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Cyrille Bret : “Toute la difficulté est que le terrorisme étant partout, il n’est nulle part de sorte qu’il est très difficile de le définir”
©ERIC FEFERBERG / AFP

Grand entretien

Dans son livre "Qu'est ce que le terrorisme" publié aux éditions Vrin, Cyrille Bret, ancien élève de l'ENS et de l'ENA, aujourd'hui professeur de philosophie à Science Po aborde la question du terrorisme à travers le prisme de la philosophie. Se faisant, il permet au lecteur de récupérer la hauteur nécessaire pour aborder un sujet qui chamboule l'ordre et les valeurs démocratiques. Entretien.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Atlantico : Dans votre livre intitulé Qu'est-ce que le terrorisme ? publié aux éditions Vrin, vous abordez dès le début la difficile question de la définition du terrorisme. Après avoir rappelé que les diverses définitions étaient tantôt trop larges, tantôt trop précises, vous proposer une définition "par les victimes". Quelle est-elle et pourquoi ce choix ?

Cyrille Bret : Le terrorisme cible certaines victimes (les civils, les passants, etc.) et c’est ce qui lui permet d’instiller la terreur parmi toute une population et d’y exercer une tyrannie mentale. Devant les images des attentats du 13 novembre, chacun a pu s’identifier aux victimes des fusillades. Et c’est pour cela que la peur panique a pu se répandre dans notre pays. Faire des victimes parmi les « gens ordinaires » ou « Monsieur Toulemonde », c’est à coup sûr répandre un sentiment de vulnérabilité généralisé : n’importe qui, n’importe où et n’importe quand peut être frappé, tué ou blessé. Le choix de victimes innocentes c’est-à-dire extérieures aux conflits internationaux ou politiques est la clé du terrorisme car il conditionne l’effet du terrorisme (la terreur) et indique l’intention (la domination mentale). Ainsi, quand le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient pose des bombes pour le compte du Hezbollah dans la rue de Rennes le 17 septembre 1986, il  frappe n’importe qui pour instiller une panique dans la population française afin de la dominer symboliquement et d’infléchir indirectement le cours de la politique française. D’un point de vue personnel, cela a été mon premier choc politique direct et c’est ce qui me semble le plus symptomatique de l’action terroriste.

Si le choix de victimes innocentes est à mon sens essentiel pour comprendre le terrorisme par-delà la diversité de ses manifestations historiques, politiques et tactiques, il faut élargir le champ des investigations. Dans mon livre, j’ai cherché à affronter une difficulté que je rencontre depuis plus de dix ans quand je débats du terrorisme avec mes amis, mes étudiants, mes lecteurs, mes collègues ou mes contradicteurs. Bien souvent on m’a répété que le terrorisme était insaisissable, indéfinissable. Les esprits éclairés avec lesquels j’ai travaillé sur le sujet à la Fondation Rockefeller – Antoine Garapon, Michel Rosenfeld qui ont publié il y a peu Démocraties sous stress – m’ont bien souvent fait remarquer que les terrorismes sont très variés et très variables dans le temps et l’espace. Quoi de commun entre le terrorisme anarchiste de la fin du 19ème siècle en Europe qui parvient à assassiner le Président de la République Française, Sadi Carnot en 1894, le terrorisme islamiste contemporain réalisant les attentats du 11 septembre 2011 ou encore le terrorisme d’extrême gauche des années 1970 en France (Action Directe), en Italie (Brigades Rouges) et en Allemagne (Bande à Baader) ? Et c’était un défi que de trouver un point commun entre tous ces phénomènes. D’autres esprits tout aussi vifs m’avaient fait remarquer le caractère réversible de l’accusation « terroriste ! ». Bien souvent des étudiants pleins de bonne volonté m’ont indiqué leur désarroi : comment identifier un terroriste alors même que les terroristes revendiquent bien souvent le nom de « soldat », de « combattant » et de « résistant ». Ainsi, les mouvements palestiniens ont, depuis la création de l’Etat d’Israël, constamment revendiqué le statut de combattants de la liberté alors même qu’Israël les considère comme des terroristes. C’est le défi du relativisme selon lequel il n’y a pas de terroriste objectivement mais seulement relativement à un point de vue politique. En somme, « terroriste » est-il toujours le nom de mon adversaire ?

C’est pour cette raison que j’ai essayé de trouver des caractéristiques à la fois constantes dans le temps et dans l’espace et des traits qui ne varient pas selon le point de vue politique. Tout l’objet de mon livre est de sortir du relativisme pour réaliser une définition. Je retiens pour ce faire 3 critères essentiels.

