Conseil européen : une guerre, c’était difficile, deux, c’est trop pour l’Europe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s'exprime lors d'une conférence de presse à Bruxelles, le 27 octobre 2023.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s'exprime lors d'une conférence de presse à Bruxelles, le 27 octobre 2023.
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Diplomatie

Les 27 pays membres de l'Union européenne cherchent une position commune pour répondre aux deux guerres en cours, celle en Ukraine et celle entre Israël et le Hamas.

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Sylvain Kahn

Sylvain Kahn

Professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Sylvain Kahn est professeur agrégé au sein du département d’histoire à Sciences Po. Depuis 2001, il enseigne les questions européennes. Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d'histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, il a publié aux PUF Histoire de l’Europe depuis 1945 ; Le pays des Européens avec Jacques Lévy chez Odile Jacob ; Géopolitique de l’union européenne et Dictionnaire critique de l’Union européenne, chez A. Colin ; et Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? chez Hachette. Il est le responsable et le co-auteur du mooc Géopolitique de l’Europe, diffusé en ligne en français et en anglais sur les plates-formes Coursera et Fun. Chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, ses travaux portent principalement sur deux sujets : la place et le rôle de l’Etat-nation dans la construction européenne ; la caractérisation de la territorialité de l’Union européenne.

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Atlantico : Les 27 se sont réunis ce jeudi 26 octobre à l'occasion d'un nouveau Conseil européen. Ce dernier doit se poursuivre ce vendredi 27 octobre. Cet événement constitue l'opportunité pour l'UE de s'exprimer sur la guerre qu'Israël mène au Hamas, rappeler notamment que l'État Hébreu est en droit de se défendre mais aussi que l'Europe ne donne pas dans le "deux poids deux mesures". Tout ceci arrive après les déclarations d'Ursula von der Leyen, qui ont pu agacer certaines des têtes de l'Union. Peut-on penser, aujourd'hui, que l'UE arrive à parler d'une seule et même voix ?

Sylvain Kahn : Commençons par rappeler qu’à l’heure où nous nous parlons, le Conseil européen n’est pas encore terminé. Cela signifie aussi que le texte final sur lequel doivent s’accorder les 27 est toujours en cours d'élaboration. 

Ce premier point évoqué, nous pouvons en revenir à l’idée que l’Union européenne parle ou non d’une seule voix. La réponse est complexe. D’une certaine façon, elle le fait et d’une autre elle n’y arrive pas. Nombreux, en ce moment, n’hésitent pas à parler de “cacophonie” quand ils évoquent la réaction de l’Union. Je préfère parler de “polyphonie” pour plusieurs raisons. 

Rappelons d’abord que, s’agissant de l’Union européenne, la politique étrangère constitue l’un des domaines les moins mutualisés. C’est un premier point très clair, très assumé également, qui figure dans le traité de Lisbonne. Il n’y a jamais eu d’accord politique, jusqu’à présent, visant à faire de l’Union européenne une entité uniforme du côté de sa politique extérieure. Depuis que le traité de Maastricht existe on observe cependant une volonté politique de mettre en place une politique européenne de la sécurité et de la défense mais il est clairement indiqué que tout Etat membre est en droit de poser son véto. Pour l’essentiel, la quasi-totalité des acteurs engagés dans la création et l’expansion de l'Union européenne considèrent qu’il est légitime et normal que chaque Etat membre puisse décider de sa politique étrangère. Ne pas prendre en compte cette donnée au moment de juger de la façon dont l’Europe s’exprime sur le conflit opposant Israël au Hamas, c’est juger en borgne. 

Ceci étant dit, on peut tout de même poser la question : les Européens, l’Union européenne, font-ils montre d’une politique cohérente ou d’une politique divisée ? La réponse varie selon ce dont on parle : en matière de politique commerciale extérieure, qui relève pourtant du domaine de la politique étrangère, l’Europe s’exprime à travers la voix d’un commissaire nommé pour parler au nom des 27. 

