Comment les crises et la mondialisation ont marqué la fin du XXe siècle <!-- --> | Atlantico.fr
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François Taillandier publie « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique » aux éditions de L’Observatoire.
François Taillandier publie « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique » aux éditions de L’Observatoire.
©MARIO TAMA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Bonnes feuilles

François Taillandier publie « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique » aux éditions de L’Observatoire. Les mots pensent pour nous. Telle est leur besogne. Et c'est pourquoi il importe de savoir d'où proviennent ceux que nous acceptons en ce moment d'entendre, de lire, d'employer. Les mots ont une histoire. Extrait 1/2.

François Taillandier

François Taillandier

Romancier, François Taillandier est notamment l’auteur de Anielka (Grand Prix du roman de l’Académie française) et de La Grande Intrigue, une suite romanesque en cinq volumes. Il a également publié plusieurs essais biographiques sur Balzac, Jorge Luis Borges et Louis Aragon.

Voir la bio »

J’ai parlé d’un réflexe d’écrivain ; j’ai parlé d’une piété envers notre héritage ; il me vient à l’idée que je pourrais parler du temps, tout simplement.

Vieillir n’a pas que des inconvénients : on a dans la conscience une plus grande étendue de temps. On considère le tilleul du jardin et l’on sait que dans notre enfance il ne dépassait pas la hauteur du mur voisin, comme il le fait maintenant d’au moins cinq mètres. De même, on a vu défiler les modes, on a vu ce qui était « branché » devenir « ringard » (et le mot « branché » lui-même le devenir aussi).

De la même façon, on a vu naître, se propager et disparaître des mots.

En voici deux exemples. La fin du XXe  siècle en deux mots, si l’on veut.

C’est aux alentours de 1975 – j’avais vingt ans – que les dirigeants et leaders politiques, ainsi que les médias, entreprirent avec un bel ensemble de propager un mot  : « la crise ». Les Trente Glorieuses, l’expansion continue, c’était terminé, à présent on ne rigolait plus, c’était « la crise ». Le chômage augmentait, le renchérissement du pétrole handicapait notre économie, l’inflation s’ensuivait, c’était « la crise ». Le mot courait comme un feu follet dans les conversations, au café, à table, dans les bureaux : « Maintenant, vous comprenez, avec la crise… » « Que voulez-vous, c’est la crise ! » Ce mot, de longues années durant, servit à faire patienter les Français face aux difficultés qu’ils connaissaient. Telle fut précisément sa besogne. Ce mot était commode, car il désigne quelque chose de pénible, certes, mais de momentané  : une crise d’asthme, une crise d’urticaire. On peut espérer que ça va passer. Il y eut même, un peu plus tard, un vieux daim de music-hall, ex-ami de l’Union soviétique et riche comme Crésus, le nommé Yves Montand, pour venir expliquer à la télévision que « la crise » était une chance formidable qu’il fallait saisir.

(Le mot de « challenge » s’imposa dans la foulée ; quiconque ne relevait pas un « challenge » était un demeuré, un trouillard, un minable. Il fallait aussi être « un battant ». On entendait cela.)

Pourquoi, peu à peu, le mot « crise » s’effaça-t-il de la vie publique ? Il n’est pas difficile de le comprendre aujourd’hui : il devenait perceptible, il devenait patent au fil des années qu’il n’y avait jamais eu de crise, que les maux que l’on endurait étaient engendrés au contraire par l’évolution et le fonctionnement normaux du système, lequel n’avait cessé de se porter à merveille. Après tout, les pays producteurs de pétrole étaient légitimes à augmenter leurs tarifs ; après tout, la robotique se substituait un peu partout à la main humaine ; et si l’on ne faisait plus de casseroles à Tournus, de textiles à Roubaix et de sidérurgie en Lorraine, c’est bien parce qu’on l’avait décidé.

Bref, « la crise » avait fait son temps. C’est peut-être même la raison pour laquelle, vers la fin du siècle, un autre mot fut introduit dans les médias avec un succès remarquable : « mondialisation ». Il s’agissait cette fois de présenter comme inéluctable, comme résultant de l’évolution historique elle-même, un phénomène auquel par conséquent il était vain de chercher à se soustraire : le triomphe des multinationales, de l’économie financiarisée, des délocalisations tueuses d’emplois, des porte-conteneurs géants, des privatisations partout, de l’universalité des marques,  etc. En les subsumant dans ce terme de « mondialisation », on les essentialisait, on leur donnait globalement des allures de fatalité – on les sacralisait, comme on avait sacralisé en des temps lointains la foudre et le tonnerre. La « mondialisation » devenait l’horizon indépassable de tout, horizon dans lequel un livre fameux du Pr Fukuyama nous assura que l’histoire humaine allait enfin se fondre et s’apaiser.

La « bonne gouvernance » apparut alors dans les commentaires des doctes ; elle signifiait que les États eux-mêmes n’avaient plus qu’à emboîter le pas. Personne ne rappela que cette fameuse « mondialisation » avait toujours existé, sous diverses formes – et qu’il eût mieux valu pour cela la nommer mondialité. Elle avait même existé dans le dernier siècle à travers deux guerres mondiales, excusez du peu, et avant cela avec les empires coloniaux, et avant cela avec les conquistadors, et avant cela avec les croisades, et avant cela avec l’Empire romain, relativement bien sûr à la représentation qu’on se faisait du « monde » à ces époques.

Les deux mots servirent donc, en un quart de siècle, tout bonnement, à faire accepter ce qui s’installait. Le « mauvais moment à passer » avait changé de costume et revêtu celui du « c’est comme ça et pas autrement ».

Extrait du livre de François Taillandier, « La Parole altérée Considérations inquiètes sur l'expression publique », publié aux éditions de L’Observatoire

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