Premier élément essentiel, le terrorisme est une tactique politique. Ce n’est pas une idéologie, une religion ou un programme politique spécifique car chaque courant politique (de gauche ou de droite) et chaque confession (religion monothéiste ou non) peut être revendiquée comme source de justification du terrorisme. Il est tout aussi illusoire de considérer que l’islam est intrinsèquement terroriste que de soutenir que tout idéal communiste est structurellement terroriste. Le terrorisme est le choix du recours à une certaine violence (attentat, massacre, prise d’otage) pour remporter une victoire politique quand le rapport de force militaire est défavorable. Ainsi, dans les luttes anticoloniales, à certains moments de l’affrontement contre l’occupation japonaise en Chine, française en Algérie ou en Indochine ou britannique en Irlande, des mouvements ont choisi de recourir à ce type de violence pour obtenir un résultat politique : l’indépendance. Mais d’autres tactiques sont possibles pour obtenir ce but : Gandhi a utilisé résolument la résistance passive pour obtenir l’indépendance de l’Inde. De même, le recours à des opérations militaires classiques a permis la libération du territoire national français lors de la Deuxième Guerre Mondiale. Le terrorisme est une tactique politique qui choisit un certain type de violence.

Deuxième élément essentiel, le terrorisme utilise la violence pour instiller la terreur. Cela peut paraître évident, tautologique ou bêta. Mais l’effet recherché par la violence terroriste est bien un certain type très particulier de peur. C’est une peur panique, une peur maximale et une peur généralisée. Après les attentats de la gare d’Atocha à Madrid en 2004, la population espagnole s’est sentie visée dans son ensemble et dans ses habitudes quotidiennes. Gare de transit pour les banlieusards, Atocha a été le lieu d’une vie ordinaire fauchée par les explosifs. Là encore, l’effet psychologique des attentats est de faire que tout un chacun se sente une victime potentielle quel que soit son statut politique ou son engagement. C’est cela la terreur du terrorisme : un sentiment de vulnérabilité généralisée dans une population.

Enfin troisième élément, cette terreur se propage parce que les victimes symboliques et les victimes physiques se ressemblent mais sont distinctes. La plupart des attentats, en dépit de l’horreur panique qu’ils suscitent, font moins de victimes et désorganisent moins un pays qu’une bataille, un tsunami ou une catastrophe naturelle. En revanche, ils ont un impact psychologique particulièrement fort car ils sont soigneusement « mis en scène » par les terroristes afin d’avoir un effet psychologique maximal. Quand Breivik mitraille la jeunesse norvégienne sur l’île d’Utoya en 2011, il renforce l’effet de panique en déclenchant le même jour des explosions. Même si le nombre de victime est inférieur à celui des accidents de la route dans le pays, néanmoins la cruauté, la gratuité et la concentration dans le temps lui donne une portée maximale. C’est que le terrorisme est une tactique de violence triangulaire : par le biais des victimes physiques – minées à vie – le terroriste vise tout une société qui devient sa victime symbolique.

Ne présente-t-elle pas le même problème que les autres définitions in fine ?

Je vous répondrais tout à la fois « Oui » et « Non ».

Oui : définir le terrorisme est difficile au même titre et au même degré que définir la démocratie, le libéralisme ou la social démocratie. Les définitions dont bien difficiles à produire, surtout en politique, en droit et en relations internationales. Car les points de vue sont multiples et les intérêts sont à l’œuvre dans les débats sur la définition. Pour prendre un exemple trivial : on cherche aujourd’hui bien souvent à répondre à la question « Qu’est-ce que le macronisme ? ». On voit bien que la définition du macronisme est difficile à réaliser parce que les intérêts politiques sont en jeu : ceux qui le définiront comme le « progressisme contemporain » ont pour but de le promouvoir et de le justifier. Ceux qui définiront le macronisme comme le « social-libéralisme mondialisé » cherchent à le discréditer notamment aux yeux de la population hostile à la mondialisation et au libre-échange. Définir le terrorisme est en butte à la même difficulté : c’est toujours s’insérer dans un combat politique et donc être biaisé par ses préjugés, ses intérêts et le contexte.

A votre question, je suis également tenté de répondre « non » également. Le terrorisme est plus difficile à définir que les autres phénomènes politiques pour plusieurs raisons.

