C’est une désignation professionnelle plutôt qu’un titre honorifique, et elle n’implique rien de particulier concernant le niveau cognitif de ses membres ». Remarquons au passage que la minorité éclatante des intellectuels engagés s’est toujours développée indépendamment de la puissance publique : comme le relatent Pascal Ory et Jean-François Sirinelli dans Les Intellectuels en France, les dreyfusards et antidreyfusards étaient d’abord des écrivains, des journalistes et des artistes. Aujourd’hui, les penseurs les plus en vue ou les plus originaux n’ont pas de lien particulier avec le pouvoir. Cette minorité étant par définition exceptionnelle, elle ne dit pas grand-chose de la majorité, celle qui m’intéresse ici et qui, pour le dire trivialement, a besoin de revenus autres que ses droits d’auteur pour vivre.

Sous l’Ancien Régime, l’aristocratie s’entourait de savants et d’artistes qu’elle subventionnait largement et qui participaient à son éclat, ce qui les plaçait naturellement dans sa dépendance. Mais c’était toujours par un lien personnel et réversible, d’autant que les hommes de lettres restaient peu nombreux, ne constituant pas une classe à proprement parler. En outre, s’ils chantaient le pouvoir, les penseurs dépendaient in fine bien davantage de leur patron particulier que du Léviathan. Le monde intellectuel était en réalité fort éclaté, entre clergé, hommes de lettres aux diverses allégeances et obscurs spécialistes formés dans une université vivotant à la marge du pouvoir. À cet égard, la Révolution puis l’Empire constituent un premier tournant, car la rupture de régime doit aussi passer par la fabrication d’une élite étatique. La Révolution institue l’École normale supérieure, l’École polytechnique et le Conservatoire national des arts et métiers en 1794, suivis par le lycée napoléonien et les classes préparatoires, faisant de l’école publique l’instrument crucial de cette sélection. La Troisième République marquera l’apogée de ce nouveau modèle. Vu les circonstances difficiles de sa naissance, il lui faut gagner les esprits : comme l’écrit Jean-Claude Milner dans Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, elle doit « établir un régime républicain dans un pays qui n’en voulait pas5 ». Les républicains font donc de l’université, des Écoles normales et de Polytechnique le vivier de leurs experts et fonctionnaires afin de façonner une bourgeoisie nouvelle qui sera le pilier du régime, « le professeur, et spécialement le normalien, précise Milner, étant l’analogue laïque et volontiers agnostique du pasteur allemand ou du clergyman ». En bref, l’État fabrique son propre clergé.

Cette mutation n’équivaut en rien à une inféodation directe et grossière des esprits; elle passe au contraire par la mise en valeur de l’autonomie et de la liberté du savoir. C’est le paradoxe d’un régime politiquement libéral  : l’État ne lie pas à lui cette bourgeoisie nouvelle en exigeant d’elle un alignement idéologique mais en lui offrant des conditions exceptionnelles pour cultiver son indépendance d’esprit. Parce que l’intellectuel républicain ne dépend plus du bon vouloir du prince ou du mécène, mais d’un pouvoir impersonnel et impartial, il lui est en regard d’autant plus attaché.

À partir de la Seconde Guerre mondiale, l’État se fait plus volontariste, l’obsession française pour une « troisième voie » entre capitalisme et communisme engendrant, en parallèle de l’économie mixte, une « volonté d’intelligence » sur le modèle de la « volonté de culture » décrite par Marc Fumaroli dans L’État culturel. Cette dérive, née sous le régime de Vichy, s’accentuera ensuite : la culture n’est plus une fin en soi mais un moyen pour consolider la communauté menacée d’éclatement6. On fait grossir les universités, dont les effectifs étudiants ne cesseront de croître, et, à partir des années 1960, des pans entiers du savoir tendront à se faire militants. On instituera l’École nationale d’administration (ENA) pour former les futurs « hauts fonctionnaires ». Sans surprise, les penseurs et experts issus de cette matrice étatique aiment l’État. Même les intellectuels de la « nouvelle gauche » et leurs successeurs contemporains, s’ils s’attachent à « déconstruire » les pouvoirs, ne critiquent pas l’essence de l’État mais sa forme circonstancielle : ils le voudraient moins policier et plus providentiel. Fidèles à la vulgate marxiste, ils considèrent l’État comme l’instrument de la bourgeoisie, à s’approprier pour l’utiliser autrement. Pour l’intellectuel de gauche, contester le pouvoir revient à se placer au cœur (et même au sommet) de l’ordre politique et social qu’il appelle de ses vœux.