Se faisant, il n’est pas surprenant de voir que les Etats membres de l’Union expriment différentes positions au sujet de cette guerre. Remarquons tout de même qu’ils n’en expriment pas 27 : au total, on dénombre trois ou quatre grands types de positions et au moment même où nous nous parlons les Européens cherchent justement à dégager une position commune, une parole qui puisse tenir compte de la souveraineté de chaque Etat nation en matière de politique étrangère tout en correspondant à une réponse collective. 

Ce ne serait pas la première fois, d’ailleurs. En 1980, l’Europe publiait alors la Déclaration de Venise. A l’époque, c’était les dirigeants de la Communauté économique européenne qui ont pris position, de façon officielle, sur le conflit israélo-palestinien. Ils ont signifié le droit à l'existence d’Israël dans le cadre des frontières dessinées en 1948, alors que l’Organisation pour la libération de la Palestine ne reconnaissait pas encore son existence. La Déclaration de Venise statue également l’attachement des pays membres à l’existence de deux Etats, ainsi que le prévoyait alors l’ONU, estimant que les territoires palestiniens ne devaient pas être occupés comme ils avaient pu l’être à l’issue de la guerre des Six Jours, en 1967. C’est un point de départ important, qu’il ne faut pas oublier. 

Aujourd’hui encore, je ne crois pas qu’on puisse parler de franche division entre les Européens. Il y a toujours la conviction et la réaffirmation qu’il doit exister deux Etats, bénéficiant de frontières sûres et reconnues, ainsi qu’une condamnation sans réserve des massacres perpétrés par le Hamas. Aucun État membre de l’UE ne conteste cela. Aucun, non plus, ne se refuse à considérer le Hamas comme une organisation terroriste. Il y a aussi eu un appel unanime et commun des Européens pour que la riposte menée par Israël, jugée légitime, se fasse dans le respect du droit de la guerre et cherche à épargner les populations civiles. A bien des égards, les positions des pays membres de l’Union se rejoignent. Du moins… du côté de la doctrine de politique étrangère. 

Sur le plan de l’action politique, il faut bien réaliser que l’Union européenne – en tant que système et qu’entité politique – ne se comporte pas comme une puissance au Proche-Orient. L’Europe n’est pas les Etats-Unis, la Russie ou l’Iran : elle n’a pas les mêmes leviers pour agir sur place. Elle ne peut pas agir militairement, n’a pas la capacité nécessaire pour dissuader un acteur local d’engager sa propre arme dans la bataille. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’a aucune influence ! Mais, ici, elle ne peut se reposer que sur son soft-power.

Rodrigo Ballester : Vaste et récurrente question que la guerre en Ukraine et les attaques terroristes du Hamas contre Israël ont remis brutalement au goût du jour. L’enjeux est de savoir si l’UE pense en mode géopolitique, si elle en parle le langage, si elle-même se perçoit comme un acteur de ce retour radical au réalisme et au tragique de l’Histoire avec un grand H. Pour une organisation dont la raison d’être est la paix qui a toujours raisonné en termes de valeurs plus que d’intérêts, qui fait souvent preuve d’un idéalisme omniprésent (souvent naïf voire niais) et d’un dogmatisme qui tranche avec la réalité de la diplomatie en temps de guerre, ce n’est pas évident d’adapter son logiciel de fabrique.

Depuis l’agression russe, l’UE a fait en quelques semaines les progrès dont on la croyait incapable pendant des années, voire des décennies. Réaction rapide, adoption de sanctions, rangs resserrés, alignement sans failles avec l’OTAN, soutien financier et militaire à Kiev, les points de divergences sont finalement secondaires et les 27 ont tenu la position. Franchement, le bilan géopolitique de l’UE aurait pu être pire.

