Comment le culte de la Grande Guerre patriotique accélère la militarisation de la société russe <!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine et le président tadjik Emomali Rakhmon assistent au défilé militaire du jour de la victoire sur la place Rouge à Moscou, le 9 mai 2021.
Vladimir Poutine et le président tadjik Emomali Rakhmon assistent au défilé militaire du jour de la victoire sur la place Rouge à Moscou, le 9 mai 2021.
©Alexei Druzhinin / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

Galia Ackerman a publié « Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine » aux éditions Premier Parallèle. La Russie orchestre chaque année des célébrations de plus en plus grandioses de la « Grande Victoire » de la Seconde Guerre mondiale. La conscience nationale ainsi sacralisée, il n'est pas difficile de convaincre le peuple que tous les agissements du régime, quels qu'ils soient, sont légitimes. Extrait 1/2.

Galia Ackerman

Galia Ackerman

Galia Ackerman est docteure en histoire et chercheuse associée à l'université de Caen, Galia Ackerman est spécialiste de l'Ukraine et de l'idéologie de la Russie post-soviétique. Elle a été journaliste à RFI et à la revue Politique internationale. Elle est notamment l'auteure, aux éditions Premier Parallèle, de Traverser Tchernobyl (2016, rééd augmentée 2022). Elle a cofondé la revue Desk-Russie. Elle a également dirigé le numéro 77 de La Règle du jeu consacré à l'Ukraine (octobre 2022). 

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Le culte de la Grande Guerre patriotique contribue à la militarisation de la jeunesse russe, qui doit s’inspirer des exploits du peuple pendant la guerre : pratique du sport, enseignements militaires, expéditions pour retrouver les restes de soldats sur les champs de bataille, création de musées militaires locaux, reconstitutions de grandes batailles avec force figurants. L’État russe consacre des sommes considérables au développement de l’esprit patriotique au sein de la jeunesse.

En 2012, Vladimir Poutine créait, par décret, la Société militarohistorique russe. Une organisation financée par l’État, dont le président n’est autre que le ministre de la Culture Vladimir Medinski. Son objectif ? « Consolider les forces de l’État et de la société pour mieux étudier l’histoire militaire de la Russie, résister aux tentatives de la déformer, cultiver le patriotisme, élever le prestige du service militaire et préserver le patrimoine militaro-historique. » L’organisation est placée sous le contrôle vigilant de quelques « faucons », tels Serguei Choïgou, ministre de la Défense, ou Dmitri Rogozine, directeur général de Roskosmos, l’Agence spatiale russe (civile et militaire).

En partenariat avec les ministères de la Défense et de la Culture, la Société, qui a des antennes dans toutes les régions russes, gère des camps militaro-historiques pour les jeunes en Russie et sur des territoires voisins (on en compte cent dix) ; elle dirige des expéditions de recherche de restes de militaires tombés au combat, érige des monuments aux héros de différentes guerres russes, dirige un programme d’excursions gratuites sur des lieux de bataille intitulées « Les chemins de la Victoire », excursions auxquelles ont participé, à ce jour, plus d’un demi-million d’écoliers ; elle organise aussi et surtout de grandioses reconstitutions de batailles.

Évoquons, par exemple, la percée du front Mius, en août 1943, après deux ans d’âpres combats, bataille dont certains historiens comparent l’importance à celle de Koursk. Le front était formé de trois lignes de défense allemandes, fortifiées, séparées par des champs de mines, et longeant la rivière Mius, dans le Donbass, sur une centaine de kilomètres. Les Allemands considéraient leurs défenses inviolables, comme la ligne Mannerheim ou la ligne Maginot. Pendant des dizaines d’années, l’histoire de ces batailles resta occultée à cause des pertes humaines très importantes (en deux ans, 830 000 Soviétiques périrent contre près de 120 000  Allemands) et de la durée prolongée des combats. Mius était un enfer, comme Rjev. Les survivants parlèrent même d’un « petit Stalingrad ».

Voici comment l’événement, qui se tint en août 2018, était présenté par la première chaîne de télévision russe :

Chars, blindés, combattants en uniforme et, bien entendu, pyrotechnie. […] Les dizaines de membres des clubs militaro-patriotiques ont eu le sentiment d’évoluer sur un véritable champ de bataille. [...] Ils ont mis beaucoup de temps à préparer cette reconstitution. Ils ont creusé des tranchées, construit des abris et des blockhaus, installé des barbelés, etc., afin de montrer au public à quoi ressemblaient les grandioses fortifications allemandes du front Mius. […] De là, Hitler avait l’intention de partir à l’offensive contre le Caucase. Les Allemands occupaient les hauteurs ; les soldats de l’Armée rouge avançaient sur la plaine, dans la ligne de mire. Ils n’ont réussi à prendre ces hauteurs qu’à la troisième tentative.