D’une part, le terme est omniprésent dans le débat public depuis deux décennies. A la limite tout est politique à partir du moment où on veut le critique. Ainsi, à la tribune de l’ONU, le président iranien a présenté les sanctions américaines contre son pays comme une forme de « terrorisme économique ». Toute la difficulté est que le terrorisme étant partout, il n’est nulle part de sorte qu’il est très difficile de le définir.

D’autre part, le terrorisme est difficile à définir car c’est une invective politique. L’horreur des attentats a tendance à paralyser l’analyse rationnelle. Et c’est bien normal. A la limite, qui raisonne calmement sur le terrorisme pour l’étudier, l’analyser et le critique est suspect : comprendre, c’est déjà excuser et cela n’est pas admissible. C’est une difficulté que je rencontre souvent : des policiers comme des lecteurs me disent « A quoi bon raisonner quand la priorité est de combattre ? ». C’est vrai. Mais je considère qu’il ne faut pas oublier que les terroristes visent précisément la paralysie de la raison. Les attentats sont organisés aussi pour enfermer les populations dans un cycle d’action et de réaction où la réflexion n’a plus sa place. La définition du terrorisme suscite des réactions de rejet.

Pour toutes ces raisons, j’aurais tendance à dire que le terrorisme est encore plus difficile à définir que bien des phénomènes politiques.

Jean-François Deniau (alors député) à l’Assemblée nationale en 1986 dans les discussions générales concernant la loi relative à la lutte contre le terrorisme s'inquiétait de la confusion possible entre terrorisme et résistance et déclara : « C'est parce qu'on fait 3 % des voix, au mieux, dans des élections libres qu'on remplace par des bombes les bulletins de vote qui manquent. Le terrorisme, ce n'est pas la voix du peuple ; c'est justement essayer d'étouffer la voix du peuple par le bruit des mitraillettes ou des explosions, pour finalement la faire taire ». Votre définition n'est-elle pas directement inspirée de cette déclaration ?

Jean-François Deniau est une figure que j’ai toujours admirée. Intellectuel et politique, philosophe et tacticien, il est une personnalité morale et politique incontournable. Pour moi et pour bien des philosophes formés à l’Ecole Normale Supérieure.

Et, quand j’ai abordé la question du terrorisme, comme bien des Français, j’ai été effrayé et intrigué par la Résistance française. La Résistance est un motif de fierté nationale profond. Pour moi tout particulièrement car ma famille a été, comme bien d’autres, déchirée par l’Occupation et le souvenir de la Résistance. 

La Résistance intérieure et la figure de Jean Moulin soulignent toute la difficulté de tracer une frontière entre l’héroïsme et la barbarie. N’oublions pas : les forces d’occupation allemandes appelaient « terroristes » les Résistants. Et bien des caractéristiques semblent identique : action clandestine, opérations armées, assassinats surprises, etc. D’où l’absolue nécessité de distinguer clairement le terrorisme de la Résistance en analysant les tactiques terroristes. Le groupe Manouchian a bel et bien réalisé des assassinats. Mais il s’agit d’assassinats ciblés incapables d’installer un climat de terreur dans toute la population française ou allemande. Qu’on se souvienne : le groupe a organisé l’assassinat de Julius Ritter, général organisant le Service du Travail Obligatoire en France en 1943. Il ne s’agit pas d’une victime « innocente » mais d’un soldat engagé dans une opération d’occupation et d’exploitation d’un territoire et d’une nation. C’est dans le choix des victimes que se joue la différence – essentielle – entre Résistance et terrorisme. Qu’on frappe des civils n’assumant aucune fonction officielle dans une action armée ou militaire et c’est du terrorisme. Quand on choisit ses victimes parmi les troupes d’occupation pour un assassinat ciblé et c’est une action de résistance.

La très belle phrase de Deniau doit nous rappeler que, face au terrorisme, nous devons garder clairement à l’esprit les grands principes à respecter dans l’usage de la violence politique. Si toute violence est critiquable, toutes les violences ne se valent pourtant pas : celle du groupe Manouchian ne doit pas être placée sur un pied d’égalité avec celle de l’Etat islamique. 

Vous proposez donc une approche philosophique de la question du terrorisme, mais que faites-vous de différent par rapport à d'autres auteurs ayant déjà abordé cette question ? Quel est l'intérêt d'aborder la question du terrorisme (et, de facto de la lutte anti-terroriste) à travers le prisme de la philosophie pour faire face au phénomène du terrorisme islamiste qui touche nos sociétés démocratiques ?

