Covid-19 : les fraudes au chômage partiel auraient atteint les 400 milliards de dollars aux Etats-Unis. Quid de la France ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un homme sort d'une agence Pôle Emploi.
Un homme sort d'une agence Pôle Emploi.
©LOIC VENANCE / AFP

Quoi qu'il en coûte

La fraude liée aux allocations chômage aux Etats-Unis pendant la pandémie pourrait facilement atteindre 400 milliards de dollars. Quelle a été la réalité en France ? Le principe du chômage partiel a-t-il pu être détourné de manière abusive ?     

Sébastien Laye

Sébastien Laye

Sebastien Laye est chef d'entreprise et économiste (Fondation Concorde).

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Sandra Nevoux

Sandra Nevoux

Sandra Nevoux est Economiste / Chercheur.

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Atlantico : La fraude au chômage aux Etats-Unis pendant la pandémie pourrait facilement atteindre 400 milliards de dollars, selon certaines estimations. Comment expliquer ce phénomène ? Quelle a été la réalité en France ? Les indemnisations et le principe du chômage partiel ont-ils pu être détournés de manière abusive ?  

Sébastien Laye : Le principal souci des autorités, lors du début de la crise sanitaire, a été de s'assurer que l'argent pourrait parvenir rapidement à ceux qui en auraient besoin. Aux Etats Unis, les allocations chômage ont été considérablement augmentées et leur processus d'attribution simplifié. Le gouvernement anticipait un certain montant de fraudes (3-4% des sommes) comme un mal nécessaire mais certainement pas 400 milliards détournés, ce qui me parait excessif (un tiers des sommes...). La fraude réelle (la création d'entités vides pour détourner de l'argent) reste anecdotique mais les effets d'aubaine et les comportements opportunistes sont plus préoccupants. En France, le chômage partiel était si automatique dans certains cas que la tentation de mettre tout le monde en chômage partiel fut grande. Sur un coût de 30 milliards, le ministère du Travail estime que seuls 225 millions ont été détournés. Au plus fort de la crise? 9 millions de salariés furent concernés par ce phénomène: les syndicats et une commission de l'Assemblée nationale estiment que la fraude réelle a largement dépassé ce chiffre... angélique.

Sandra Nevoux : De même que l’assurance chômage aux Etats-Unis, le dispositif d’activité partielle français a lui aussi pu faire l’objet de fraude. Il convient à mon sens de distinguer trois types de fraude.

Le premier type de fraude correspond à des erreurs commises de bonne foi par les entreprises, telles que des erreurs de calcul dans les heures (notamment en raison de la complexité du régime de temps de travail) ou les allocations. Les pouvoirs publics ont fait preuve de clémence envers ces entreprises en décidant du remboursement des sommes indûment perçues au cas par cas[1].

Le deuxième type de fraude consiste pour une entreprise à recourir au dispositif d’activité partielle alors qu’elle n’en a pas véritablement besoin ou que le dispositif ne lui permettra pas de surmonter ses difficultés structurelles. Le bien-fondé de la demande d’activité partielle est dans ce cas plus difficile à vérifier pour les pouvoirs publics : le bénéfice de l’activité partielle est en effet octroyé en cas de dégradation ponctuelle de l’activité, cette baisse ne faisant pas l’objet de critères objectifs mais étant laissé à l’appréciation de chaque Dreets (ex-Direccte). Dans ce cadre, les pouvoirs publics ont appelé les entreprises recourant à l’activité partielle à ne pas verser de dividendes.

Le troisième type de fraude, qui rejoint celle évoquée dans l’article précité, consiste pour l’entreprise à faire de fausse déclaration de recours à l’activité partielle en connaissance de cause (majoration volontaire des heures ou des allocations, activité partielle concomitante au télétravail, déclaration de salariés fictifs placés en activité partielle, création d’une entreprise fictive, usurpation d’identité d’entreprise). Les pouvoirs publics se sont montrés intransigeants à l’égard de ce troisième type de fraude.

En effet, les sanctions (cumulables) encourues par les entreprises en cas de fraude avérée (notamment activité partielle concomitante au télétravail) sont :

- le remboursement intégral des sommes perçues au titre de l’activité partielle.

- l’interdiction de bénéficier, pendant une durée maximale de 5 ans, d’aides publiques en matière d’emploi ou de formation professionnelle.

- 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

Les salariés, les représentants du personnel et les organisations syndicales sont invités à signaler aux DREETS tout manquement à cette règle.