Pourquoi procéder à une reconstitution aussi grandiose et coûteuse ? Pour que quelques centaines de jeunes « sachent et se souviennent », comme l’affirment les instructeurs ? On peut légitimement supposer que cette bataille a été choisie pour d’autres raisons. La rivière Mius traverse en effet les régions de Donetsk et de Lougansk, occupées en grande partie par des séparatistes pro-russes. Le combat contre les fascistes allemands a ainsi probablement été rejoué comme une réplique du combat des séparatistes contre les « fascistes » ukrainiens. Là réside probablement l’enjeu majeur de l’entraînement au sein de la Société militaro-historique russe : donner le goût de la guerre à venir aux jeunes.

La « Jeunearmée »

La Société militaro-historique, qui regroupe des centaines d’organisations locales, n’est pas l’unique moyen d’embrigader des enfants et adolescents. À la suite d’un décret présidentiel d’octobre 2015 naissait une autre organisation militaro-patriotique, sous le patronage de Serguei Choïgou, Iounarmiïa (littéralement, « Jeunearmée »), dont les sections sont rattachées à des unités militaires, à des écoles et académies militaires, à l’aviation, à la marine et aux clubs sportifs de l’armée. La création et la confection des uniformes, des insignes, des symboles et des bérets des membres de la Jeunearmée ont été financées par le gouvernement. L’emblème et le drapeau réunissent le drapeau rouge soviétique, l’étoile à cinq branches – également soviétique – et un aigle stylisé qui évoque à la fois l’aigle bicéphale de la Russie tsariste et celui de la Russie post-communiste. Comme souvent dans la Russie de Poutine, ce drapeau postmoderniste met sur le même plan l’histoire tsariste et l’histoire soviétique, unies dans le même élan patriotique. Quelques mois après sa création, le mouvement était déjà fonctionnel.

Éduquer une jeune génération de patriotes menant un mode de vie sain et capables, en cas de besoin, de défendre leur Patrie par les armes : telle est l’ambition avouée du fondateur de la Jeunearmée, Serguei Choïgou. Voici ce que l’on peut lire sur un site militaire présentant le projet :

Souvent, les organisations militaro-patriotiques, comme la Jeunearmée, sont accusées de militariser les enfants à outrance. En réalité, il n’y a pas de mal à ce qu’un enfant de 10-12 ans apprenne le fonctionnement des armes et sache bien tirer. Il est bien plus dangereux qu’un conscrit nouvellement recruté ne sache pas comment manier une arme automatique… Inutile d’expliquer quelle sera l’utilité d’un tel « combattant » en cas de menace militaire subite.

En réalité, il ne s’agit pas uniquement d’apprendre à tirer. Lors de la première grande réunion des représentants de la Jeunearmée, venus à Moscou des quatre coins de la Russie, Choïgou leur a en effet promis la chose suivante :

Vous aurez la possibilité de participer à toutes nos actions. Vous pourrez voler dans des avions et sauter en parachute, plonger et naviguer à bord de nos navires de guerre et de nos sous-marins, […] tirer de tout ce qui tire, sauf des missiles. Vous pourrez monter à bord de toutes nos machines de combat.

En moins de trois ans, les effectifs de la Jeunearmée ont atteint 276 000 membres. Mais le ministre Choïgou ne veut pas se reposer sur ses lauriers. En décembre 2018, il exigeait de renforcer le travail militaro-patriotique auprès des jeunes et annonçait son prochain objectif : 500 000 membres.

Des « esprits chagrins  » comparent la Jeunearmée aux Hitlerjugend. À la différence des Hitlerjugend, et c’est une différence de taille, l’adhésion à la Jeunearmée est volontaire. Mais, de fait, les similitudes sont troublantes. Dans les deux cas, il s’agit d’une militarisation et d'un embrigadement mental de la jeunesse, comme en témoigne l’hymne de la Jeunearmée :

Épaule contre épaule, les troupes russes avancent.

Et bien que la vie militaire ne soit pas facile,

Nous servirons fidèlement la Russie.

Dans des attaques intrépides, nous avons sauvé le drapeau russe,

Et nos maisons natales, et nos chansons.

Et si le malheur arrive, alors nous protégerons La patrie avec nos corps, mon ami.

Comme dans le cas du Régiment Immortel, le passé et le présent fusionnent dans cet hymne. Ce « nous » se rapporte à la fois aux soldats soviétiques qui ont sauvé le drapeau russe, les maisons natales et les chansons, et aux membres de la Jeunearmée, prêts à réitérer l’exploit de leurs ancêtres, au prix de leur vie.

Peut-on imaginer des centaines de milliers d’enfants européens, qu’ils soient allemands, français ou espagnols, entonner un tel hymne ? Dans l’Allemagne nazie, un tel endoctrinement a porté ses fruits : les Jeunesses hitlériennes ont tenu la dernière ligne de défense du Reich et sont morts pour la Patrie et le Führer jusqu’au dernier jour de la guerre. Comme tous les enfants-soldats, ils étaient intrépides… La Jeunearmée recrute ses volontaires à partir de 8 ans.

Extrait du livre de Galia Ackerman, « Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine »,  publié aux éditions Premier Parallèle

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