Comment la dégradation de la communication politique ces vingt dernières années a favorisé l’émergence de Trump (entre autres)<!-- --> | Atlantico.fr
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Tout le monde est responsable aujourd'hui de l'émergence de Trump et de tous les populistes, et notemment les élites, qui n'ont pas vu la dégradation de la communication politique et publique en vingt ans.
Tout le monde est responsable aujourd'hui de l'émergence de Trump et de tous les populistes, et notemment les élites, qui n'ont pas vu la dégradation de la communication politique et publique en vingt ans.
©Reuters

Paroles, paroles...

Dans son dernier livre "Communiquer c'est vivre", Dominique Wolton explique la manière dont nos problèmes de communication ces dernières décennies ont participé à plusieurs phénomènes désormais caractéristiques de notre époque : affaiblissement du politique, montée des populismes, etc.

Dominique Wolton

Dominique Wolton

Dominique Wolton a fondé en 2007 l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Il a également créé et dirige la Revue internationale Hermès depuis 1988 (CNRS Éditions). Elle a pour objectif d’étudier de manière interdisciplinaire la communication, dans ses rapports avec les individus, les techniques, les cultures, les sociétés. Il dirige aussi la collection de livres de poche Les Essentiels d’Hermès et la collection d’ouvrages CNRS Communication (CNRS Éditions).

Il est aussi l'auteur de nombreux ouvrages dont Avis à la pub (Cherche Midi, 2015), La communication, les hommes et la politique (CNRS Éditions, 2015), Demain la francophonie - Pour une autre mondialisation (Flammarion, 2006).

Il vient de publier Communiquer c'est vivre (Cherche Midi, 2016). 

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Atlantico : Dans votre livre d'entretiens, vous vous dites reconnaissant du rôle qu'ont pu avoir les médias dans votre enfance, et défendez, par exemple, la télévision d'être abrutissante. Pensez-vous qu'un "enfant d'Internet" puisse avoir la même réflexion aujourd'hui ?

Dominique Wolton : Il est certain qu'un enfant qui a entre 12 et 14 ans dira qu'Internet est une chose formidable car c'est un outil d'émancipation incroyable pour lui, un espace de liberté. Mais si l'on réfléchit plus en avant à cette question, il faut constater qu'il y a une différence importante entre la radio et la télévision d'une part, et Internet de l'autre : à la télévision et à la radio, on regarde ce qu'on nous propose. Il y a une programmation diverse à laquelle on se plie. Il y a évidemment des choses qui ne nous intéressent pas, et que l'on ne regarde pas. Sur Internet en revanche, on ne regarde que ce qui nous intéresse, que ce que notre "communauté", notre "réseau" nous propose.

Et c'est là à mon avis la différence essentielle. Je pense donc que les enfants d'aujourd'hui diront dans vingt ans : "Oui, en effet, c'était très bien Internet. Mais c'était quand même un peu trop renfermé sur soi-même". C'est toute la différence théorique entre les médias de l'offre qui gèrent l'hétérogénéité et les médias de la demande comme Internet qui restent communautaires.

Le temps n'a pas seulement changé notre rapport aux médias, mais aussi notre perception de ce qu'est un grand intellectuel. En parcourant votre livre, on constate qu'il accorde une importance réelle à une figure très importante, celle de Raymond Aron, dont vous avez été le disciple, sinon le continuateur. Quelle importance avait pour vous ce grand intellectuel ? Qu'est-ce qui explique sa disparition dans le débat intellectuel aujourd'hui ?

Tout d'abord, je n'étais pas son disciple, mais bien son adversaire d'un point de vue politique. Là où nous nous retrouvions, c'est sur la question de la philosophie de l'Histoire, sur la sensibilité et sur la liberté de l'esprit. Pour ce qui est de disparition, il faut à mon avis soulever un problème actuel autour de la connaissance, qui est totalement dévalorisée. Tout l'accès à ce domaine a été obstrué par le people, par les médias, par la vitesse, par Internet. Raymond Aron est mort depuis trente ans, mais on croit qu'il est mort depuis 3 000 ans ! Il y a en quelque sorte une folie de l'instant. La tradition nous enseignait avant cela à discuter à l'université de ce qui se faisait sur un siècle. Ce qui est normal. Aujourd'hui, cette perspective étonne, comme si c'était là la pensée d'un homme de Cro-Magnon. Ce facteur est le plus grave.

