Coupures d’électricité : le vrai procès du siècle que nous devrions avoir ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une centrale électrique d'EDF.
Une centrale électrique d'EDF.
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Préparez vos bougies ET vos avocats

EDF et RTE ont notamment commencé à se couvrir en évoquant des cas de force majeure afin de se dédouaner civilement comme pénalement. Un argumentaire hautement contestable.

Michel  Bouleau

Michel Bouleau

Michel Bouleau est magistrat administratif.

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Jean-François  Raux

Jean-François Raux

Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et titulaire d’un DESS de Droit Public Européen, Jean-François Raux a effectué la majeure partie de sa carrière au sein d’Electricité de France et de Gaz de France.

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Atlantico : Le réseau de transport d’électricité a annoncé hier que des coupures pourraient survenir par quartier cet hiver. Qui est concerné et comment vont apparaître ces coupures ?

Jean-François Raux : C'est RTE qui le définira au dernier moment. Les procédures de coupures fonctionnent par étape. Il y a d'abord les délestages des grandes entreprises volontaires ou non et après on se retrouve directement au niveau des quartiers qu'on coupe aléatoirement. Tout cela n'a pas de plan défini et lié à une insuffisance de production et prévenir en amont les coupures serait contre-productif.

Dans quelle mesure EDF et RTE cherchent-ils par ces annonces à se dédouaner civilement comme pénalement ?

Jean-François Raux :  À mon avis, ils cherchent à masquer la misère. Ils ont fait pas mal d'erreurs. Mais on ne peut pas considérer que ce sont eux les responsables. Ce ne sont pas eux qui ont fermé les centrales thermiques mais ils ont tout de même laissé faire et le signal d'alerte qu’ils ont émis des risques de tension était erroné parce qu'il ne prenait pas en compte le parc vieillissant.

La deuxième erreur a été de beaucoup trop compter sur des importations qui ne sont pas garanties. La puissance de l'autre côté de la frontière n’est absolument pas garantie et de bonnes relations n’assurent pas une fourniture en énergie constante.

Qu’est-ce qui est à l’origine de ces coupures et pourquoi les géants de l’électricité français sont réduits à cela ?

Jean-François Raux : La cause principale, c’est notre parc nucléaire qui ne produit pas autant qu’il le devrait (environ 30-40 GW contre les 60 installés) et on ne sera pas en mesure de remonter notre production en cas de pointe. Le responsable de la sécurité d’approvisionnement en France, c’est RTE, plus EDF. RTE dit qu’il ne pouvait pas prévoir les incidents sur les centrales, notamment les soudures. Mais le raisonnement premier d’un gestionnaire de réseau, c’est de se couvrir face aux risques d’aléas non prévus. L’erreur a été de laminer nos marges de réserves, nos sources d’appoint potentielles depuis 15 ans. Et EDF a loupé l’entretien et la maintenance des centrales à cause du Covid. Et ce alors même qu’on savait que l’on serait court.

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Y-a-t-il un moyen de contrer, juridiquement, ces géants et de les tenir pour responsables ?

Jean-François Raux : Je pense qu’il faudrait mener une action juridique, oui. Et justifier les coupures au nom d’un « cas de force majeure » qui les dédouanerait pénalement et civilement me semble irrecevable car, c’est une succession d’erreurs qui a mené à cette situation.

Faudra-t-il un « procès du siècle » sur ces questions après la crise ?

Jean-François Raux : C’est un bien grand mot. Mais plutôt que de mener un procès sur notre soi-disant inaction climatique, il vaudrait peut-être mieux qu’il porte sur la responsabilité de l’état du parc nucléaire et du parc de production électrique français. Qu’aucune sanction n’ait été prise face à ce désastre industriel, qui va en générer d’autres – et notamment une vague de délocalisation – c’est scandaleux. La période actuelle aurait dû être l’heure de gloire du nucléaire et nous sommes au désespoir.

L'avis de Michel Bouleau, magistrat administratif : 

Face à la crise énergétique, certains se demandent s’il serait possible de tenir pénalement responsables certains acteurs. Que faut-il en penser ?  

Michel Bouleau : La question peut venir à l’esprit de savoir qui serait responsable, sur le plan juridique s’entend, des conséquences dommageables qui résulteraient de ces « délestages » dont la possibilité, voire la probabilité, est régulièrement évoquée dans l’hypothèse d’une insuffisance, au cours de l’hiver, des capacités de production disponibles face à une demande momentanément trop élevée. Et sans doute cette question ne manquerait-t-elle pas d’être posée si devaient survenir des accidents graves, directement imputables à une coupure de courant, causés, par exemple, par l’impossibilité temporaire d’appeler les numéros d’urgence, un cas qui n’avait manifestement pas été envisagé jusqu’à ce que, récemment, la responsable d’un opérateur de téléphonie ne l’évoque.

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La réponse à cette question qui n’aurait pas déjà été des plus simples il y a quelques décennies, lorsque la production d’électricité, pour l’essentiel, et la distribution, monopole de fait, étaient la chose d’un même établissement public placé sous la tutelle directe de l’Etat est devenue plus difficile compte tenu de la complexité du paysage résultant de la mise en place d’un marché de l’énergie, consacrée par la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité elle-même complétée par la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (Observons au passage que des questions de même nature sont susceptible de se poser si des perturbations affectaient aussi un jour la distribution du gaz).

