Comment l’assassinat de Jean Jaurès a sacralisé son combat politique et participé à la construction d’un mythe<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo prise le 31 juillet 2014 montre un buste de Jean Jaurès, parmi des coupures de journaux, à l'endroit où Jaurès a été abattu en 1914, au Café du Croissant, à Paris.
Une photo prise le 31 juillet 2014 montre un buste de Jean Jaurès, parmi des coupures de journaux, à l'endroit où Jaurès a été abattu en 1914, au Café du Croissant, à Paris.
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Bonnes feuilles

Colette Beaune et Nicolas Perruchot publient « L’assassinat politique en France » aux éditions Passés / Composés. Répandre le sang sacré des rois est crime de lèse-majesté divine et humaine, et la France fut renommée pour ne pas tuer ses monarques jusqu'à la fin du XVIème siècle. Tout assassinat d'un dirigeant politique est une protestation contre l'ordre du monde, tout assassin espérant le changer. Le but de la violence devient alors le rétablissement d'un espace de paix et d'une société plus juste. Extrait 2/2.

Nicolas Perruchot

Nicolas Perruchot

Nicolas Perruchot est un ancien membre de l'UMP et ancien député et maire de Blois (2001-2008). Il a aussi la fonction de président du Conseil départemental de Loir-et-Cher. Nicolas Perruchot a dirigé une commission d'enquête parlementaire sur le financement des syndicats. Son rapport, pour la première fois dans l'histoire de la Ve république, n'a pas été publié.

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Colette Beaune

Colette Beaune

Professeur émérite d’histoire médiévale à l’université Paris Ouest-Nanterre, médiéviste mondialement reconnue, traduite aux États-Unis, au Brésil et au Japon, Colette Beaune est l’auteur de nombreux ouvrages de référence, dont Naissance de la nation France et une biographie de Jeanne d’Arc. Pour l’ensemble de son œuvre, elle a reçu en 2012 le Grand Prix d’histoire de l’Académie française (Grand Prix Gobert).

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De l’Ancien Régime à la République, la vie politique française est jalonnée de ces hommes au parcours prématurément interrompu, aux ambitions brutalement compromises, au destin tristement inachevé. Les uns sont rapidement oubliés. Les autres ont laissé un message si vibrant qu’ils ne pouvaient que devenir l’objet d’un éternel culte. Les hommes passent, leur souvenir parfois demeure, telle une œuvre impérissable.

L’assassinat du député Jean Jaurès, durant l’été 1914, ne peut pas se résumer à un simple et tragique fait historique. En passant de vie à trépas, l’homme a cédé sa place au mythe, laissant sa légende prendre son vol. Cette mort inattendue allait sacraliser Jean Jaurès, forger sa stature, parachever son effigie, comme si ce destin funeste lui ouvrait les portes de l’immortalité. Ce n’est pourtant ni un roi, ni un empereur, ni un président de la République, ni même un ministre à qui la mort a donné rendez-vous en cette douce soirée de juillet. À la fois plus puissant et plus insaisissable  : c’était un symbole qui venait d’être visé.

(…)

Ce 30 juillet, la Russie ordonne la mobilisation générale contre l’Allemagne. La nouvelle ne sera connue en France que le lendemain. Un pas de plus vers la guerre vient d’être effectué.

