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Concurrence : l'Europe sera-t-elle la seule à pouvoir maîtriser la surpuissance d'Amazon ?
©Thomas SAMSON / AFP

Procédure

L’Union européenne s’apprête à attaquer le géant Amazon pour concurrence déloyale. L’entreprise est accusée d’exploiter les données commerciales des vendeurs tiers sur sa plateforme. Y a-t-il un réel danger à laisser Amazon libre sur le marché ?

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico.fr : Comment la Commission Européenne agit-elle pour contenir le comportement anticoncurrentiel d’Amazon ? Est-elle la seule à pouvoir le faire ?

Frédéric Marty : La Commission serait, selon une dépêche Reuters du 11 juin dernier, sur le point de notifier des griefs à l’encontre d’Amazon, annonçant ainsi une future décision concurrentielle. Il s’agirait si l’information est confirmée de griefs relatifs à des abus de position dominante, sanctionnés au titre de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne.

Google avait sanctionné sur cette base en 2017 (affaire Google Shopping), 2018 (affaire Google Android) et 2019 (Google Ad Sense). La politique de concurrence ne sanctionne pas la position dominante en elle-même mais l’utilisation abusive qui peut en être faite. Il peut s’agir d’abus d’exploitation dans le cadre desquels une entreprise dominante peut dicter des prix excessifs à ses clients, trop faibles à ses fournisseurs ou encore imposer des conditions commerciales déséquilibrées. Il peut également s’agir d’abus d’éviction, par lesquels une entreprise dominante fait obstacle à une concurrence libre et non faussée. Il s’agit en d’autres termes d’acquérir une position dominante, de la conserver ou de l’étendre à d’autres marchés sur d’autres bases que les mérites.

Cette éventuelle notification de griefs fait suite à une procédure formelle ouverte par la Commission à l’encontre d’Amazon en juillet 2019. Deux pratiques étaient visées. La première était une utilisation stratégique des données au détriment des vendeurs indépendants utilisant sa plateforme. La seconde était liée aux conditions d’accès à la fonctionnalité d’achat rapide « Buy Box », qui permet aux marchands retenus de disposer d’un onglet permettant aux clients d’acheter en un clic.

Les problèmes concurrentiels pour la Commission étaient les suivants.

L’accès à l’information des vendeurs indépendants était à la fois incomplet et asymétrique. En effet, les données reliées aux clients et aux transactions sont contrôlées par Amazon et non pas par les utilisateurs de sa place de marché. Ce faisant alors qu’Amazon sait tout des caractéristiques des ventes de chaque marchand indépendant et de ses ventes propres (Amazon est à la fois une place de marché et une firme verticalement intégrée qui vend ses propres produits), chaque vendeur indépendant ignore non seulement les données de l’ensemble de ses concurrents mais également un part des siennes. De cette asymétrie naît potentiellement un avantage concurrentiel qu’aucun vendeur indépendant peut reproduire dans la mesure où il est lié à la position dominante et aux clauses contractuelles mêmes d’accès à la plateforme. Amazon jouirait alors d’un avantage concurrentiel lié aux données dont il pourrait abuser pour évincer tel ou tel vendeur indépendant, en répliquant par exemple les caractéristiques de son offre. En d’autres termes, si Amazon a besoin de vendeurs indépendants pour présenter l’offre la plus large possible à ses clients, il pourrait évincer de la plateforme certains offreurs au profit d’autres vendeurs… ou au sien propre.

La deuxième pratique visée est liée à l’opacité des conditions d’accès à la Buy Box qui est comme nous l’avons vu une fonctionnalité essentielle pour les vendeurs. La perte pour un vendeur indépendant de la fluidité qu’elle permet dans les transactions représente un coût déterminant. Une plateforme qui serait un verrou d’accès au marché pourrait en privant une entreprise dépendante de cette fonctionnalité lui faire un subir un désavantage concurrentiel sensible vis-à-vis de ses concurrentes.