On peut néanmoins essayer d’envisager rapidement, et donc nécessairement un peu schématiquement, cette question de savoir qui, en la matière, pourrait voir engager sa responsabilité et sur quel terrain ?

Sur le terrain contractuel les fournisseurs avec lesquels les usagers, particuliers ou professionnels, passent des contrats d’abonnement ?

Il est à exclure, a priori, que ces contrats impliquent de telles obligations que lesdits fournisseurs doivent prendre en charge les conséquences de coupures qui ne sont en rien de leur fait et résulteraient de choix opérés par les gestionnaires des réseaux, choix qui s’imposeraient à eux et face auxquels ils seraient totalement démunis (et on n’envisagera pas ici les recours dont ils pourraient eux-mêmes disposer s’ils devaient subir des préjudices du fait de ces coupures).

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Alors, les gestionnaires des réseaux, dont les missions relève encore du service public, que sont les sociétés RTE (pour Réseau de transport d'électricité) pour le réseau public haute tension et ENEDIS pour le reste et dont on sait que depuis 2000 et par transposition d’une directive européenne qui l’imposait ils sont devenus indépendants d’EDF ?

C’est à eux, et, si l’on comprend bien, surtout à ENEDIS, qu’incomberait la tâche du choix de l’heure et du périmètre des délestages. Mais, à moins qu’ils ne commettent des fautes caractérisées dans cet exercice, on voit mal comment et sur quel fondement on pourrait leur imputer la responsabilité de mesures à l’origine desquelles ils ne sont pas et qui seraient au demeurant commandées (pour autant qu’elles soient pertinentes) par des nécessités inhérentes au fonctionnement et à la sûreté des réseaux dont ils ont la charge. L’hypothèse de délestages de cette nature, conséquences directes d’une insuffisance des outils de production est clairement à distinguer de celle d’un « blackout » général ou partiel qui pourraient résulter d’une défaillance dans la gestion même du réseau de distribution.

Quant à EDF, si cette société demeure un acteur majeur du secteur elle n’est plus qu’un fournisseur d’électricité parmi d’autres dont les obligations s’apprécient dans le cadre du service public défini par le code de l’énergie dont l’article L. 121-1 prévoit que « Le service public de l'électricité a pour objet de garantir, dans le respect de l'intérêt général, l'approvisionnement en électricité sur l'ensemble du territoire national ».

A ce service public concourent donc des opérateurs dont les charges spécifiquement exposées à ce titre sont compensées par l’Etat et auxquels des obligations sont assignées dans le cadre de contrats passés avec l’Etat. Leur responsabilité peut le cas échéant être engagée par l’Etat s’ils manquent à ces obligations mais il serait difficile de trouver là un fondement direct à l’action d’un usager. Se poserait d’ailleurs immédiatement, juridiquement, mais aussi politiquement, la question de savoir à quoi, et donc à qui, attribuer d’éventuelles manquements d’EDF. On a encore à l’esprit, le problème étant au cœur de la crise actuelle, la   controverse sur l’origine des difficultés de maintenance des centrales nucléaires.

En ce cas, serait-il possible de faire porter la responsabilité à l’Etat pour faute ?

Michel Bouleau : Le premier terrain auquel l’on pense bien évidemment, s’agissant d’une éventuelle responsabilité de l’Etat, est celui de la faute. Celle qui consisterait à ne pas avoir donné à la France les moyens d’assurer un correct approvisionnement de sa population. On ne saurait toutefois, me semble-t-il, être trop réservé quant aux perspectives d’une action qui chercherait à se fonder sur une faute de cette nature.

En la matière, le problème ne tient pas à la portée des circonstances contingentes qui pourraient être invoquées pour excuser la consternante situation actuelle. Celles-ci, qui n’étaient pas radicalement imprévisibles, ne sauraient être totalement exonératoires alors qu’il apparait que la cause des difficultés est structurelle et tient essentiellement à des capacités de production sous dimensionnées.

Il y a surtout quant à la définition même de la faute une difficulté juridique majeure qui pose, incidemment, une question politique de fond. Une responsabilité juridique ne devrait pouvoir être engagée sur le terrain de la faute que dans l’hypothèse d’un manquement à une obligation juridique clairement prédéfinie. Or, en l’occurrence, on peine à préciser l’obligation de cette nature qui s’imposerait à l’Etat. Il n’est défini nulle part d’obligation générale qui lui ferait un devoir de garantir à la Nation un approvisionnement en électricité (ou plus généralement en énergie) tel qu’on ne puisse absolument pas connaître les difficultés aujourd’hui envisagées. Les causes de cette situation tiennent à des choix politiques qui ont été le fait de gouvernants légalement investis et la responsabilité encourue est essentiellement politique. Pour le dire plus crûment, ou pousser les choses à l’absurde, un pouvoir politique pourrait parfaitement assumer le choix, mettant en avant sa conception de l’intérêt général, d’une réduction du parc nucléaire en faisant valoir que les « légères » contraintes qui en résultent pour les usagers ne sont pas disproportionnées par rapport aux bénéfices de cette réduction (en se prévalant le cas échéant, tant qu’à faire, des obligations constitutionnelles tenant à la Charte de l’environnement). Politiquement difficile mais juridiquement plaidable.