Chaque jour, l’atmosphère s’alourdit davantage. En cette matinée ensoleillée du 31 juillet 1914, lorsqu’il franchit les portes du Palais-Bourbon, Jean Jaurès n’ignore pas l’inquiétude grandissante des élus socialistes. Même s’il refuse de se laisser gagner par la fatalité, les informations qui lui arrivent d’Allemagne et de Russie ne permettent guère d’entrevoir le moindre signe d’optimisme. Vers une heure de l’après-midi, l’Allemagne proclame « l’état de danger de guerre », la dernière marche avant la mobilisation. Depuis un mois, l’enchaînement des événements n’a eu de cesse de prendre de court les tenants du pacifisme. Malgré tous ses efforts et ses démarches audacieuses, il ressent la douloureuse impression de ne faire que subir cet irrésistible mouvement vers la guerre, à défaut d’influer sur le déroulement des faits. En outre, il lui faut se rendre à l’évidence, il a commis l’erreur, ces derniers jours, d’accorder une confiance excessive, presque un blanc-seing, au gouvernement français. Il s’est persuadé à tort que celui-ci œuvrait pour la paix, profondément animé du désir d’éviter que l’Europe ne sombre dans la violence et le chaos. En réalité, Raymond Poincaré et René Viviani n’ont pas, comme le pensait Jean Jaurès, profité de leur visite en Russie pour tempérer les ardeurs bellicistes du tsar Nicolas II et de son gouvernement. En vertu de l’alliance unissant leurs deux pays et de leur souhait commun de réprimer l’hégémonie allemande, le président de la République et son chef du gouvernement ont préféré assurer le régime impérial russe du soutien de la France plutôt que de l’encourager à recourir à toutes les options qui se présentaient pour tenter de trouver une issue diplomatique à la crise. Jean Jaurès s’est illusionné en surestimant les capacités de René Viviani. Dans l’après-midi, il sollicite donc une audience avec le président du Conseil. Ce dernier s’entretenant alors avec l’ambassadeur d’Allemagne, c’est le jeune sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères Abel Ferry qui reçoit à sa place, dans son bureau du Quai d’Orsay, Jean Jaurès accompagné de quatre députés socialistes. En l’espace de vingt-quatre heures, la situation ayant empiré, le directeur de L’Humanité n’apparaît plus du tout dans le même état d’esprit que lors de son échange de la veille avec René Viviani. Ses réflexes de militant ressurgissent. Le ton est ferme, sans nuance. L’animal socialiste rugit, exhorte et menace avec véhémence le gouvernement :

Prenez garde, je ne veux pas discuter le fond même de vos traités. Il me suffit que vous me déclariez qu’ils vous lient impérieusement. Mais, plus ils vous lient, plus vous devez demander, plus on vous doit les suprêmes garanties par lesquelles la France ne peut être jetée à la guerre sans que tout ait été fait pour l’éviter. Cela, j’ai peur que vous ne l’ayez dit trop mollement à notre alliée. J’ai peur que vous ne lui ayez pas fait sentir que si elle n’acceptait pas la médiation proposée par l’Angleterre, elle ne devait pas escompter votre appui contre l’Autriche. Je vous en supplie, monsieur le Ministre, il faut que vous obligiez votre alliée russe à accepter l’arbitrage que Londres propose à Pétersbourg et à Berlin. Là est le devoir, là est le salut !

Sans se laisser décontenancer, Abel Ferry réplique calmement avec une pointe d’amadouement :

Mais, je vous assure, monsieur Jaurès, que c’est ce que nous faisons. Nous appuyons l’Angleterre, nous tenons le langage qu’il faut à la Russie… Comme je regrette, monsieur Jaurès, que vous ne soyez pas au milieu de nous pour nous aider de vos conseils !

Puis, désireux de tâter ce que sera leur attitude, le sous-secrétaire d’État demande ce que comptent faire les socialistes en cas de conflit. Sans l’ombre d’une hésitation, Jean Jaurès rétorque : « Nous continuerons notre campagne contre la guerre. » Sceptique, Abel Ferry ajoute : « Non, vous n’oserez pas, car vous serez tués au premier coin de rue. » Le sang de Jean Jaurès ne fait qu’un tour : « Eh bien, je vous jure que si dans de pareilles conditions, vous nous conduisez à la guerre, nous nous dresserons, nous crierons la vérité au peuple. Vous êtes victime d’Izvolsky (l’ambassadeur de Russie en France) et d’une intrigue russe. Nous allons vous dénoncer, ministres à la tête légère, dussions-nous être fusillés. »

