De Merah au meurtre sauvage de Londres en passant par Breivik, l’Europe fait-elle face à des ennemis domestiques ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le tueur présumé du soldat britannique justifiant son geste, les mains ensanglantées.
Le tueur présumé du soldat britannique justifiant son geste, les mains ensanglantées.
©Capture d'écran

Ennemi intime

Un soldat britannnique a été tué mercredi à coups de couteaux et de hachoir en pleine rue à Woolwich, un quartier du sud-est de Londres, par deux hommes qui ont ensuite été blessés par la police. Ces derniers ont revendiqué un acte terroriste au nom d'Allah.

Julien Marcel et Christophe Soullez

Julien Marcel et Christophe Soullez

Julien Marcel est juriste et journaliste à Sécurité & Stratégie, auteur de Tueurs de masse (Eyrolles,2012) avec Olivier Hassid.

Christophe Soullez est criminologue et dirige le département de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).

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Atlantico : Un soldat britannique a été assassiné à Londres mercredi à coups de couteau et de machette par deux hommes qui ont revendiqué cet acte terroriste au nom d’Allah. Le mode opératoire des criminels et leur parcours d’auto-radicalisation rappelle le cheminement de Mohamed Merah ou d'Anders Breivik. Les menaces terroristes qui planent sur les pays occidentaux ne viennent désormais plus seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. Comment ces menaces doivent-elles être appréhendées ? Comme des actes isolés ou comme un réel phénomène ?


Christophe Soullez :
Ces actes montrent que le terrorisme a profondément changé de nature. Les Etats ne sont plus confrontés à des organisations clairement identifiées, connues des services de police et structurées mais à des nébuleuses et surtout, de plus en plus, à des individus isolés qui agissent au nom d’une idéologie ou sans nécessairement recevoir d’ordre précis ou appartenir à une organisation. C’est donc un changement de paradigme très important à prendre en compte. Ces nouvelles pratiques sont aussi, paradoxalement, la conséquence de l’efficacité des services de police dans la lutte contre les organisations terroristes internationales. De nombreux groupes terroristes ont été démantelés et il devient aujourd’hui de plus en plus difficile pour les terroristes de réaliser des attentats de grande ampleur car la surveillance des sites sensibles s’est accrue et que les mesures de protection ont également été renforcées.

Comment les sociétés européennes appréhendent ces menaces terroristes ? Quelle vision en ont-elles ? Leur diagnostic est-il le bon ?


Christophe Soullez :
Les services de police ont encore du mal à appréhender ces nouvelles formes de terrorisme car certains d’entre eux sont encore sur les anciens schémas d’organisations hiérarchisées avec des chefs clairement identifiés. Ils sont aussi déstabilisés car les méthodes des services de renseignement ne peuvent pas être les mêmes lorsqu’on est en face d’une organisation ou d’un ou plusieurs individus qui vont, de surcroît, restés invisibles durant des années. La police, pour être efficace, a besoin de connaître ces cibles. C’est vrai en matière de crime organisé et c’est aussi vrai dans le domaine du terrorisme.

L'analyse des menaces est donc largement marquée par l'incertitude et la difficulté à identifier l'adversaire ou l'ennemi. Rien ne va plus de soi. Les méthodes sont connues (nucléaire sale, bioterrorisme, détournements ou destructions d'avions, sabotage de lignes de chemin de fer, éliminations ciblées, attentats à la bombe, kamikazes...), mais les nébuleuses se transforment rapidement, dépassant les classements traditionnels et bouleversant les logiques des lignes continues selon lesquelles les processus devraient connaître des évolutions maîtrisées.

Les meurtres, fusillades, voire les massacres, provoqués par des déséquilibrés augmentent depuis une trentaine d'années y compris en Europe. Comment l'expliquer ?


Julien Marcel :
Notons tout d'abord que les meurtres de masse sont des actes d'une telle violence qu'il est difficile de les expliquer sans les associer à une pathologie. Un diagnostic qui donne un semblant de rationalité à un acte qui ne s'inscrit pas dans notre grille de compréhension. Les tueurs de masse ne sont que très rarement observés par des praticiens, car plus des deux tiers de ces individus mettent fin à leur jour à la fin de leur massacre. En outre, les tueurs de masse qui ont été interpellés, ont dans leur grande majorité été jugés responsables de leurs actes devant un tribunal.

Plus de 120 tueurs de masse ont sévi à travers le monde depuis les années 1980. À eux seuls ils ont tué presque 800 personnes et en ont blessé un peu plus de 1 000 entre 1984 et 2011 ( Source : « Tueurs de masse – Un nouveau type de tueur est né » , Olivier Hassid & Julien Marcel, Editions Eyrolles 2012 ). Tous les pays développés sont affectés par ce phénomène. Si près de la moitié de ces faits ont lieu aux États-Unis et au Canada, des événements similaires ont eu lieu en Europe, en Asie et en Océanie.A contrario, en Afrique et en Amérique du Sud, le phénomène reste très marginal.