Au terme de plus de cent cinquante ans de sédimentation, dans aucun autre pays l’État ne semble avoir autant assuré la fonction de démiurge de la pensée et de l’expertise. Au demeurant, les rôles sont bien distribués : les experts « construisent » et les chercheurs « déconstruisent », tous aux frais du contribuable. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater qui parmi les intellectuels a de l’influence – un réseau efficace et l’oreille des dirigeants. Par exemple, sur les 65 intellectuels qu’Emmanuel Macron avait invités à « débattre » avec lui en mars 2019, dix seulement n’étaient pas employés ou rémunérés par l’État. Les économistes, sociologues, philosophes, scientifiques, historiens, politologues, juristes et essayistes présents occupaient majoritairement un poste dans une université publique. Épisode révélateur, à la fin de ce raout, un des économistes à côté duquel je faisais la queue au vestiaire me demanda « de quelle institution » – comprendre, université – j’étais issue. Comme je répondais que je n’étais qu’« essayiste » et journaliste au Point, son visage se décomposa. Puisque je n’étais pas du sérail, il ne savait pas quoi me dire.

Qui, aujourd’hui, pourrait citer un grand économiste ou historien français contemporain qui ne soit pas issu de la recherche publique? Allumez la radio ou la télévision, et vous constaterez que ceux qui viennent offrir leur savoir ou leur expertise sont très majoritairement issus de la sphère étatique. Radio et télévision qui sont d’ailleurs dominées, du point de vue de l’influence, par les chaînes publiques. Au passage, nous avons beau considérer l’ORTF comme un lointain souvenir, la tentation du contrôle de l’information et de la diffusion du savoir par le gouvernement n’est jamais loin, comme en cette année 2019 où le président de la République suggéra que l’État pourrait « aider » la presse à être plus crédible, avant que son secrétaire d’État au Numérique ne se prenne à rêver à un « conseil de l’ordre » des journalistes. Chassez le naturel dirigiste, il revient au galop.

On rétorquera, pour expliquer cette disproportion dans l’influence entre intellectuels subventionnés et (vraiment) libres, qu’il est compréhensible que l’Élysée, les ministres et les médias publics invitent ceux qui leur ressemblent. Mais l’explication est un peu courte. Car les médias privés privilégient eux aussi les savants et experts publics, ce qui suggère à quel point le vivier des intellectuels indépendants, dans notre pays, est devenu restreint. Certes, on trouvera pléthore d’écrivains, essayistes et journalistes qui ne dépendent pas de l’État, mais très peu de chercheurs ou d’experts. La France manque d’universités privées, de think tanks et de savants autonomes, en proportion acceptable et de bon niveau. Là encore, l’État, en orchestrant et soutenant le monde intellectuel, a dévitalisé et délégitimé l’initiative privée dans une matière où la liberté est matricielle.

Or la main qui nourrit le savoir n’est pas neutre. On le reconnaît volontiers quand il s’agit des entreprises, toujours soupçonnées de « conflits d’intérêts » quand elles financent la recherche en leur sein ou via des fondations. Mais il est tout aussi certain que l’État, à partir du moment où il salarie la pensée, ne peut manquer de pousser ses intérêts propres au détriment de l’intérêt général. La subvention publique de la pensée fabrique de fait un biais idéologique étatiste. Un phénomène d’autant plus fort que le service public attire principalement ceux qui valorisent l’État plus que le marché et proposent, selon les termes de Bertrand de Jouvenel, « des visions qui ne sauraient prendre d’existence concrète que par un immense effort en sens inverse du cours naturel des choses, effort dont le Pouvoir seul, et un Pouvoir très grand, est capable ». En résumé, l’intellectualisme favorise l’étatisme, et vice versa.

Certains intellectuels ont ce biais discret. Sans être intentionnel, il se traduit par une distorsion de l’esprit qui habitue non pas à vilipender systématiquement le secteur privé, mais à oublier tout simplement qu’il existe. J’en fis directement l’expérience puisque, bonne élève en lettres au lycée, je fus incitée à candidater à l’École normale supérieure, institution chargée de former des enseignants-chercheurs. Après avoir rejoint ce lieu prestigieux, je découvris que je ne voulais ni enseigner ni faire de la recherche, et décidai de tenter d’intégrer l’ENA. L’idée que quelque chose d’autre que le service de l’État existât ne m’effleurait même pas. J’avais littéralement des œillères qui m’empêchaient de voir le monde, renforcées par le silence, l’indifférence ou l’ignorance de mes professeurs. Le jour où je ratai le concours d’entrée de cette école fut fondateur, les nombreuses opportunités de la vie surgissant enfin devant moi. Mais la majorité des élèves reçus à Normale ne raisonnent pas ainsi  : alors qu’ils viennent de quitter les classes préparatoires, ils n’ont souvent pour seule ambition que de devenir eux aussi professeurs… en classe préparatoire, où ils trouveront les meilleurs élèves, ceux qui demain seront reçus à Normale. S’ils échouent, ils se rabattent sur le lycée et même le collège, pour leur plus grand malheur. L’intellectuel d’État est myope, il ne voit que son propre monde tout simplement parce qu’il n’en connaît pas d’autres.

Dans de très nombreux cas, cependant, le prisme étatique traduit purement et simplement l’expression d’une aversion à l’encontre du secteur privé.

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Extrait du livre de Laetitia Strauch-Bonart, « De la France. Ce pays que l’on croyait connaître », publié aux éditions Perrin, Les Presses de la Cité

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