L’entretien prend fin. Jean Jaurès n’en attendait rien de particulier. La discussion se sera révélée stérile. Tout au plus aura-t-elle servi aux représentants socialistes à se faire confirmer le manque de fermeté du gouvernement, en plus de leur permettre d’afficher leur détermination. Jean Jaurès avait-il déjà réfléchi et assimilé les mots qu’il comptait lancer à la face du ministre ? Était-ce au contraire l’expression spontanée d’un homme dépité laissant librement parler son cœur ? Toujours est-il que ces propos seront les derniers que Jean Jaurès adressera directement à un représentant de l’État. Comme pour sa journée précédente, au sortir du Quai d’Orsay, le tribun rejoint le siège de L’Humanité pour y rédiger son traditionnel article. Puisqu’il n’attend plus rien du gouvernement, il place désormais tous ses espoirs dans le congrès de l’Internationale qui se profile et dont il espère que l’ampleur se situera au-delà des espérances. Mais ces espoirs ne sont-ils pas excessifs ? Rien ne semble, pour l’heure, favoriser le parti de la paix. Pour Jean Jaurès, la guerre représente systématiquement un constat d’échec et il n’est pas homme à accepter l’échec. Il se sent prêt à affronter l’épreuve, à poursuivre inlassablement son combat, y compris si la France devait entrer dans le conflit. C’est, en substance, ce qu’il s’apprête sans doute à écrire dans son article qui doit paraître le lendemain dans L’Humanité. Un article qui sera vraisemblablement totalement à rebours de celui de la veille. Jean Jaurès se prépare-t-il à dénoncer les manœuvres sournoises du gouvernement, la pusillanimité de la France face aux revendications russes, l’inconséquence des dirigeants européens qui minimisent la portée et l’abomination d’une guerre ? Peut-il vraiment se lancer dans de telles incriminations ? La diplomatie, dans un dernier sursaut, parviendra peut-être à un miracle in extremis ? Jean Jaurès hésite entre colère et sagesse. Aussi préfère-t-il attendre un peu avant de coucher sur le papier sa prose. Il est 20 heures passées. L’élu socialiste propose donc à ses proches de dîner rapidement. Entre les deux restaurants habituellement fréquentés par l’équipe de L’Humanité le député Jean Longuet suggère le restaurant Le Coq d’Or. Mais, Jean Jaurès opte plutôt pour Le Café du Croissant, invoquant que l’ambiance y est plus propice pour discuter dans le calme.