L’Etat a pourtant été condamné pour inaction climatique, n’est-ce pas un précédent qui pourrait justifier une nouvelle condamnation ?

Michel Bouleau : Il arrive certes aujourd’hui que le juge, et notamment le juge administratif, condamne l’Etat pour des défaillances qui ne sont plus seulement ponctuelles mais qui, ayant un caractère général, tiennent en fait à des choix de nature politique. Tel est le cas, par exemple, dans ces contentieux dits « climatiques » où l’on voit l’Etat être condamné pour son inaction et où il lui est même enjoint de faire ce que le juge considère qu’il devrait faire.  Mais encore faut-il qu’on puisse trouver pour fonder une telle condamnation un engagement un tant soit peu précis (même si souvent imprudemment contracté pour des raisons d’affichage politique) auquel il aurait été manqué. Rien de tel en l’occurrence.

Si l’on entend tout à fait vos critiques concernant la condamnation de l’Etat pour inaction climatique, qui n’aurait pas du avoir lieu, ne peut-on pas se dire que justement parce que la brèche a déjà été ouverte, cela pourrait se reproduire ?

Michel Bouleau : La question qui doit alors se poser, à laquelle on ne saurait échapper, est celle de savoir jusqu’à quel point on est prêt à admettre que le juge s’immisce à l’occasion de l’exercice de son office juridictionnel dans des choix intrinsèquement politiques ?

Les hypothèses dans lesquelles des personnes publiques doivent, sans faute qui leur soit imputable, prendre en charge la réparation de préjudices subis du fait de leur action (y compris, le cas échéant, de leur inaction) peuvent aussi être explorées mais on ne voit guère comment pourrait réellement se développer dans le cadre qu’elles définissent une action en   responsabilité dirigée contre l’Etat. Une coupure occasionnelle de courant peut difficilement, a priori, être regardée comme constitutive, à proprement parler, d’un risque auquel un tiers serait directement exposé du fait d’une action de l’Etat. Il vaudrait mieux envisager cette cause de responsabilité, à laquelle certains considèrent d’ailleurs que peuvent être rapportées toutes les responsabilités sans faute de l’administration, qui tient à la rupture d’égalité devant les charges publiques. Doit en effet être indemnisé celui qui au nom de l’intérêt général a subi un préjudice spécial constitutif d’une charge qu’il ne devait pas avoir normalement à supporter. Mais encore faut-il que le préjudice anormal et spécial constitutif de cette rupture d’égalité puisse être caractérisé. Il ne serait pas impossible que pût avoir ce caractère un dommage d’une particulière gravité, un décès par exemple, qui serait directement imputable à une  coupure mais, pour le reste, il y a tout lieu de penser que la plupart des dommages, notamment purement économiques, qui seraient invoqués devraient être regardés comme étant de ceux que tout usager d’un service public, ou même tout citoyen, doit supporter lorsqu’est en cause la stabilité, voire la sûreté, du système national de distribution d’électricité. Et ce quelle que soit l’origine des lacunes qui imposent les mesures sources directes des dommages.

En définitive, il n’est donc possible de rien faire ?

Michel Bouleau :Au bout du compte, et sauf bouleversement du paysage juridique (mais une révolution jurisprudentielle peut, aujourd’hui, toujours être envisagée…) guère donc de perspectives raisonnables d’un engagement de responsabilité en raison des conséquences des délestages qui pourraient intervenir cet hiver.

Ce constat est certainement frustrant pour ceux qui font l’hypothèse que toute situation anormale (et il n’est pas douteux que peut être ressentie comme telle une situation dans laquelle une France, fière, il y a peu, de son indépendance énergétique, envisage une forme de rationnement) doit pouvoir être imputée, juridiquement, à un ou des responsables et dont il doit pouvoir, au nom d’une certaine conception de la justice, être obtenu réparation devant les tribunaux.

Si une telle demande n’a pas à être prise en compte sur le terrain de la responsabilité administrative, au sens juridique, des personnes publiques, il arrive néanmoins qu’à l’occasion de la révélation de situations qui apparaissent par trop injuste à une partie substantielle de l’opinion il semble opportun politiquement d’y apporter une réponse. Dans une telle hypothèse, le choix est parfois fait de mettre en place, au nom de la solidarité nationale (une notion qui a le mérite d’être large et flexible), un dispositif spécial d’indemnisation. Je ne suis pas un grand partisan de ces dispositifs mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, les dysfonctionnements de notre système d’alimentation en électricité devaient perdurer et si ceux-ci avaient des conséquences telles que leur prise en charge par l’Etat risquait de devenir un sujet de revendication, il ne serait pas radicalement inconcevable pour le Gouvernement d’envisager un tel dispositif. 

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