De la nécessité de chérir la liberté d’expression à l’ère des réseaux sociaux <!-- --> | Atlantico.fr
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Bérénice Levet publie « Le Courage de la dissidence L'esprit français contre le wokisme » aux éditions de l’Observatoire.
Bérénice Levet publie « Le Courage de la dissidence L'esprit français contre le wokisme » aux éditions de l’Observatoire.
©Anne-Christine POUJOULAT / AFP

Bonnes feuilles

Bérénice Levet publie « Le Courage de la dissidence L'esprit français contre le wokisme » aux éditions de l’Observatoire. Anonner le catéchisme républicain ou faire tintinnabuler la clochette de l'identité nationale, ces voies empruntées jusqu'ici se sont révélées bien impuissantes à endiguer la déferlante wokiste. Si, de tous les pays attaqués par le wokisme, il ne devait en rester qu'un, que la France soit celui-là. Ayons le courage de la dissidence civilisationnelle ! Extrait 1/2.

Bérénice Levet

Bérénice Levet

Bérénice Levet est philosophe et essayiste, auteur entre autres de La Théorie du Genre ou le monde rêvé des anges (Livre de Poche, préface de Michel Onfray), le Crépuscule des idoles progressistes (Stock) et vient de paraître : Libérons-nous du féminisme ! (Editions de L’Observatoire)

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Disons-le sans délai, si nous chérissons la liberté d’expression, ce n’est pas parce qu’elle reconnaît à chacun le droit de s’exprimer. La liberté d’expression est un droit de l’homme, mais non pas au sens tout narcissique que nous sommes venus à attacher à ce concept, où seuls importent l’expression de soi, le droit de dire ce que l’on « pense », c’est-à-dire ce qui passe par la tête. Cette liberté ne nous intéresse guère, elle n’est pas ce qui nous rend précieux l’existence d’un espace public où les opinions et les idées circulent sans entraves, même si, que le lecteur se rassure, je ne demande nullement qu’on la bride ni ne la réprime ! Lorsque nous n’avons rien à dire, lorsque nous ne pensons rien au sens fort du terme, ou lorsque nous pensons simplement comme « on » pense – et telle est notre condition première, là encore l’allégorie de la caverne nous peint  – est-il si nécessaire de le faire savoir ? La seule parole publique légitime, et intéressante pour le reste des hommes, est celle qui s’élabore soigneusement dans le silence et la retraite du foyer, celle qui peut prétendre véritablement jeter quelque éclairage inédit sur le réel – mais je sais que c’est là placer la barre très haut  et qu’à ce titre peu survivraient !

Ses plus profonds théoriciens sont anglais, Milton et Stuart Mill, mais c’est peut-être en France que leur bel et définitif éloge de la liberté d’expression a trouvé une de ses plus intenses traductions. Cet état de perpétuel dialogue qui nous caractérise l’exige. Nous avons, nous autres Français, à son endroit une sorte de devoir, nous qui, longtemps, avons incarné aux yeux du monde entier la liberté  : « Il y avait cette pensée française, rappelle, en 1946, Bernanos, partout confondue avec la liberté de pensée. »

La liberté d’expression, devenue clochette tintinnabulante, reçoit grâce à Stuart Mill notamment, un sens autrement rigoureux, vigoureux et noble que celui que nous autres, hommes du XXIe  siècle, sommes venus à lui attacher. Il ne s’agit pas de réclamer le droit à la parole immédiate, brute, informe, non plus le droit, tout narcissique, de s’exprimer, mais le droit à la recherche en commun de la vérité, du juste, du bien. L’exigence de libre communication des pensées et des opinions a pour fondement la faillibilité humaine et est aiguillonnée par l’espoir d’approcher davantage du vrai, de faire les choix les plus droits.

Tout est toujours à redire, disait Bainville. De fait, et sur ce chapitre, il ne reste qu’à glaner sur Aristote : de même qu’« un repas où les convives apportent leur écot est meilleur qu’un simple repas offert par une seule personne », la Cité sera d’autant plus équitablement réglée que les décisions y sont le fruit de la délibération en commun. Belle analogie que celle proposée par Aristote du repas pris en commun pour fonder la légitimité de la pluralité des opinions. Bref, le démocrate est modeste, « il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent », écrivait Albert Camus, dans un texte dont le titre nous semble destiné, « Réflexions pour une démocratie sans catéchisme ». Milton parlait, à propos des maîtres-censeurs, d’une tyrannie de l’arrogance. Nous y sommes.