Seule une cinquantaine de mètres séparent le siège du journal du restaurant. Les convives s’attablent peu avant 20 heures dans une salle qui donne sur la rue Montmartre. Dix personnes prennent place autour de Jean Jaurès, lequel s’assoit, dos à la fenêtre entrebâillée, entre le député Pierre Renaudel, à sa droite, et l’administrateur de L’Humanité Philippe Landrieu, à sa gauche. Pendant le repas, il évoque le grand coup qu’il compte frapper avec l’article qu’il rédigera à l’issue du dîner. Il entend démasquer tous les responsables politiques qui s’apprêtent à entraîner l’Europe vers sa perte. Sa nature ne le porte guère à exposer ses angoisses, à manifester une forme de pessimisme, à se livrer à des pensées sombres. Il ne sait que trop bien ce qu’il incarne pour ceux qui ont épousé sa cause, qui le suivent depuis tant d’années, à commencer par ses plus proches. Il est devenu leur flambeau, leur modèle et leur principale source d’inspiration. Pour Jean Jaurès, il est impensable de les décevoir, de verser publiquement dans la mélancolie. Impossible donc de savoir, en cette chaude soirée du 31  juillet, le sentiment profond du plus célèbre socialiste de France. Est-il maintenant convaincu que la guerre va éclater, que plus rien ne l’empêchera ? Cette tragique perspective signifierait qu’il a manqué son objectif suprême : le maintien de la paix internationale. Tel serait pour lui le sinistre épilogue d’environ dix années de combat politique. Cependant, rien ne peut exclure non plus que Jean Jaurès continue peut-être encore, en son for intérieur, de croire en la lumière de l’espérance, quand bien même celle-ci pâlissait de semaine en semaine. Ses voisins de table ne discernent pas chez lui une expression différente de celle des autres jours. Comme à l’accoutumée, le tribun ne réfrène pas son solide appétit. La nuit jette son manteau sombre sur la capitale et le repas touche à sa fin. Comme toujours, dans ce restaurant populaire très fréquenté, la présence de Jean Jaurès ne passe pas inaperçue. Assis à une table voisine, René Dolié, journaliste au quotidien satirique et anarchiste Le Bonnet rouge, s’approche alors de la table des rédacteurs de L’Humanité. À Philippe Landrieu, il lui parle de sa jeune fille, avant de tirer de sa veste une photographie en couleurs qu’il a réalisé d’elle pour la lui montrer. Cet aparté, si agréablement éloigné des préoccupations du moment, suscite la curiosité de Jean Jaurès : « Peut-on voir ? », demande-t-il. Le portrait lui est présenté. Le leader socialiste contemple le cliché, demande l’âge de l’enfant et adresse un compliment flatteur au père. Il est 21 h 40. À cet instant précis, tel un souffle de vent, le rideau qui sépare la table de Jean Jaurès du trottoir se soulève. Une main tenant un revolver surgit et actionne la gâchette à deux reprises. Ces deux coups de feu font sursauter l’assistance. Tout le monde se lève précipitamment. Tout le monde, à l’exception d’une seule personne. Mortellement touché par le premier coup de feu tiré à bout portant, Jean Jaurès, le crâne perforé, s’est affaissé comme une masse. Confusion et stupeur se lisent sur tous les visages avant que ne fusent ces mots hurlés par Marguerite, l’épouse d’Ernest Poisson, rédacteur à L’Humanité : « Jaurès est tué ! Jaurès est tué ! » Ces six mots, ce cri d’épouvante resteront à jamais inscrits dans le souvenir des témoins du drame. Tandis que les uns se précipitent à l’extérieur du restaurant à la recherche du meurtrier, les autres se chargent d’étendre la victime sur la banquette. Les yeux clos, Jean Jaurès respire encore faiblement. En attendant l’arrivée d’un médecin appelé en toute hâte, l’un des clients du restaurant, pharmacien de son état, s’approche du mourant, lui tâte le pouls, secoue sa tête et ouvre sa chemise pour ne sentir qu’un mouvement cardiaque très ralenti. Le corps de Jean Jaurès est alors placé sur une table. Aux côtés du pharmacien, le député Pierre Renaudel, à l’aide de serviettes, s’applique à épancher le sang qui sort de la blessure : un simple petit trou rouge à l’arrière du crâne entouré d’un peu de matière blanchâtre. Arrivé sur place, le médecin ne peut que constater l’état de la victime : « Messieurs, je crains qu’il n’y ait plus rien à faire. » Trois longues et interminables minutes s’écouleront avant que le décès ne soit prononcé par ces mots fatidiques : « Messieurs, M. Jaurès est mort ». Certaines personnes laissent échapper des sanglots, tandis que toute l’assistance, dans un court moment de recueillement, se découvre pour saluer la mémoire de celui qui vient d’expirer. Dans la seconde qui a précédé le coup de feu, juste avant de fermer ses yeux pour toujours, l’ultime regard du défenseur acharné de la paix se sera donc porté sur cette photographie en couleurs qui lui était tendue. C’est sur cette image d’une fille souriante, jeune et innocente, à qui l’avenir sourit, que la vie de Jean Jaurès s’est brutalement interrompue. Comment une existence aussi intense et foisonnante peut-elle se briser de façon si soudaine ? Ses amis, qui, quelques instants auparavant, dînaient en sa compagnie, auraient sans doute désiré, dans les minutes qui suivirent l’attentat, recueillir de la bouche de leur leader, dans un dernier râle, une phrase vouée à entrer dans l’histoire, un message destiné à la postérité ou une simple instruction appelée à devenir son héritage politique. « Au moins, nous avons accompli quelque chose », aurait-il pu marmonner avant de rendre l’âme. Mais ces mots-là ne furent pas prononcés ! Jean Jaurès sera mort silencieusement, sans doute sans avoir eu conscience de ce qui lui arrivait. À l’extérieur du restaurant, l’auteur des coups de feu a tenté de s’enfuir à grands pas vers la rue de Réaumur. Il est rapidement rattrapé et maîtrisé, avant d’être remis entre les mains d’un agent de police qui se charge de le conduire au poste. Âgé de presque 29 ans, natif de Reims, étudiant en archéologie à l’École du Louvre, l’assassin de Jean Jaurès se nomme Raoul Villain. Successivement membre du mouvement chrétien social, le Sillon, puis adhérent du groupement d’étudiants nationalistes la Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine, le jeune homme présente une personnalité fragile. Interrogé sur ses motivations par le préfet de police de Paris, Célestin Hennion, y répond sans équivoque :