La procédure ouverte en juillet 2019 par la Commission européenne s’était notamment basée sur les résultats d’une ambitieuse et approfondie enquête sectorielle sur le commerce en ligne menée de 2015 à 2017. Celle-ci s’était particulièrement penchée sur les déséquilibres contractuels dans les relations entre les plateformes dominantes et leurs complémenteurs (vendeurs indépendants sur les places de marché, développeurs d’applications dans les écosystèmes de téléphonie mobile…).

La Commission avait mis en exergue le manque de transparence dans ces relations qui pouvaient poser des questions d’abus de dépendance économique, d’éviction concurrentielle et plus généralement d’égalité dans les condition d’accès et d’équité dans les termes des transactions commerciales. D’ailleurs la Commission a publié en juin 2019 un nouveau règlement portant sur la transparence et l’équité dans les relations P2B (Platform to Business).

Il n’est pas étonnant que la Commission soit en pointe sur cette question au sein de l’UE 27. Cela est d’abord lié au fonctionnement même des règles de concurrence européenne. Des acteurs comme Amazon ont un chiffre d’affaires très élevé et sont présents dans l’ensemble des pays de l’Union. La compétence pour traiter des cas appartient alors à la Commission et non aux autorités de concurrence nationales comme notre Autorité de la Concurrence ou le Bundeskartellamt allemand. Cela est aussi souhaitable en termes d’efficacité. Une solution appliquée à l’échelle de l’UE 27 prévient les risques de fragmentation du marché intérieur qui pourraient procéder de décisions différentes d’un Etat membre à l’autre.

Que peut donc décider la Commission. Si un règlement négocié – qui se traduirait par des engagements volontaires d’Amazon – n’est pas la voie suivie, la décision sera rendue sur une base contentieuse. Amazon pourra alors contester la « théorie du dommage concurrentiel » mise en avant par la Commission et pourra éventuellement défendre ses pratiques sur la base des gains d’efficience qu’elles induisent et dont profitent les consommateurs.

Si la Commission conclut finalement à une violation des règles de concurrence, elle a trois outils à sa disposition. Le premier tient à une amende. Elle ne répare pas un éventuel préjudice causé aux tiers mais elle a une visée dissuasive. Rappelons que les trois affaires Google successives ont donné lieu à une amende cumulée de près de 10 milliards d’euros. Le deuxième outil est celui de l’injonction comportementale. Il peut par exemple s’agir d’interdire à la firme concernée de mettre un terme à certaines pratiques ou à changer son comportement dans le futur. Ces remèdes comportementaux ont été utilisés notamment dans les affaires Google en sus des sanctions financières. Le troisième outil tiendrait à des remèdes structurels ; en d’autres termes à des cessions d’actifs voire à un démantèlement de la plateforme.

Ce dernier cas de figure n’a jamais été observé en Europe mais a pu être utilisé par le passé aux Etats-Unis. De nombreuses voix se sont exprimées sur le faible effet dissuasif des sanctions pécuniaires pour des firmes ayant déjà acquis une position dominante ou sur l’incapacité des remèdes comportementaux à rendre possible une concurrence à égalité des armes ou à restaurer la situation de la concurrence initiale. Pour autant, l’activation de cet outil semble peu crédible.

Il n’en demeure pas moins que les débats aux Etats-Unis seront très intéressants à considérer dans la mesure où des procédures comparables à celle menée à Bruxelles sont annoncées dans les Etats de Californie et de Washington. Cela est d’autant plus important qu’il est essentiel que les politiques de concurrence avancent de conserve de part et d’autre de l’Atlantique. La cohérence des décisions est essentielle à la fois pour les firmes mais aussi pour les échanges internationaux.

Y a-t-il un réel danger à laisser Amazon libre sur le marché ?