La souffrance sociale est-elle un facteur d'explication ? Leurs actes s'inscrivent-ils dans le rejet d'un modèle de société ?

Julien Marcel : Ce phénomène était presque inexistant jusqu’au début des années 70. Il s’est fortement développé à partir des années 80. Les tueries de masse peuvent être appréhendées comme une manifestation de ce que certains sociologues appellent l’hyper modernité. L’individualisation, la dislocation de la communauté sont autant de facteurs qui peuvent pousser une personne à commettre ce type de crime. L’évolution des tueries de masse est aussi fonction de la précarité de l’emploi sur un territoire donné. De nombreux cas de tueries de masse font suite à des licenciements, des tensions sur le lieu du travail entre collègues ou des démissions provoquées par un contexte difficile en entreprise. La survenance de meurtres de masse est plus probable dans un espace géographique dans lequel l’"ascenseur social" est en panne. Le sentiment d’injustice ressentie vécu par une population pourrait bien être un ciment pouvant expliquer la survenance de cette nouvelle forme de violence. Le phénomène des  tueries de masse oblige toutes nos sociétés à se réinterroger sur leur mode de fonctionnement (valorisation de la performance individuelle, de la mobilité, de la compétitivité…), confrontées à la difficile équation consistant à favoriser la liberté individuelle tout en réduisant le risque de désinsertion sociale.

En quoi ces ennemis doivent-ils être considérés comme des ennemis de l'intérieur ?

Christophe Soullez : On parle d’ennemis de l’intérieur car nous n’avons plus à faire à un terrorisme importé sur le territoire national. Il y a encore 15 ans des terroristes étrangers agissaient sur le sol national. Ils importaient le terrorisme de leur région d’origine vers le pays de destination. Aujourd’hui ce sont des nationaux qui sommeillent pendant des années, qui sont intégrés à la société, donc difficilement identifiables, mais qui vont avoir une vie parallèle en se formant eux-mêmes et en s’auto-radicalisant. Ils vont être aidés en cela  par Internet qui va leur permettre d’avoir accès à un maximum d’informations, que cela soit pour créer des bombes, ou pour lire des prêches radicaux, des appels au djihad, etc. Ils peuvent également parfois, comme on l’a vu avec Mohamed Merah, effectuer quelques stages pratiques à l’étranger. Il est donc devenu difficile d’identifier l’adversaire et de le classer dans une des cases préexistantes. En fait nous sommes de plus en plus confrontés à ce qu’on pourrait appeler des autodidactes du terrorisme.

Quel est leur profil ? Que rejettent-ils ? Peut-on parler d'un rapport névrotique à leur univers ? En quoi ?


Christophe Soullez :
Il est très difficile d’établir un profil et c’est justement là la difficulté pour les services de police. Vous pouvez très bien trouver de jeunes hommes qui ont une solide culture universitaire et une bonne situation professionnelle que des jeunes sans qualification et sans emploi. Généralement ils vont rejeter la société dans laquelle ils vivent, haïr les valeurs du monde occidental et vont se réfugier dans l’interprétation qu’ils vont faire ou/et qu’on va leur fournir de la nécessité d’imposer un islam radical face à la décadence de l’occident. Par ailleurs l’autre difficulté c’est que, généralement, ces individus ne sont pas connus des services de renseignement car, justement, ils vivent cachés. On ne les connaît qu’au moment du passage à l’acte. En revanche certains peuvent parfois, auparavant, être passés par la case délinquant de droit commun. Mais, là encore, il est impossible de faire des généralités.

Julien Marcel :Les tueurs de masse sont avant tout des hommes. Sur l’ensemble des cas étudiés, ils représentent 96 % des auteurs de ces crimes. Si l’on étudie l’ensemble des tueries de masse depuis 1980, on découvre que l’âge moyen des tueurs de masse est de 26 ans et 2 mois. Si cela démontre que ces accès de violence extrême touchent en priorité les populations dites "jeunes", il est néanmoins intéressant d’observer ce chiffre dans le détail. En effet, si l’on analyse ces chiffres en fonction du lieu où ces actes sont commis, l’âge des tueurs de masse est très différent. Si l’on isole les cas de tuerie de masse dans le milieu scolaire qui représentent environ 45 % de l’ensemble des tueries de masse étudiées, l’âge moyen du tueur de masse tombe à 16 ans et 3 mois tandis que celui du reste des tueurs de masse monte à 40 ans et 7 mois. Les adolescents et les personnes appartenant à la tranche d’âge 35-44 ans sont donc très largement représentés dans les crimes observés. Dans l’imagerie populaire, ces deux périodes (adolescence et la tranche d’âge 35-45 ans) correspondent à des passages dits "charnières" (le concept culturel de midlife crisis - crise du milieu de vie - est intéressant pour comprendre cette surreprésentation de la tranche 35-45 ans).