Un plan de contrôle a posteriori de l’activité partielle a été organisé par une instruction de la Ministre du Travail Muriel Pénicaud du 5 mai 2020, dans le but de lutter contre la fraude (telle que télétravail ou demandes de remboursement majorées) et de régulariser les demandes mal renseignées. Les entreprises ciblées en priorité par ces contrôles sont celles ayant présenté des demandes d’indemnisation sur la base de taux horaires élevés, celles des secteurs ayant beaucoup mobilisé le dispositif (BTP, activités de services administratifs, de soutien et de conseil aux entreprises), et les entreprises occupant majoritairement des cadres, dont l’activité peut s’exercer en télétravail. Les contrôles devront également permettre d’identifier les entreprises en difficulté qui auraient besoin d’un accompagnement dédié dans un second temps.  Ce ciblage est affiné au niveau local en fonction des spécificités du tissu économique et de l’historique des entreprises. Par ailleurs, une part des contrôles est également réalisée de manière aléatoire, dans une logique d’égalité de traitement entre les entreprises ayant mobilisé l’activité partielle.

Le plan s’organise sur deux niveaux :

- Contrôle sur pièces, réalisé par les agents en charge de l’activité partielle et les vacataires recrutés dans la perspective de la montée en puissance du dispositif.

- Contrôle complémentaire, dans les cas où une fraude complexe est révélée. À ce titre, d’autres autorités peuvent être mobilisées : inspection du travail, unité de contrôle à compétence régionale chargée de la lutte contre le travail illégal (Uracti), Urssaf, Office central de lutte contre le travail illégal, …

En cas d’irrégularité, plusieurs actions peuvent être conduites :

- La régularisation des demandes d’indemnisation payées.

- Le retrait de l’autorisation de mise en activité partielle dans un délai de 4 mois, lorsque les conditions légales n’étaient pas réunies lors de la demande.

- Le retrait de la décision d’indemnisation, qui peut s’appliquer sans délai lorsque les conditions légales ne sont pas ou plus remplies.

- L’application d’une sanction administrative en cas de fraude.

Près de 500 000 contrôles ont ainsi été effectués entre mars 2020 et janvier 2021, et ont permis de détecter une fraude de l’ordre de 200 millions d’euros, dont 80 % n’ont pas été versés ou ont été récupérés.

Comment ces mécanismes de fraudes se mettent-ils en place concrètement ? Qui a pu en « bénéficier » frauduleusement ? Des grandes entreprises ou certains grands groupes ont-il pu être concernés ?

Sébastien Laye : En France on a eu plusieurs variantes : certaines entreprises sans salariés déclarés à l'URSSAF ont subitement déclaré des salariés pour toucher ce chômage partiel. D'autres ont recu des sommes sans justificatif de domicile pour ensuite les envoyer dans d'autres pays. Au plus fort de la crise, il n'y a eu aucun controle et les services de l'Etat ont été dépassés. Il y avait tant de critiques sur l'inaction du gouvernement que le tonneau des Danaïdes a été subitement lâché en Mai 2021 sans structure de contrôle. Ce sont essentiellement de petites structures, en lien avec l'Europe de l'Est ou le Maghreb, qui ont bénéficié des vraies fraudes. Les grands groupes ont plus été dans la logique d'effet d'aubaine, attendant la sortie de crise sanitaire sans licencier grace à l'argent de l'Etat.

Sandra Nevoux : Les principaux mécanismes de (troisième type de) fraude à l’activité partielle consistent à :

- Majorer volontairement des heures ou des allocations.

- Faire simultanément de l’activité partielle et du télétravail.

- Déclarer des salariés fictifs placés en activité partielle.

- Créer une entreprise fictive.

- Usurper l’identité d’une entreprise, …

Si les deux premiers mécanismes sont les plus fréquemment constatés par les pouvoirs publics, les autres mécanismes peuvent impliquer des sommes importantes. Cette fraude a pu concerner des entreprises de toute taille, comme en témoignent les procédures pénales en cours.

En outre, les grandes entreprises sont principalement concernées par le deuxième type de fraude, dans la mesure où elles ont pu être amenées à recourir au dispositif pour faire face à des difficultés structurelles. L’activité partielle leur aurait ainsi permis de maintenir artificiellement en emploi tout ou partie de leur main d’œuvre et aurait entravé la création destructrice, à savoir la réallocation de cette main d’œuvre excédentaire vers des secteurs d’activité plus viables et productifs à long-terme.[s2]

La politique déployée par le chef de l’Etat, le quoi qu’il en coûte, a-t-il pu entraîner des abus ou pousser à la fraude ? L’administration française ou les instances de contrôle ou Pôle emploi pourraient-elles déceler ces mécanismes ou ces tentatives frauduleuses qui sont parfois de plus en plus en plus ingénieuses (même via le dark web) ?