Au moment de la crise sanitaire on a pu annoncer la fin du Techlash, c’est-à-dire de la critique – parfois excessive – adressée aux acteurs majeurs de l’Internet, en l’espèce les GAFAM. Ils ont démontré leur utilité à la fois en termes technologique mais également en termes social en préservant autant que faire se pouvait la continuité de services désormais essentiels. Il ne s’agit donc pas de poser la question de la désirabilité sociale de ces entreprises voire celle de leur taille mais simplement de se prononcer sur des pratiques de marché bien précises qu’elles pourraient mettre en œuvre.

Que reproche-t-on à Amazon ? Comme nous l’avons vu, il s’agit de pratiques susceptibles d’induire des distorsions entre vendeurs indépendants, de leur imposer des conditions commerciales déséquilibrées en se servant de son éventuelle position de verrou d’accès au marché et de les désavantager par rapport à ses propres offres. En effet, Amazon est à la fois un partenaire essentiel pour les vendeurs indépendants mais aussi un concurrent direct du fait de son intégration verticale. Il peut s’avérer un concurrent redoutable apte à rapidement cloner les offres voire les produits développer par ses complémenteurs pour se substituer à eux. La pratique n’est pas concurrentielle en elle-même tant qu’elle répond aux critères d’une concurrence par les mérites.

Quelle est la réponse d’Amazon ?

L’existence d’une concurrence par les mérites sera sans doute l’argument central d’Amazon. Elle doit d’abord sa position à ses investissements passés et à ses innovations. Elle fait bénéficier le consommateur de prix bas et d’une offre exceptionnellement large de biens. Elle garantit un service d’excellente qualité que cela soit en matière de garanties, de politique de retour ou encore de vitesse (et de continuité…) de livraison. De plus il n’est en rien interdit d’être verticalement intégré et de proposer ses propres produits de façon concurrente à ceux de vendeurs tiers. Un tel schéma est commun dans la grande distribution, où les marques de distributeurs cohabitent avec les marques nationales au plus grand profit des consommateurs tant en matière d’effets sur les prix, que de diversité et de différenciation de l’offre.

Pour autant, il s’agit de ne pas reproduire à une échelle inédite des pratiques qui avaient pu être reprochées à la grande distribution. C’est tout le sens du Règlement européen de juin 2019 sur la transparence et l’équité dans les relations P2B et cela peut l’être pour cette procédure si les faits devaient être avérés.

Comme nous avons pu l’écrire par ailleurs (Plateformes de commerce en ligne et abus de position dominante : réflexions sur les possibilités d’abus d’exploitation et de dépendance économique), des pratiques mises en œuvre par des plateformes dominantes pourraient être considérées comme abusives dès lors qu’elles reviendraient à des logiques de déréférencement (suppression du compte), de marges arrières (exigences de contreparties excessives pour certaines prestations) ou de distorsions dans l’accès au marché. La procédure de la Commission européenne permettra de séparer ce qui relève de la liberté concurrentielle et ce qui peut être caractérisé comme des pratiques abusives.

L’affaire en tout état de cause, comme souvent pour les abus de position dominante, révèle des questions fondamentales. Quels sont les buts des règles de concurrence ? Assurer le meilleur prix à court terme au consommateur ? Ne risque-t-on pas de permettre la consolidation d’un pouvoir de monopole à long terme dont ces mêmes consommateurs auront à pâtir ? Ces questions ne sont pas aisées à trancher. Elles induisent une discussion sur les critères. Le bien-être du consommateur est-il le seul critère à prendre en compte ? Il convient de s’interroger sur des critères tels l’équité, la loyauté, l’accès au marché, la liberté de choix, la préservation d’une diversité d’offres ou encore la protection de la concurrence comme un processus de rivalité effective entre firmes.