Je n’aimais pas Jaurès. Si j’ai commis cet acte, c’est parce que M. Jaurès a trahi son pays en menant campagne contre « la loi des trois ans ». Il nuisait à la patrie. J’ai voulu faire justice à cet antipatriote. J’estime qu’on doit punir les traîtres et qu’on peut donner sa vie pour une cause semblable.

À l’issue de ce premier interrogatoire, il est bien difficile de discerner l’acte politique d’un réactionnaire du coup de folie d’un déséquilibré.

Pendant ce temps, aux abords du Café du Croissant et du siège de L’Humanité, la nouvelle de la mort de Jean Jaurès s’est répandue comme une traînée de poudre. La foule s’est amassée spontanément, envahissant les rues Montmartre, Feydeau et Réaumur au chant de L’Internationale ou en scandant « À mort ! » à l’encontre de l’assassin. Le député de Paris Jacques Lauche enjoint alors aux centaines de personnes massées autour du restaurant de rester calmes et de ne pas manifester. L’affluence est telle qu’il faudra plus d’un quart d’heure aux agents pour établir des barrages et ouvrir un passage à l’ambulance. Lorsque le corps de Jean Jaurès, placé sur un brancard, quitte le restaurant, la foule, immense et grave, tenue à distance par des gardiens de la paix, observe le silence le plus absolu, comme abasourdie. Instant poignant et sinistre s’il en est. La dépouille du tribun est aussitôt transportée jusqu’à son domicile dans le XVIe arrondissement. Dans les rues de Paris, cette nuit-là, la tristesse, la colère et l’inquiétude s’enchevêtrent. Au fil des heures, une clameur circule de rue en rue. L’exclamation de Marguerite Poisson, « Jaurès est tué ! », se transforme très vite en un cri de douleur et d’horreur : « Ils ont tué Jaurès, c’est la guerre ! » Dans cette nuit du 31 juillet au 1er août, c’est, sans conteste, le plus grand adversaire de la guerre qui vient de disparaître. Les pacifistes sont maintenant orphelins. Ils ont perdu leur père au moment précis où ils en avaient un besoin impérieux. Au matin du 1er août, ce n’est pas l’article de Jean Jaurès qui paraît en première page de L’Humanité. Bordé de noir, le journal titre en gros caractères : « Jaurès assassiné », avec, juste en dessous, une photographie de son fondateur et directeur.