J’ai entrepris ce livre car j’étais à la fois passionné mais insatisfait par l’état des débats contemporains sur le terrorisme. J’ai beaucoup appris en lisant les ouvrages d’Olivier Roy comme Le Jihad et la mort, de Gilles Kepel comme Terreur dans l’Hexagone ou encore François Burgat. J’ai approché des phénomènes complexes et très évolutifs. Les figures du terrorisme qu’il soit salafiste, chiite ou encore anti-colonial doivent être analysées en détail afin de ne pas basculer dans la pensée automatique.

Mais j’ai éprouvé une certaine insatisfaction car je trouvais les débats contemporains trop étroits. Les spécialistes des religions se demandent de façon continue si l’islam est terroriste. De même, les psychologues se demandent quels sont les motifs de la radicalisation. Et les sociologues si la pauvreté conduit à l’action terroriste. Mais les débats contemporains sont concentrés sur certaines formes de terrorisme et perdent de vue la profondeur historique. Non : le terrorisme n’est ni une menace récente ni une menace inouïe. La réflexion philosophique est très complémentaire des débats politiques, économiques ou encore psychiatriques car elle oblige à prendre un recul conceptuel sur le phénomène. Ainsi, elle peut mettre en évidence des idées toutes faites et montrer leurs limites. Non, il n’est pas évident que le terrorisme est intrinsèquement lié au fanatisme religieux. Il peut participer aux luttes anti-coloniales sécularisées. Non, il n’est pas évident que le terrorisme est aveugle. Il peut contribuer à des stratégies politiques sophistiquées – même si elles sont hautement critiquables.

La philosophie politique permet de se dégager des préjugés et de l’urgence et donc de résister intellectuellement aux terrorismes. Proposer une réflexion rationnelle sur le terrorisme est une façon, pour moi, de contribuer à la résistance au terrorisme par la pensée.

Vous concluez le deuxième chapitre par un constat qui pourrait intriguer qui n'est pas familier du sujet en assumant le fait qu'une « politique anti-terroriste authentiquement démocratique et réellement efficace est illusoire ». Comment l'expliquer ?

Face au terrorisme, les démocraties sont prises dans un dilemme terrible que ne connaissent pas les autres régimes politiques. Face à des attentats, des réseaux clandestins et des mouvements radicaux, les régimes autoritaires ou les systèmes totalitaires n’ont qu’un seul impératif : l’efficacité dans la répression. C’est un face à face essentiel où le régime autoritaire joue sa légitimité comme Etat seul détenteur de la force armée.

Les démocraties, elles, jouent aussi leur crédibilité. Les attentats sont bien souvent organisés pour contraindre les démocraties à se renier en adoptant des législations d’exception. Ainsi, les terroristes anarchistes français de la fin du 19ème siècle, comme Ravachol, ont voulu contraire la IIIème République à révéler son visage oppressif. La réaction des pouvoirs publics était intégrée dans la stratégie des terroristes. Un attentat était destiné à appeler une répression féroce et à manifester le caractère oppressif du régime bourgeois. En adoptant les « lois scélérates » interdisant la propagande anarchiste, la démocratie française est allée aux limites en matière de liberté d’expression.

C’est ce délicat équilibre entre efficacité et préservation des principes démocratiques que je veux pointer dans la phrase que vous mettez en évidence. Si une démocratie ne se donne comme objectif que l’efficacité dans la lutte contre le terrorisme, elle se reniera comme démocratie : elle utilisera des procédures pénales dérogatoires où les droits de la défense sont moins bien garantis par exemple. Mais si une démocratie a pour objectif cardinal le respect de ses principes, elle risque d’être inefficace et donc d’être affaiblie.

Face aux terrorisme, les démocraties sont dans un dilemme tragique : soit être efficaces et se renier comme démocraties, soit être intégralement démocratiques et se trahir comme Etat devant assurer la sécurité.

Lutter contre le terrorisme dans le respect de nos valeurs démocratiques est-il pour autant impossible ?

Certainement pas. Les démocraties ont les moyens de se défendre efficacement contre le terrorisme. Elles sous-estiment elles-mêmes leurs capacités de résilience dans la lutte contre le terrorisme. Mais l’équilibre est difficile à trouver entre principes démocratiques et défense de la sécurité. 

C’est pourtant loin d’être « mission impossible ». A la différence des régimes autoritaires, les démocraties ont à leur disposition de nombreuses forces qu’aucun autre régime ne peut mettre en œuvre. On l’a vu à New York en 2001 à Madrid en 2004, à Londres en 2005 ou encore à Paris en 2013 : une population démocratique est résiliente car elle a l’oppression en haine et a pour principe cardinal la liberté. Quiconque tente de terroriser un peuple démocratique, de paralyser une société ouverte ou une population éprise de liberté ne peut emporter de victoire que temporaire. La volonté de mener une existence libre et indépendante l’emporte face aux stratégies de terreur.