La Commission européenne doit concilier ces différentes valeurs. Il est à ce titre significatif que dans le cadre de la préparation du paquet législatif sur les services numériques, la Commission évoque des objectifs pouvant aller au-delà de l’efficacité économique et de la concurrence. Il peut légitimement exister, au côté des considérations concurrentielles, des préoccupations de politique industrielle. Les complémenteurs des grandes plateformes sont souvent des firmes innovantes ou des PME qui jouent un rôle essentiel dans le dynamisme de nos économies.

Amazon n’est pas la seule entreprise des GAFAM à être inquiétée, mardi dernier la Commission a lancé plusieurs enquêtes contre Apple. La question se pose-t-elle de la même manière pour Apple ?

Ce n’est pas la première fois que la Commission s’intéresse à Amazon. Elle avait pu le faire au travers de l’encadrement des aides d’Etat au travers du cas des rescrits fiscaux dont elle a pu bénéficier. Ce fut également le cas pour des pratiques liées au marché du livre numérique qui avaient été traitées par voie négociée (une procédure d’engagements). S’il y a quelques années, Oliver Budzinski et Karoline Köhler pouvaient la question de savoir si Amazon allait être le prochain Google, il semble en effet que l’histoire s’accélère avec l’ouverture de deux procédures à l’encontre d’Apple pour des faits relevant de configurations de marché somme toute similaires.

Il s’agit d’enquêtes reliées au système de paiement Apple Pay et à la boutique d’applications en ligne App Store. Il est intéressant de noter que le communiqué de presse de la Commission européenne publié le 16 juin insiste sur des restrictions de la capacité des développeurs à informer les utilisateurs d'iPhones et d'iPads de possibilités d'achat moins coûteuses en dehors des applications. Le système d'achat intégré propriétaire d'Apple pour la distribution de contenu numérique payant qui serait imposé par Apple aux développeurs d'applications conduirait au prélèvement d’une commission de 30 % faisant craindre un possible abus d’exploitation. La question de la neutralité de la plateforme est également posée dès lors qu’Apple via son service de streaming musical est un concurrent direct de certains de ses complémenteurs, à l’exemple de Spotify qui à l’origine de la plainte.

Deux remarques sont alors à faire. La première est que des contentieux comparables ont cours aux Etats-Unis (voir notamment l’article de Walid Chaiehloudj dans Concurrences : Abus de position dominante et big tech : une affaire Apple Store après l’affaire Google Android ?). Il n’y a donc pas de spécificité européenne qui conduirait à traiter de façon différentielle des plateformes états-uniennes. La seconde remarque tient à l’importance qu’ont prises dans le discours concurrentiel européen les notions de plateformes verrous d’accès au marché (gatekeepers) et de plateformes structurantes.

Ces deux idées présentes dans les travaux récents des autorités de concurrence des Etats membres sur l’économie numérique et sur la question de de la concurrence entre plateformes et sur les plateformes innervent les récentes consultations de la Commission européenne sur le projet de paquet législatif relatif aux services numériques et sur un éventuel outil concurrentiel spécifique à ces plateformes. Les initiatives pourraient alors aller bien au-delà des outils concurrentiels traditionnels car il pourrait s’agir d’un cadre réglementaire ex ante, interdisant certaines pratiques ou imposant des règles spécifiques et de la possibilité de recourir à des remèdes concurrentiels comportementaux voire structurels en dehors même d’une procédure formelle d’abus de position dominante.

Ces réflexions montrent l’importance qu’a pris des deux côtés de l’Atlantique le débat sur la dominance structurelle de certaines plateformes, leur pouvoir de régulation privée sur leur écosystème et sur l’éventuelle irréversibilité de leurs positions de marché. Au-delà donc du cas d’Amazon le débat concurrentiel et académique ne fait que commencer (voir notamment le prochain ouvrage de Nicolas Petit, Big Tech and the Digital Economy : The Moligopoly Scenario, à paraître chez Oxford University Press).

L’auteur s’exprime en son nom propre et non en celui des institutions auxquelles il appartient.

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