Christophe Bouillaud : Probablement l’Union européenne va arriver, non sans mal, à sortir une déclaration commune sur ce dossier, mais il est probable que la dite déclaration commune consiste en un savant équilibre diplomatique entre les positions quelque peu contrastées des pays membres. Elle n’apportera pas grand-chose dans la mesure où, de toute façon, l’ensemble des pays de l’Union européenne n’ont guère de moyen de peser réellement dans la situation, dans quel sens que ce soit d’ailleurs. On voit mal quelque pays européen que ce soit aller prêter main forte à Israël pour éliminer de la surface de la terre le Hamas, car tel est le but de guerre très officiellement du gouvernement israélien actuel. Nous ne sommes plus en 1956 du temps de l’expédition de Suez. La proposition d’Emmanuel Macron de remettre en fonction la coalition ‘anti-Daesh’ en la réorientant contre le Hamas me parait de ce point de vue totalement lunaire. Inversement, je vois mal les pays européens condamner le droit à l’autodéfense d’Israël, ou ne pas faire leur pieux laïus habituel sur la nécessité de protéger les civils des deux bords. 

Face au conflit israëlo-palestinien, dans quelle mesure l'UE existe-t-elle en tant qu'entité géopolitique ?

Sylvain Kahn : Si l’on s’arrête sur le seul conflit opposant le Hamas à Israël, ou même si l’on s’attarde sur le Proche-Orient dans sa globalité, alors il apparaît évident que l’Union européenne ne constitue pas un acteur géopolitique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne l’est pas dans d’autres situations, cependant. 

Revenons un instant sur ce qu’est supposé être un acteur géopolitique à proprement parler. Pour pouvoir être considéré comme tel, il faut bénéficier d’une influence telle qu’il est alors possible de convaincre ou contraindre les acteurs de la zone en question à infléchir leur point de vue ou leur politique dans le sens que l’on préconise. Sur ce sujet, au Proche-Orient et en particulier dans le cadre de la guerre entre le Hamas et Israël, l’Union européenne ne bénéficie pas des leviers qui lui permettraient d’infléchir la définition par les deux acteurs en question de leurs buts politiques ; de la manière dont ils cherchent à atteindre ces buts politiques. 

D’autres puissances étrangères, comme cela peut-être le cas des Etats-Unis d’Amérique, de l’Iran ou dans une moindre mesure de la Turquie, peuvent-être considérées comme telles. 

Pourtant, il faut aussi rappeler que l’Union européenne bénéficie d’un atout important : elle peut encore se targuer de parler à tout le monde, exception faite des organisations terroristes bien sûr. Le voyage diplomatique d’Emmanuel Macron l’a encore prouvé. Il a eu l’occasion de s’entretenir avec le Premier ministre israélien, mais aussi avec le chef de l’Autorité palestinienne, le roi de Jordanie ou le président d’Egypte. Et il n’est pas le seul chef d’Etat européen à avoir entrepris un tel voyage. Les Européens ouvrent des canaux d’échanges et de dialogues avec l’ensemble des acteurs de la région. Ils n’ont certes pas la capacité de s’imposer comme des médiateurs et ne peuvent pas promouvoir une solution ou un compromis. Mais ils sont dans une position importante, qu’il ne faut pas négliger et qui s’appuie notamment sur des services de renseignement particulièrement efficients. 

N’oublions pas non plus que l’Europe constitue le premier partenaire commercial d’Israël et demeure le premier soutien financier de l’Autorité palestinienne. Elle est aussi le premier donateur d’aide humanitaire et au développement de la population civile palestinienne. Sa position, son ambition diplomate est très claire.

Rodrigo Ballester : Face à la recrudescence du conflit au Moyen Orient, attendons de voir, c’est très récent. Mais pour l’instant, l’UE s’est pris les pieds dans le tapis sur deux aspects. D’une part, il n’y a pas vraiment de position commune au-delà du soutien d’Israël à se défendre et de la condamnation des attaques terroristes. Certains pays sont prêts à afficher un soutien sans failles à l’Etat hébreu alors que d’autres (l’Espagne notamment, très à gauche avec une partie du gouvernement qui est sur une ligne NUPES, l’Irlande, le Luxembourg) se montrent bien plus timorés. Nous sommes donc loin d’une position commune claire, nette et précise.

D’autre part, des dysfonctionnements institutionnels, avec la visite jugée « hyper présidentialiste » de Von der Leyen en Israël et la cacophonie autour de la suspension de l’aide européenne à Gaza, annoncée de manière précipitée par le Commissaire Varhelyi mais qui avait le mérite de mettre l’UE face à ses responsabilités.  L’UE, à la demande de certains pays et de certains de ses services, a finalement rectifié cette décision dans la confusion la plus totale. On est loin du consensus par rapport à l’Ukraine, on est loin d’une pensée géopolitique déterminée.