Sébastien Laye : Pôle Emploi ne fonctionne pas correctement en temps normal et n'arrive pas à contrôler les chômeurs, alors comment lui demander d'etre efficace quand le discours officiel est de distribuer le plus d'argent possible sans côntrole. Ce n'est pas Pôle Emploi qu'il faut incriminer, non plus que les services de l'administration qui ne peuvent cibler l'économie souterraine ou les génies du web qui mettent en place ces dispositifs. Quand on regarde l'étranger et les rapports plus réalistes sur la situation aux USA ou en Allemagne, 5% des sommes distribuées sont en moyenne détournées en temps de crise (et 2-3% en temps normal): on peut donc estimer à environ 1 milliard la perte sèche additionnelle due à ces dispositifs (sachant, je le répète, que Pôle Emploi et le RSA perdent déjà au moins 1 milliard par an au profit des fraudes en temps normal). 

Sandra Nevoux : Les réformes du dispositif d’activité partielle en France en réponse à la crise sanitaire de la Covid-19, à savoir son élargissement à la quasi-totalité des entreprises, sa prolongation dans la durée et sa transformation en activité partielle de longue durée, l’accroissement de l’allocation versée par les pouvoirs publics aux entreprises ainsi que la facilitation de sa procédure, s’ils ont permis aux entreprises d’amortir ce choc, ont très certainement eu pour corollaire des effets pervers, au premier rang desquels des abus et de la fraude.

S’il semble plus difficile de tromper les pouvoirs publics sur une entreprise que sur un individu (comme cela a été le cas pour la fraude à l’assurance chômage aux Etats-Unis), le risque de fraude à l’activité partielle n’en demeure pas moins présent.

Le rapprochement des demandes d’activité partielle avec les données issues de la déclaration sociale nominative permettrait de comparer les déclarations au titre de l’activité partielle faites par les entreprises avec leur réalité en termes d’effectif, d’heures et d’activité, et ainsi déceler la majeure partie des tentatives frauduleuses.

Ces fraudes et ces dérapages peuvent-ils nuire au système global, au principe traditionnel  d’indemnisation pour l’avenir ? 

Sébastien Laye : Celà fragilise l'Etat Providence et accrédite les thèses de ses critiques, dont je fais partie. Au lieu de rationaliser ses aides et de les focaliser sur les plus démunis, les plus dans le besoin, ces aides automatiques et indiscriminées i) ne sortent pas les gens de la trappe à pauvreté ii) encourage la fraude, comme l'ont bien compris nombre d'acteurs de nos zones de non-droit, et désormais certaines mafias en lien avec le Maghreb ou l'Europe de l'Est.

Sandra Nevoux : Près de 10 % des demandes d’indemnisation ont fait l’objet de contrôles à fin janvier 2021. L’extrapolation du montant de la fraude correspondant à ces contrôles à l’intégralité des demandes d’indemnisation permet de déterminer une fourchette globale de fraude allant de 200 millions[2] à 2 milliards[3] d’euros, soit de 1 à 10 % de la dépense publique d’activité partielle entre mars 2020 et janvier 2021.

Au-delà du montant total associé à la fraude, dont l’ampleur pourrait à elle seule mettre en péril le dispositif d’activité partielle, ce phénomène nourrit l’idée selon laquelle certains individus auraient des comportements stratégiques à l’égard d’aides publiques de toute sorte. La fraude pourrait donc alimenter le débat politique autour de l’assistanat, mettre à mal le consensus social et politique prévalant sur l’activité partielle, et plus globalement fragiliser encore davantage notre système  social, politique et démocratique.


[2] Scénario 1 : les contrôles effectués sont supposés être concentrés sur les demandes d’indemnisation les plus frauduleuses ; est donc faite l’hypothèse que les demandes d’indemnisation non-contrôlées n’ont fait l’objet d’aucune fraude et que les montants de fraude associés aux contrôles constituent donc la totalité des montants frauduleux.

[3] Scénario 2 : les contrôles effectués sont supposés être répartis uniformément sur l’ensemble des demandes d’indemnisation ; est donc faite l’hypothèse que les demandes d’indemnisation non-contrôlées ont fait l’objet de fraude dans les mêmes proportions que celles contrôlées et que les montants de fraude associés aux contrôles correspondent à la totalité des montants frauduleux multipliée par la proportion de demandes contrôlées.

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