Si l’espace public, a fortiori au temps des réseaux sociaux, devient le lieu d’affrontements stériles, d’anathèmes et autres combats de coqs, là n’était pas sa fonction originelle. Il faut relire Jean-Pierre Vernant sur ce point. Lorsque l’espace public se dessine en Grèce, c’est précisément comme lieu de confrontation et d’argumentation : il s’agit de rendre compte de ce que l’on affirme, « se prêter à critique et à controverse ». « Les règles du jeu politique –  la libre discussion, le débat contradictoire, l’affrontement des argumentations contraires » acquièrent de surcroît une portée normative, montre bien l’auteur de Mythe et pensée chez les Grecs. Ces règles « s’imposent comme règle du jeu intellectuel ». L’espace public est ainsi ce lieu où les idées formées dans la retraite et la solitude du foyer se risquent à l’épreuve du jugement d’autrui et courtisent l’assentiment d’autrui. Et c’est bien ainsi que les hommes du  XVIIe   et du XVIIIe siècles l’entendront et la défendront.

La liberté d’expression, en sa fière origine, n’était pas revendiquée pour permettre à chacun de dire ce qui lui passe par la tête, dans la spontanéité du moment et l’impétuosité de ses désirs et colères. Son fondement ontologique doit être rappelé : s’il convient de disposer d’un espace public où, librement, les points de vue doivent pouvoir se confronter, c’est que les questions qui concernent le domaine des affaires humaines ne sont pas d’ordre technique ou mathématique. Il n’est pas de spécialistes, pas d’experts de la chose commune ; nul ne peut prétendre détenir la « solution » et l’imposer à tous, parce que ce schéma du problème qui appelle sa solution est dépourvu de pertinence dès lors qu’il s’agit de l’humaine nature et condition.

Si l’on tient à parler le langage des droits de l’homme, disons de la liberté d’expression qu’elle est une nécessité pour l’homme en tant qu’il aspire au  Vrai, au  Bien, au Juste et que, créature, faillible, ne pouvant prétendre en être le confident ou le dépositaire, il a besoin d’un espace où il pourra rendre publiques, exposer, soumettre à ses semblables, les pensées forgées dans le dialogue avec lui-même.

La « libre circulation des pensées et des opinions » comme le disait, de manière autrement plus heureuse car plus rebelle à toute captation subjectiviste et narcissique, la  Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, est un besoin pour la pensée, pour la vérité, pour le réel. « La liberté est la nourrice de toutes les grandes intelligences », plaidait Milton.

L’absolu n’est pas de ce monde et nous sommes voués à la conversation – mais loin d’y voir une faille, voire un châtiment, plaisons-nous, avec  Lessing et la parabole des trois anneaux, à ce donné de l’humaine condition. Sachons nous réjouir de ce que nul ne pouvant s’ériger en détenteur du Vrai, jamais la conversation ne connaîtra de fin.

Pas de vérité révélée, pas de parole d’autorité – « ni la Constitution ni la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du Ciel qu’il faut adorer et croire », écrivait Condorcet  –, seule une vérité argumentée a ici droit de cité, et de la qualité de l’argumentation procède la qualité de la conversation civique. On ne dirige pas les esprits autrement que par les ressources de la langue.

La première vertu de la conversation, civique comme amicale, avant même celle de conduire l’interlocuteur à réviser ses convictions, est d’obliger chacun à exposer ses raisons. Ce que, dans une lettre à Flaubert, George Sand énonce avec éclat : « Ça ne fait pas qu’on se change l’un l’autre, au contraire, car en général on s’obstine davantage dans son moi. Mais, en s’obstinant dans son moi, on le complète, on l’explique mieux, on le développe tout à fait, et c’est pour cela que l’amitié est bonne, même en littérature. » De surcroît, une vérité qui ne s’expose pas n’en sort en aucune façon fortifiée, au contraire. « On la professera, met en garde Stuart  Mill, comme une sorte de préjugé sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement », elle aura perdu sa « puissance vitale ».

Extrait du livre de Bérénice Levet, « Le Courage de la dissidence L'esprit français contre le wokisme », publié aux éditions de l’Observatoire

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