La mort du député socialiste suscite dans l’opinion comme dans la classe politique une réprobation unanime et profonde. Le président Poincaré fait aussitôt porter un message de condoléances à Mme Jaurès, tandis que le gouvernement fait placarder une affiche condamnant l’assassinat ; le président du Conseil, René Viviani, honore la mémoire du dirigeant disparu : « Un abominable attentat vient d’être commis. Jean Jaurès, le grand orateur qui illustrait la tribune française, a été lâchement assassiné. » Un peu plus loin, il rend hommage « au républicain socialiste qui a lutté pour de si nobles causes et qui, en ces jours difficiles, a, dans l’intérêt de la paix, soutenu de son autorité l’action patriotique du gouvernement ». À l’autre extrémité de l’échiquier politique, dans les pages du quotidien L’Action française, le théoricien du nationalisme intégral, le journaliste et essayiste Charles Maurras, renoncera à tremper sa plume dans le fiel pour se contenter d’une critique en forme de constat sommaire : « Avec Jaurès s’évanouit l’ancienne façon humanitaire, révolutionnaire, romantique, de rêver les rapports du présent et de l’avenir. L’homme meurt dans la défaite de son rêve. On dirait même qu’il en est mort. »

Cependant, cette fin tragique va participer à la construction du mythe. En 1588, quelques minutes après l’assassinat du duc de Guise, en contemplant son corps étendu à même le sol, le roi Henri  III aurait prononcé ces mots fameux : « Il est encore plus grand mort que vivant ! » Trois siècles plus tard, telle pourrait aussi être l’épitaphe de Jean Jaurès. Autour de sa tête ensanglantée se dessine déjà l’auréole du martyr, tandis qu’une gloire éternelle va envelopper sa dépouille. La mobilisation générale, décrétée par le gouvernement français dès le lendemain de l’assassinat du leader socialiste, en cet après-midi du 1er août 1914, renforce encore sa place dans le « roman national ». Les deux événements, à moins de vingt-quatre heures d’intervalle, n’ont naturellement aucun lien entre eux. Leur proximité temporelle laissera néanmoins s’insinuer un principe de causalité, qu’il soit fortuit ou entretenu : la mort de Jean Jaurès a donc entraîné la guerre. Dans sa tombe, le tribun a emporté avec lui la paix comme s’il en était devenu l’unique garant, le détenteur exclusif, comme si à lui tout seul il pouvait repousser l’échéance de la guerre. Précédant d’une journée seulement l’entrée de la France dans le conflit, son assassinat lui aura épargné une cruelle désillusion : celle de devenir le triste témoin de ce basculement dans la plus épouvantable tuerie de l’histoire. Jean Jaurès sera parti au moment où, sans le savoir, la France savourait les délices ensoleillés de son ultime journée de paix. Symboliquement, il sera presque devenu le premier mort de cette guerre qu’il ne voulait à aucun prix.

Jean Jaurès tué, force est de constater que plus aucune voix ne s’élève pour condamner la guerre. Rien ne peut donc interrompre le cours terrible des événements. Dès le 2 août, lors de la réunion du parti socialiste qu’avait convoquée Jean Jaurès à la salle Wagram, Édouard Vaillant, le vieux révolutionnaire de la Commune, déclare sans détour : « En présence de l’agression, les socialistes rempliront tout leur devoir. Pour la Patrie, pour la République, pour l’Internationale. »

La messe est dite. À contrecœur, la mort dans l’âme, les pacifistes s’apprêtent donc à taire leurs idéaux pour s’engager dans la défense de leur pays par la voie des armes. L’officialisation de ce ralliement s’opérera deux jours plus tard, le 4 août au matin, lors de la célébration des obsèques officielles de Jean Jaurès. Une estrade funéraire est dressée au coin de l’avenue Henri-Martin. Devant une foule immense, toutes les autorités de la République, comme le président du Conseil, le président de la Chambre des députés, Paul Deschanel, la plupart des ministres, les dirigeants de toute la gauche socialiste et syndicale et même l’opposition nationaliste, assistent à cet ultime hommage. Il convient d’admettre qu’aucune de ces personnalités politiques, qu’ils l’eussent admiré ou qu’ils l’eussent détesté, n’étaient restées indifférentes à la personnalité hors du commun de Jean Jaurès. Dans son vibrant discours, le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, rappelle et encense les combats courageux menés par le défunt avant, contre toute attente, d’en appeler à la défense de la France dans la guerre qui l’oppose à l’Allemagne :

Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé. Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime. Cette guerre, nous ne l’avons pas voulue, ceux qui l’ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d’hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment. Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l’envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de civilisation et d’idéologie généreuse que nous a légué l’Histoire. Nous ne voulons pas que sombrent les quelques libertés si péniblement arrachées aux forces mauvaises. Notre volonté fut toujours d’agrandir les droits populaires, d’élargir le champ des libertés. C’est en harmonie avec cette volonté que nous répondons « présents » à l’ordre de mobilisation.