Les démocraties ont également la chance de disposer de juridictions fortes et de services de police éprises d’Etat de droit. C’est une des grandes conquêtes de la République en France : placer le maintien de l’ordre et de la sécurité sous la houlette des principes de liberté et d’égalité. Si les revers des démocraties peuvent paraître plus graves à court terme, ils sont plus rapidement effacés.

La nécessité de refus de la symétrie dans la conduite d'une politique de lutte contre le terrorisme que vous évoquez n'est-elle pas une limite qui a déjà été franchie à de nombreuses reprises ? Au niveau national notamment par les exécutions extra-judiciaires assumées par François Hollande ou encore avec les déclarations de Florence Parly qui estimait que si les djihadistes français mourraient à Raqqa ce serait « tant mieux » ou même au niveau international avec Guantanamo ou la sinistre prison d'Abou Ghraib ? 

Les démocraties jouent leur crédibilité dans de telles pratiques de lutte anti-terroristes. L’usage de la torture (durant la bataille d’Alger), les exécutions extra-judiciaires, les détentions indéfinies et sans motif ou encore les punitions collectives, toutes ces pratiques doivent être tenues en lisière par les démocraties dans leur lutte contre le terrorisme.

Car elles font courir un risque terrible aux démocraties : celui d’apparaître sur la scène politique mondial ou nationale comme recourant au même type de violence que les terroristes. Quand elles sont attaquées, les démocraties ont le droit et même le devoir d’utiliser la violence physique pour se défendre quand cela est nécessaire et dans les proportions nécessaires. Mais toutes les violences ne se valent pas et toutes les violences ne sont donc pas permises pour obtenir des résultats contre le terrorisme.

De même que discriminer entre la violence du Résistant et celle du terroriste est possible et nécessaire. De même, distinguer entre la violence légitime de l’anti-terrorisme et la violence délégitimante de la torture ou du bombardement non ciblé est indispensable.

Pour conclure, vous rappelez que, malgré tout, les seuls succès concrets et durables du terrorisme « viennent de l'instauration, par les démocraties elles-mêmes, de réductions durables des libertés publiques ». Dans cette optique, ne peut-on pas conclure à un échec sur le fond de la lutte anti-terroriste menée en France depuis la XIVe législature ?

Mon but est avant tout de faire prendre consciences aux démocraties du fait que les terroristes visent avant tout le suicide des démocraties. Conservons en mémoire les résultats effectifs des attentats terroristes en France. Ont-ils désorganisés l’économie ? Non. Ont-ils réussi à organiser une guerre civile ? Non plus. Ont-il affaibli l’unité nationale ? Au contraire. En somme, même si nous pleurons amèrement nos victimes, nous devons admettre que les terroristes n’ont pas eu de succès réels. Les seuls dommages qu’ils parviennent à infliger réellement à la démocratie française, ce sont les dommages que certains hommes politiques se croient tenus de faire pour satisfaire, croient-ils, leur électorat. Instaurer une surveillance de masse est un de ces résultats que les terroristes visent et que la République peut être tentée de réaliser.

A la lumière de cet entretien est-il faux de noter que les individus qui se veulent « les plus durs » en matière de lutte contre le terrorisme, qu'ils se prétendent experts, politiques, journalistes (...) ne sont pas ceux qui, au final, épousent le mieux l'agenda de l'organisation Etat islamique ?

C’est tout le paradoxe de l’anti-terrorisme. Et c’est toute la stratégie des terroristes. Face à l’urgence, au scandale et à l’horreur des attentats, les autorités politiques, les opinions publiques et les services de lutte contre le terrorisme sont tentés par des mesures expéditives. Réclamer des procédures dérogatoires, des législations d’exception et des campagnes radicales contre l’organisation Etat islamique, c’est bien souvent réaliser le programme de cette organisation. C’est en effet démanteler l’un après l’autr  les éléments des régimes politiques démocratiques, les protections juridictionnelles dont bénéficient les individus et installer la société dans un contrôle à la hauteur de la terreur. La tragique stratégie de l’anti-terrorisme expéditif réalise ce qu’il veut éviter : l’affaiblissement des démocraties. A nous de conserver la tête froide et l’esprit clair : non le terrorisme ne peut pas nous tuer comme nation, comme démocratie et comme société ouverte !

Propos recueillis par Nicolas Quénel

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