Christophe Bouillaud : Elle existe très peu, sinon pas du tout. En effet, elle est dans ce jeu entièrement une puissance civile. L’Union européenne n’a guère de moyens de pression, et encore moins de coercition sur les parties en conflit. Elle n’est ni les Etats-Unis, ni la Russie. Elle se contente d’appeler à la paix entre les deux parties, en respectant en cela les résolutions des Nations Unies sur le sujet. Surtout, depuis des décennies maintenant, elle a été le vecteur d’une aide humanitaire aux Palestiniens des territoires occupés et aussi celui d’une aide aux projets de développement économique dans ces mêmes territoires occupés. On a pu rappeler par le passé que, si les aides américaines en matière militaire permettaient à Israël  de bombarder ses ennemis à Gaza sans trop songer à la dépense, les aides européennes étaient souvent derrière ce qui était détruit à cette occasion, ou aidaient à soigner les civils et à reconstruire ensuite une fois la nième crise passée.

La culpabilité face au sort des Juifs d’Allemagne, puis d’Europe, entre 1933 et 1945,  définit certes encore une responsabilité historique européenne dans la question, tout comme les liens humains entre la population israélienne et celle de nombreux pays européens, mais, depuis le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, aucun des pays de l’Union européenne n’a plus de responsabilité directe dans ce qui s’est passé ‘entre le Jourdain et la mer’ depuis 1947. L’ancienne puissance coloniale (1919-1947) n’est plus autour de la table du Conseil européen.  

Surtout, l’Union européenne constitue en réalité dans cette affaire une impuissance commune. Tous les pays de l’Union sont sans doute surtout attentifs aux approvisionnements pétroliers que cette région du monde leur apporte. L’économie européenne serait la première victime de ce point de vue en cas de conflit généralisé au Moyen-Orient. De ce point de vue, collectivement, l’Union européenne a intérêt tout particulier à la paix, ou à la limitation du conflit. 

La guerre entre l'Ukraine et la Russie n'a pas encore pris fin. Pourtant, certains membres de l'UE (la Slovaquie ou la Hongrie) ont fait montre de positions tranchant radicalement avec celles du reste de l'Union à ce propos. Le premier ministre Slovaque ne veut plus envoyer de munitions à Kiev, son homologue hongrois se décide à serrer la main de Poutine. Là encore, l'UE peine-t-elle à exister en tant qu'entité géopolitique ? Ou ces événements seuls ne suffisent pas à remettre en question la réalité géopolitique de l'Union dans ce conflit ?

Sylvain Kahn : En Ukraine, l’Union européenne constitue indéniablement un acteur géopolitique. 

Bien sûr, on ne peut pas ignorer la décision du nouveau Premier ministre Slovaque, Robert Fico, qui a décidé de suspendre l’aide militaire de son pays à l’Ukraine. Pour autant, cette décision ne suffit pas à elle seule à remettre en cause l’aide militaire par les Européens à l’Ukraine. Celle-ci, rappelons-le, s’appuie d’abord sur des accords bilatéraux qui émanent donc de choix de politique étrangère décidés de façon souveraine. Dans leur écrasante majorité, les pays membres de l’Union ont décidé de venir en aide à l’Ukraine : c’est un choix de politique étrangère assez consensuel, mais qui a fait l’objet de concertations et d’une forme de mutualisation.

Viktor Orbán, le chef d'État Hongrois, a signifié en février 2022 qu’il ne s’opposait pas à une aide de l’Union européenne à l’Ukraine mais que la Hongrie, en tant qu’Etat souverain, ne participerait pas à l’effort. Jusqu’à présent, il était très isolé sur ce point et l’est désormais légèrement moins. En tout et pour tout deux pays sur le 27 que compte l’Union ont décidé de ne pas – ou ne plus – apporter leur soutien à l’Ukraine. Mais ce n’est pas parce qu’ils arrêtent que l’effort européen cesse soudainement. 