En outre, le tueur de masse connaît bien souvent dans son parcours divers traumatismes empêchant un processus de socialisation complet. Ces individus ont, par exemple, dans un grand nombre de cas, eu une éducation très sévère, voire violente. La plupart d’entre eux (de façon cumulative ou non) sont en rupture avec leur famille, ils ont de grandes difficultés à construire une vie de couple, ils ont une vie amicale quasi inexistante, ils ne sont que très peu impliqués dans la vie de leur quartier ou de leur ville, ils ont connu l’échec scolaire et sont en situation précaire sur le volet de l’emploi.

Enfin, l’analyse du parcours des auteurs de tueries de masse laisse apparaître que, dans près des trois quarts des massacres étudiés, le tueur avait été victime de brimades et d’humiliations. Ces agressions qui interviennent dans la vie des futurs tueurs de masse s’inscrivent dans la durée et sont en général commises par une ou des personnes de leur entourage proche (il peut s’agir de membres de leur famille, de collègues de bureau, de camarades de classe, de voisins…).

En commettant un tel acte, le tueur de masse cherche à supprimer des individus qui ne sont que les miroirs d’aspirations inabouties. Ce qu’il veut, c’est bruler une image négative qui lui est, selon lui, sans cesse imposée. Le tueur de masse souhaite en supprimer les vecteurs : les autres, la société, les femmes, les riches, les puissants… Lors de son massacre le tueur de masse est pour un moment supérieur à ses congénères. Il est le seul à avoir le choix de tuer ou de laisser en vie. Oscillant entre narcissisme exacerbé et pulsion vengeresse, le tueur de masse cherche également à s’assurer une gloire dont le fait qu’elle puisse être post-mortem n’a que peu d’importance.

Une fois ces facteurs établis, comment gère-t-on ce nouveau type de menaces ? Et comment concrètement les prévenir ?

Christophe Soullez : Il faut bien entendu que les pouvoirs publics et notamment les services de renseignement acceptent de remettre en cause leur mode de réflexion classique et changent d’angle de vision. Il faut ensuite que l’information circule dans tous les services de police et de gendarmerie. Aujourd’hui les circuits de l’information sont encore trop souvent cloisonnés. Or, puisque nous devons faire face à des individus dormants, qui peuvent habités des quartiers sensibles mais également des villages, il est essentiel que les moindres comportements suspects puissent faire l’objet d’une analyse précoce et surtout que les signes ainsi décelés soient pris en compte avec rigueur par les services spécialisés. En France il est indispensable que la Direction centrale du renseignement intérieur entretienne des liens beaucoup plus étroits avec les services de l’information générale et réciproquement. Car ce sont les services de l’information générale, connectés à la sécurité publique ou à la gendarmerie, qui sont notamment chargés de suivre le radicalisme dans les quartiers sensibles et qui sont donc aussi susceptibles de fournir de l’information sur de potentiels terroristes.

Julien Marcel : Il semble quasi impossible de mettre un terme à ce phénomène des tueries de masse, mais celui-ci pourrait être contenu. Certains dispositifs pourraient même, lors de la survenance d’un tel massacre, en limiter les conséquences en termes de victimes. Des dispositifs de prévention situationnelle dans les lieux sensibles, une veille sur le Web par des polices spécialisées, la mise en place de politiques anti-bulliying  ou la mise en place d’outils de lignes d’écoute dans les écoles ou les entreprises sont autant de solutions qui pourraient juguler le phénomène des tueries de masse.

Les médias doivent également s’interroger sur la manière dont ils traitent ce genre d’affaire criminelle. Les tueries de masse ont toutes connu une médiatisation extrêmement importante et chaque massacre a été relaté dans les moindres détails et en temps réel. Sans affirmer qu’une telle mise en lumière de ces actes criminels ait été le ciment de certains passages à l’acte, on peut néanmoins affirmer qu’elle garantit une médiatisation à celui qui voudrait commettre un tel acte et qu’elle constitue pour lui un mode d’emploi.

Enfin, c’est toute la société qui doit aujourd’hui être sensibilisée à la possible survenance de ce type de massacre. Sans pour autant se perdre dans un climat de psychose, l’ensemble de la population doit désormais intégrer ce phénomène pour mieux le comprendre, l’appréhender et surtout le combattre.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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