Comment la Poste est aussi devenue une machine à broyer ses employés <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
En matière d'abus de CDD, La Poste fait figure de multi-récidiviste.
En matière d'abus de CDD, La Poste fait figure de multi-récidiviste.
©Benoit Tessier / Reuters

574 CDD plus tard...

En matière d'abus de CDD, La Poste fait figure de multi-récidiviste. Thomas Barba revient sur le cas de la "factrice aux 574 CDD" qui le fait connaître du grand public en 2006. Extrait de "Le livre noir de la Poste" (2/2).

Thomas  Barba

Thomas Barba

Thomas Barba est né en 1953 à Camas, en Espagne. Arrivé à l'âge de dix ans en France, il a été tour à tour magasinier, réceptionniste dans un hôtel et métallo avant de devenir poster, en 1983. Délégué syndical CGT puis Sud-PTT, il s'est formé seul au droit du travail jusqu'à devenir l'un des conseillers juridiques les plus redoutés de la direction de La Poste.

Voir la bio »

C’est en 2006, avec l’affaire de Christiane C…, que mon combat contre la précarité à la Poste commence à recevoir un certain écho. Il faut dire qu’avec 574 CDD en dix-neuf années de travail, Christiane est probablement la championne dans sa catégorie ! Un exploit dont se passerait bien cette quinquagénaire à la chevelure grisonnante, mariée à un policier. D’un tempérament plutôt effacé, Christiane n’est pas du genre à ruer dans les brancards. Elle est entrée à la Poste près de deux décennies plus tôt, comme gérante d’agence postale et factrice à la poste de Lagrave, un village niché entre Albi et Gaillac. Par la suite, elle assurera la distribution du courrier à Marssac-sur-Tarn.

Suite à une restructuration, la Poste de Marssac est absorbée par celle de Gaillac. Le directeur, le fameux "Tartuffe", réunit son équipe de Marssac et demande si le personnel a des questions à poser. Les huit facteurs l’interrogent sur leur tournée, les cycles de travail… Quand vient le tour de Christiane, celle-ci n’a qu’une seule question : "Et moi, qu’est-ce que je deviens ?" La réponse du directeur tombe comme un couperet : "Pour le moment, c’est terminé. On n’a plus besoin de vous."

Alors Christiane s’en va. Des semaines passent sans qu’on la rappelle. Auparavant, il ne s’écoulait jamais plus de quinze jours entre deux CDD. Après trois mois d’attente, elle comprend que c’est fini. À 56 ans, elle ne se fait pas d’illusions : on ne la rappellera plus. Son mari lui suggère : "Va donc voir ce type qui défend des salariés à la CGT !" Elle n’est pas franchement emballée à cette idée : la CGT, ce n’est pas sa culture. Mais elle finit quand même par venir me consulter. Quand elle me montre ses 574 CDD, je la sens meurtrie par la brutalité avec laquelle le nouveau directeur l’a éconduite : "On n’a plus besoin de vous" ! Elle s’est sentie jetée comme un citron qu’on a pressé jusqu’à la dernière goutte. Si "Tartuffe" avait fait appel à elle de temps en temps, elle aurait sans doute gardé pour elle ses états d’âme. Mais elle a atteint les limites du supportable. Perdu pour perdu, elle se doit de réagir.

Le jour de l’audience, je fais mon entrée avec une valise à roulettes emplie de documents. Nous remportons le procès. Christiane C… gagne 60 000 euros, et son histoire fait le tour des médias. La Poste mettra sept ans à exécuter intégralement la décision de la justice.

Gisèle P… vit à Figeac, dans le Lot. Depuis 1988, elle est guichetière à la Poste. Elle adore ce métier. "Toute la journée, on est en contact avec les clients, on a nos habitués, dit-elle avec un sourire qui illumine son visage. Sans me glorifier, j’en connais quelques-uns qui me verront partir à la retraite avec regret l’an prochain." Jusqu’en 2003, Gisèle collectionne les CDD. Puis elle obtient un CDI de 900 heures par an. "Ici, on ne trouve pas facilement du travail, explique-t-elle. Ça ne me réjouissait pas d’avoir un poste précaire, mais je patientais. Étant bien notée, je me disais qu’un jour ou l’autre, le directeur finirait bien par me proposer un CDI." Mais ce statut précaire exige une grande souplesse : "On me sortait du lit très tôt le matin pour venir ouvrir un petit bureau de poste à 20 km de Figeac ou pour remplacer une guichetière malade, poursuit-elle. Avec mes enfants en bas âge, j’ai dû jongler ! Heureusement que j’avais des voisines et des amies sur qui je pouvais compter !" Plusieurs fois, Gisèle songe à démissionner. À force de précarité, elle est usée. Il n’est jamais confortable de ne pas savoir en début de mois à quelles dates on travaillera ni combien on gagnera. Elle s’accroche toutefois jusqu’au prochain CDD.

Jusqu’au jour où son chef, à qui elle demande de poser une semaine de congés, lui répond froidement : "Des congés ? Désolé mais tu n’es pas prioritaire." Cette réflexion lui reste en travers de la gorge. Après dix années d’ancienneté, elle se retrouve non prioritaire face à des collègues embauchées depuis peu en CDI pour quelques heures de ménage. Gisèle est juste bonne à boucher les trous : remplacer au pied levé les collègues en congés maladie, travailler pendant les vacances scolaires… "Je l’ai ressenti comme une double injustice, témoigne-t-elle : non seulement ma fiche de paie s’en ressentait, mais j’étais privée des droits élémentaires de tout salarié. C’est pourquoi j’ai décidé de les attaquer aux prud’hommes."

À la Banque postale de Figeac, Gisèle est la première à se rebeller. Elle se souvient encore de la réaction de ses chefs : "Ils n’aiment pas que quelqu’un s’oppose. Ils n’ont pas été tendres avec moi par la suite. " Nous gagnons devant les prud’hommes, mais la Poste fait appel. Gisèle gagne de nouveau devant la cour d’appel d’Agen. En 2011, elle empoche plus de 30 000 euros. Mais la Poste, qui ne lâche rien, se pourvoit en cassation. Entre-temps, plusieurs de ses collègues à Figeac ont à leur tour porté leur cas devant les prud’hommes. Gisèle en sourit. Elle sait qu’elles n’auraient pas franchi le pas si elle-même ne leur avait pas montré la voie.

______________________________________________________

Extrait de Le livre noir de la Poste (éditions Jaen-Claude Gawséwitch), 24 janvier 2013

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !