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Comment les Etats-Unis ont autant sous-estimé Al-Qaïda que l'Etat Islamique
©Reuters

Bonnes feuilles

Figure emblématique de la lutte contre le terrorisme, Jean-Louis Bruguière a vu défiler dans son bureau les principaux terroristes des trois dernières décennies. Il a été le premier observateur de l’évolution radicale du danger, du passage d’un terrorisme révolutionnaire européen à un terrorisme islamiste mondialisé, qui a conduit aux attentats du 11 septembre 2001 à New York, de 2004 et 2005 à Madrid et Londres, de 2015 à Paris et de 2016 à Bruxelles. Au travers de récits, d’expériences professionnelles et d’analyses, il explique pourquoi, contrairement aux idées reçues, Daech s’inscrit dans un continuum idéologique, sans rupture stratégique.

Jean-Louis Bruguière

Jean-Louis Bruguière

Jean-Louis Bruguière est un ancien juge spécialisé dans la lutte anti-terrorisme.

Il a instruit de nombreuses affaires, notamment celles de Lockerbie en 1988 et du DC10 d'UTA en 1989, deux attentats imputés à Kadhafi.

Il est le co-auteur avec Jean-Marie Pontault du livre Ce que je n'ai pas pu dire : 30 ans de lutte contre le terrorisme (Robert Laffont, 2009). En 2016, il publie Les voies de la terreur (Fayard).

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Dès 1998, Al-Qaida est décidé à frapper. En Europe et aux États-Unis. La stratégie a été définie par Oussama Ben Laden en personne depuis son quartier général de Kandahar et son état-major rapproché. Pour cela, il s’appuie sur des structures terroristes qui ne dépendent pas directement de son organisation, mais qui sont acquises à sa cause. Néanmoins, il bénéficie surtout de l’insouciance de ses adversaires, en particulier les États-Unis, qui n’ont pas cru à la réalité d’un vaste plan les visant. Des événements auraient pourtant pu les alarmer : dès 1998, l’organisation avait conduit deux opérations spectaculaires et meurtrières contre les ambassades américaines à Dar-es- Salam (Tanzanie) et à Nairobi (Kenya). Mais le sol américain n’avait pas été touché, et l’opinion publique américaine avait été peu sensibilisée. En France, au contraire, l’attentat contre le DC-10 d’UTA au Niger en septembre 1989 avait marqué profondément l’opinion publique. Ce sont 170 personnes, parmi lesquelles 54 Français, qui y ont perdu la vie. Tout au long de cette longue et difficile instruction, j’avais donné la priorité aux familles des victimes. Dans ces attentats de masse, surtout ceux survenus loin du territoire national, les touchés sont souvent oubliés. Ils sont de fait doublement victimes : victimes directes de l’attentat ; victimes indirectes, parce que délaissées.

Être attaqué sur son propre sol entraîne la prise en considération réelle, concrète, de la menace – et donc les mesures qui en découlent : mobilisation des services de sécurité et de renseignement, développement des capacités de détection précoce du risque terroriste… Dès la fin de la décennie 1980, la France a ainsi développé un arsenal juridique dédié à la lutte antiterroriste tout en renforçant la capacité de ses services de police et de renseignement. Ce fut aussi le cas de la Grande-Bretagne et de l’Espagne quand elles furent violemment frappées en 2004 et 2005. Rien de tout cela aux États-Unis à l’aube des années 2000. Les Américains ont perdu le souvenir du premier attentat de 1993 contre le World Trade Center à New York et négligé le signal d’alerte de la tentative d’attentat d’Ahmed Ressam, le millenium bomber. Il leur faudra les événements tragiques du 11 septembre 2001 pour prendre la réelle mesure de la menace et réagir.

N’a-t‑on pas commis la même erreur avec l’État islamique ? Les Américains se sont-ils trompés une nouvelle fois ? Il y a encore dix-huit mois, des agences américaines considéraient que Korrassan, un réseau islamiste en Syrie lié à Al-Qaida, et dont l’existence a donné lieu à débat, posait un sérieux risque sécuritaire pour les États-Unis. Au contraire de l’État islamique… Opinion au demeurant tempérée par James R. Clapper, le directeur du renseignement national, qui avait déclaré en septembre 2014 que les deux organisations menaçaient la sécurité des Américains. Aux États-Unis plus encore qu’en Europe, on oublie la base idéologique du salafisme djihadiste telle que théorisée par Azzam et reprise par la suite par Al-Zawahiri et Ben Laden : dans un premier temps, constituer une base géographique et des structures organiques pour asseoir l’organisation et attirer des adeptes (hier, l’Afghanistan ; aujourd’hui, dans un monde 2.0 et un contexte géopolitique différent, l’État islamique en Irak et en Syrie) ; et, dans un deuxième temps, exporter le djihad sur tous les continents, prioritairement en Occident. Nous voici aujourd’hui, avec l’état islamique, dans le deuxième temps de cette évolution. La fusillade de San Bernardino du 2 décembre 2015 l’a démontré, et celle autrement plus meurtrière de la discothèque d’Orlando (50 morts, 53 blessés) le 12 juin 2016, et dernièrement, le 17 septembre, l’attaque en couteau dans un centre commercial du Minnesota, revendiquée par Daesh. L’attaque d’Orlando a définitivement convaincu l’opinion publique américaine que l’organisation était actuellement la principale menace terroriste. Les organisations terroristes, l’État islamique, Al-Qaida et les groupes qui lui sont affiliés hier comme aujourd’hui, jouent de ces atermoiements, de ces erreurs d’appréciation, des failles du système sécuritaire d’États qui leur donnent trop souvent trop de marges de manœuvre.

Frappée dès 1995, la France n’a jamais baissé la garde. Ses services de police et de renseignement sont demeurés mobilisés. Le pôle antiterroriste que je coordonnais a suivi, au travers des enquêtes conduites avec la DNAT et surtout la DST, l’évolution de cette menace avec constance et détermination, malgré quelque indifférence de l’opinion publique, voire de vives critiques émanant de certains médias qui brocardaient mon action supposée dangereuse pour les libertés individuelles. J’aurais été une sorte de Don Quichotte combattant un ennemi imaginaire pour justifier la pérennité d’une politique répressive que j’incarnais, et qu’aucune menace tangible ne justifiait. Pourtant, la vague d’arrestations en Europe en mai 1998, à la veille de la Coupe du monde de football, avait été saluée par les mêmes médias. Mais assurer la sécurité de cette manifestation sportive à portée mondiale faisait consensus. Et ces arrestations « préventives » avaient été décidées au niveau européen. La versatilité de l’opinion publique peut conduire à un certain autisme et faire le jeu de ceux qui ont pour unique stratégie de combattre par le djihad nos valeurs fondamentales et nos institutions démocratiques. Telle était la situation en Europe, y compris la France, et aux États-Unis avant le 11 septembre 2001.

Extrait de Les voies de la terreur, par Jean-Louis Bruguière,é dité chez Fayard

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