Le second facteur, qui est lié au premier, est qu'avec Internet et Wikipédia, on se met à rechercher des noms qui sont déjà dans l'espace public et sur Internet. Sur Google, en tête de gondole, il y a les noms les plus consultés, ceux qu'on considère comme les plus légitimes. Mais c'est là le problème : des noms peu consultés peuvent être très légitimes.

Un troisième facteur est qu'Aron est très lié à la question de la Guerre froide et à l'affrontement Est/Ouest. Comme tout cela a disparu en 1990, tous les penseurs liés à cette époque-là ont été rapidement évacués. Or, là où c'est une erreur, c'est qu'Aron avait beaucoup pensé sur la question de l'Europe, et que l'Europe n'a pas disparu du tout : elle est devant nous ! Il y a donc un effet de mode historique.

Ensuite, il faut savoir qu'Aron avait une sorte de réalisme historique qui gêne car les gens préfèrent les choix idéologiques. En gros, pendant la Guerre froide, on disait :"On préfère avoir tort avec Sartre que raison avec Aron". Le problème avec Aron, c'est que comme toutes les personnes libres d'esprit, il a dérangé et n'a pas trop été apprécié.

Ce problème est lié à un contexte plus général et paradoxal : on constate qu'aujourd'hui il n'y a jamais eu autant de livres publiés, de réseaux, de mode d'expression, mais qu'il n'y a jamais eu aussi autant de conformisme.Les pensées libres et critiques n'ont pas plus de place aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. On aurait pu penser alors qu'il n'y avait pas assez de relais, de tuyaux : on a tout cela aujourd'hui, et pourtant il n'y a pas plus de diversité. C'est vraiment une découverte triste : l'abondance de tuyaux n'est pas l'abondance dans la diversité.

Justement, ce trop-plein de communication semble avoir eu de nombreux effets pervers, à commencer par la parole politique, qui, à force d'user, semble avoir perdu toute crédibilité et valeur. Comment en est-on arrivé là ?

Aujourd'hui, les hommes politiques sont omniprésents et inaudibles. Pourquoi ? Parce qu'ils ont succombé à deux pressions, celle des médias, qui ne cessent de les harceler (tout en n'ayant de cesse de les critiquer) tout comme celle des sondeurs, qui nous cassent les pieds et ont empêché toute investigation de terrain et se présentent à tort comme les portes-paroles de la société. On a aujourd'hui dix fois par jour des sondages sur n'importe quel sujet qui bloquent toute enquête, toute investigation du réel. C'est le sondage direct, comme une drogue.

La deuxième raison, c'est qu'il est aujourd'hui très difficile de faire de la politique tant l'hypermédiatisation pèse sur leurs actions. Ils n'arrivent pas à dire aux solliciteurs médiatiques de les laisser en paix, et n'ont pas le temps d'approfondir leur réflexion sur leur action politique. Ils subissent le voyeurisme du public, de façon souvent complice, et perdent ainsi leur légitimité.

C'est grave pour la démocratie, car il est difficile d'avoir une action politique pleinement démocratique aujourd'hui. La politique est dès lors dévalorisée, ridiculisée. Et enfin, le populisme a ici un terreau fertile pour grandir. En bref, l'hypermédiatisation, la dévalorisation du politique, la tyrannie des sondages font que tout le monde paye la facture. La question centrale : pourquoi les hommes politiques ne contestent-ils pas cette double domination des journalistes et des sondeurs ?

Justement, que penser de l'émergence d'une parole politique plus populiste, dont Donald Trump est un excellent exemple ? Pourquoi cette parole tonne plus fort que les autres aujourd'hui ?

Je pense que la conséquence de la délégitimation du politique est qu'au fond, les politiques sont comme vous et moi et qu'ils ne méritent donc pas de respect particulier. Le populiste va utiliser des phrases très simples, telles que "Dehors les Noirs !", ou toutes les questions du racisme et de la haine de l'autre. Du coup, comme il n'y a plus de hauteur politique, l'égalitarisme est accepté entre des pensées politiques construites et les pensées les plus racistes. Il y avait un verrou avant, et désormais il n'y en a plus. C'est la trahison des politiques et la responsabilités des journalistes et sondeurs qui est ici à mettre en cause. Cette banalisation du politique est allé trop loin. Certes, il ne faut pas mettre les politiciens sur un piédestal, mais on a donné le sentiment que la politique, ce n'est pas une chose compliquée, et que finalement entre Trump et moi, on pense la même chose. Car il faut désormais que l'homme politique me ressemble. Mais le président de la première puissance politique du monde ne peut pas ressembler à un quidam, ce n'est pas vrai.

La démagogie de l'égalité induit, exprime et permet l'expression de ce genre de discours faussement égalitaires. Tout le monde est responsable aujourd'hui de l'émergence de Trump et de tous les populistes, et notemment les élites, qui n'ont pas vu la dégradation de la communication politique et publique en vingt ans.

L'une des questions souvent soulevées par les populistes, et que vous avez beaucoup étudiée (le multiculturalisme), suscite aujourd'hui de grands débats. Pourquoi ce qui a toujours été considéré comme un défi – faire cohabiter des personnes différentes dans un même espace – est aujourd'hui systématiquement pensé comme un problème ?

J'ai une explication qui vaut ce qu'elle vaut : il me semble que la dévalorisation du multiculturalisme est liée au fait que la droite et la gauche ont tout simplement abandonné ce terrain idéologique à l'extrême-droite en Europe. On a oublié de dire qu'il est heureux que la France soit multiculturelle, et qu'il est heureux que les immigrés soient là pour faire le boulot que l'on ne fait plus depuis quarante ans. Les discours de haine de l'autre, de xénophobie ou de racisme sont progressivement devenus la norme. Autrefois, ils étaient combattus idéologiquement. Depuis 1984 et la marche des Beurs, il n'y a plus rien : la gauche et la droite ont été nulles, car elles ont arrêté d'affirmer que le multiculturalisme était d'abord un fait et ensuite une chance.

Quels étaient les trois enjeux majeurs que vous aviez déterminés dans votre ouvrage, L'autre mondialisation ?

D'abord un cadre de décision politique commune au niveau mondial, puis la mise en place d'un libéralisme contrôlé, et enfin la reconnaissance de la diversité culturelle.

Comment jugez-vous donc l'évolution du monde face à ces objectifs, treize ans plus tard ?

Pour ce qui est de l'économie, la tragédie est que la finance a bouffé l'économie, qui a bouffé la politique. Le résultat de la mondialisation, hélas, c'est le libéralisme le plus absolu. C'est tragique mais c'est vrai.

C'est ce qui explique que la politique aujourd'hui n'ait plus d'autonomie, et donc qu'elle soit aujourd'hui toujours suiviste.

Pour ce qui est de la question centrale de la diversité culturelle, on avait, certes, prévu que la mondialisation créerait des inégalités économiques et sociales, des inégalités Nord-Sud, mais on n'avait pas prévu que les peuples voient menacer leur identité culturelle. Le paradoxe positif, c'est qu'en 2005 on a voté à l'Unesco le principe de reconnaissance de la diversité culturelle. On allait dans le bon sens. Mais on a vite oublié les bonnes intentions. L'écologie, c'est plus rassurant et fédérateur que la diversité culturelle : les animaux et les plantes ne parlent pas ! On fait donc la politique de l'autruche. Et on va le payer cher.

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