Ne perdons pas de vue que l’Union européenne, en mutualisant cette aide, a pris pour engagement de continuer à soutenir Kiev pour les quatre années à venir. Cet engagement pluriannuel et d’autant plus important qu’il est unique : les Etats-Unis ne se sont pas engagés sur la durée, par exemple. Or, quand ils se tournent du côté de l’Europe, les Ukrainiens savent maintenant à quoi ils peuvent s’en tenir pour 4 ans. 

Sur le plan symbolique, c’est très fort : l’UE s’engage, sur une durée précise, en tant qu’entité géopolitique. Elle fait montre d’une politique étrangère et de défense unique. D’aucuns pourraient dire que ce n’est pas suffisant, que nous pourrions faire davantage… mais force est de constater que l’on peut, en l’état, parler d’une politique de défense européenne. Quand bien même il ne s’agit pas d’envoyer des troupes, il y a tout de même un engagement fort. 

En outre, si l’on tient compte des investissements nécessaires pour accueillir les réfugiés Ukrainiens, les aides humanitaires qui sont envoyées à l’Ukraine et les fonds débloqués pour permettre la reconstruction des infrastructures après les bombardements russes, le soutien offert par l’Europe excède de 100 % celui proposé par les Etats-Unis. Tout cela témoigne de la capacité de l’Union européenne à incarner une association démocratique d’Etat nations, dans lequel peuvent exister des forces minoritaires de la même façon qu’il existe des forces d’opposition en démocratie. C’est ce que représentent, en l'occurrence, Viktor Orbán et Robert Fico.

Rodrigo Ballester : A mon avis, ces différences de critère dans quelques pays après dix huit mois de guerre ne suffisent pas à remettre en cause une unité réelle depuis le début de ce conflit. Voyons voir comment les négociations sur la révision du budget européen (une rallonge financière que les chefs d’Etat et de Gouvernement discuteront également pendant Conseil européen) vont se dérouler, surtout qu’une telle décision doit se prendre à l’unanimité. Je crains que sur Israël, les 27 vont afficher leurs différences bien plus clairement et bien plus vite. Qu’est-ce qui affecte plus la cohérence de l’UE, que la Hongrie demande des pourparlers de paix en Ukraine après dix-huit mois de conflits, ou que le Premier Ministre espagnol (qui plus est Président tournant de l’UE) condamne le Hamas tout en faisant des contorsions pour satisfaire certains de ses ministres qui, eux, demande que Netanyahu soit traduit devant la Cour Pénale Internationale quelques jours après la pire attaque subie pas Israël ? 

Mais d’une façon plus générale, comment maintenir l’unité alors que l’UE n’est pas un bloc monolithique mais un ensemble de 27 pays avec des intérêts souvent très différents ? Quand on se pose la question de l’existence géopolitique de l’UE qu’en des termes d’unité et d’homogénéité, on avoue inconsciemment la concevoir comme « des Etats-Unis d’Europe » avec un State Department, un Président, etc… l’Europe ne devrait parler que d’une seule voix et vite, sinon, c’est un échec absolu ! Non, ne tombons pas dans cette caricature fédéraliste, une Union de 27 pays n’agira jamais avec la cohérence et l’empressement d’un Etat nation.

Christophe Bouillaud : Dans ce second cas, on se trouve dans une configuration d’oppositions internes encore plus marquées que dans le précédent : la majorité des gouvernements européens soutiennent la cause ukrainienne, car, pour le coup, ils y voient une question d’intérêt vital pour eux face aux prétentions hégémoniques russes. Mais, en revanche, il existe une minorité de gouvernements neutres ou acquis à la cause russe, qui s’efforcent de saboter de l’intérieur l’action en la matière de l’Union européenne. Le gouvernement hongrois vient ainsi de recevoir l’aide du nouveau gouvernement slovaque dans cette politique de sabotage. Par ailleurs, on voit bien se dessiner au sein de l’Union un « bloc baltique » (les trois pays baltes, la Pologne, la Suède, la Finlande) prêt à en découdre jusqu’au bout avec Moscou, et de l’autre côté un « bloc austro-hongrois » (Autriche, Hongrie, Slovaquie), avec sa succursale suisse, prêt à tout céder à Moscou. La division est bien nette, et elle correspond assez bien aux expériences historiques des uns et des autres depuis 1918.

Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, l’Union européenne ne peut pas être une puissance géopolitique, au même titre que les Etats-Unis, la Fédération de Russie,  la Chine  ou l’Inde, car elle n’est pas une fédération au sens ordinaire du terme. Chaque Etat membre y garde en fait la maitrise de sa politique étrangère. Surtout, le cadre institutionnel ne permet pas au « centre » de désactiver les autorités politiques élues dans un Etat de l’Union européenne dont les choix iraient à l’encontre de l’intérêt défini par le centre. Nous serions dans une vraie fédération, Monsieur Orban serait déjà destitué depuis longtemps, accusé de haute trahison, et se reposerait dans quelque prison aussi dorée que bien gardée. La poignée de main avec Poutine lui vaudrait arrestation immédiate. Imagine-t-on un gouverneur d’Etat américain allant serrer la main d’Hitler ou de Mussolini en 1943 pour montrer son désaccord avec Roosevelt?

Comment, d'une façon générale, fortifier le statut d'entité géopolitique de l'UE à l'avenir ?

Rodrigo Ballester : L’UE n’existera géopolitiquement à l’extérieur que si sa position sur l’échiquier international est le reflet d’une cohérence interne robuste et sans failles et qui si elle se repose sur la force des Etats qui la composent et, plus indirectement, le soutien des citoyens européens. Si les pays européens sont faibles, criblés de dettes, s’ils n’investissent pas dans leur propre défense, s’ils sont gouvernés par des coalitions fragiles, s’ils font face à des problèmes de terrorisme qu’ils ne savent juguler, si l’UE se montre incapable (ou refuse, encore pire !) de contrôler ses frontières parce que cela fait mauvais genre, ou si elle persiste dans son obsession messianique autour de « l’Etat de droit », alors sa voix internationale ne sera que le reflet de ses faiblesses. Aujourd’hui, au niveau international, l’UE est un géant commercial et humanitaire, mais pour le reste, elle ne joue absolument pas dans la cour des grands, elle doit encore perdre un peu de sa virginité et se dire que sa souveraineté passe surtout par celle des Etats qui la composent. 

Donc, pour répondre à votre question de manière plus concrète, et quitte à être iconoclaste, je pense sincèrement qu’il est essentiel que l’UE maintienne, voire étende, la règle de l’unanimité. Si une position internationale de l’UE n’est pas partagée sans ambages, alors elle est par essence déficiente. En outre, il est tout à fait souhaitable que la voix de certains Etats membres soit privilégiée en fonction des sujets : imagine-t-on que la France ne puisse opposer son véto à des décisions de l’UE sur le Sahel, l’Espagne sur l’Amérique Latine, ou la Pologne sur la Biélorussie ? Quelle serait la valeur géopolitique de ces décisions qui iraient à l’encontre des intérêts vitaux des principaux intéressés ? Elles ne seraient qu’un aveu de faiblesse. L’unanimité est donc une garantie de solidité et de crédibilité.

Christophe Bouillaud : Si on veut sortir de cette impasse, qui se voit à chaque fois que l’enjeu se fait un peu sérieux, comme lors des guerres autour de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, il faut créer une vraie fédération entre les quelques Etats intéressés à cette aventure. C’est peut-être en l’état des constructions historiques des nations européennes totalement impossible : les Etats européens n’auront jamais vécu l’expérience des cantons suisses ou des villes fédérées des Pays-Bas, ou des treize colonies insurgées contre le Roi Georges. Il faut aussi noter l’absence de vrais partis transeuropéens. Nous n’avons pas notre « African National Congress (ANC) » pour faire tenir l’unité comme en Afrique du sud, une fédération elle aussi. Il faudra donc se contenter de vivoter dans un monde dominé par des géants démographiques. Ou alors espérer que le combat à mort contre l’ogre russe, ou contre quelque autre volonté de domination extérieure, accouche de ce sentiment fédéral qui manque tellement à l’Union européenne.

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