Les mots choisis par Léon Jouhaux font forte impression. Ce 4  août, trois jours seulement après la mobilisation, vient de se dérouler, devant le cercueil de Jean Jaurès, la première manifestation de l’Union nationale. Est-ce ce qu’aurait souhaité le leader socialiste ? La question ne se pose finalement plus dès l’instant où la guerre est maintenant déclarée. L’idée d’une insurrection ouvrière dans toute l’Europe en faveur de la paix n’est déjà plus qu’un vieux rêve enterré et oublié. Les préoccupations sont dorénavant militaires. L’enthousiasme et la résignation l’emportent largement sur l’inquiétude ou le refus, d’autant que tout un chacun s’accorde à penser que la guerre sera de courte durée.

Dès la mobilisation générale, les Français se sont unis derrière le drapeau tricolore pour s’engager pour la défense de leur pays. Le souvenir de la guerre de 1870 joue indubitablement dans ce sentiment de cohésion nationale, alimenté par une propagande antiallemande doublée de l’espoir de rendre à la France l’Alsace et la Lorraine. Sur le plan politique, l’Union sacrée se manifeste, le 26 août 1914, à la faveur de la composition du nouveau gouvernement, toujours conduit par René Viviani, au sein duquel plusieurs élus socialistes font leur entrée.

Nul ne pouvait alors soupçonner que ce conflit allait durer quatre longues et interminables années, devenir mondial avec l’engagement des États-Unis aux côtés des Alliés en 1917, et causer la mort d’environ 19  millions de personnes, toutes nationalités confondues. Parmi les victimes figurera Louis Paul Jaurès, le fils du tribun socialiste, enrôlé volontaire dès l’âge de 17 ans, qui sera tué sur le front de l’Aisne le 3  juin 1918, deux mois avant son vingtième anniversaire.

Reporté pendant la guerre « parce que susceptible de troubler l’ordre public » le procès de Raoul Villain s’ouvre, le 24 mars 1919, à la cour d’assises de la Seine, quelques mois à peine après la signature de l’armistice demandé par l’Allemagne. Les amis de Jean Jaurès et sa veuve, Louise, se sont constitués partie civile. Ils souhaitent que justice soit rendue, sans pour autant réclamer pour l’accusé la peine capitale à laquelle ils sont hostiles. Lors des débats, leurs avocats commettent la grave erreur de porter sur le terrain politique cette affaire criminelle et de faire appeler à la barre, comme témoins à charge, des représentants du parti socialiste, vestiges du pacifisme d’avant-guerre. Dans un climat d’ardent patriotisme résultant de la récente victoire des Alliés, les jurés n’apprécient guère cette récupération politique. Le procès de Raoul Villain se transforme alors en procès de Jean Jaurès. La défense, de son côté, met en avant l’acte isolé du prévenu, ses valeurs morales et son amour de la patrie, allant jusqu’à réclamer « un verdict d’oubli, effaçant nos erreurs d’avant-guerre […], une amnistie ! ». Le 29 mars, à l’issue de cinq jours de procès, onze des douze jurés, qui se sont vus demander si Raoul Villain a commis un homicide volontaire et s’il a agi avec préméditation, répondent « non » aux deux questions. L’un d’eux ira jusqu’à relever que « si l’adversaire de la guerre, Jaurès, s’était imposé, la France n’aurait pas pu gagner la guerre ». L’accusé se voit ainsi purement et simplement acquitté, tandis que Louise Jaurès, condamnée aux dépens, se retrouve à devoir payer les frais du procès. Le coup est rude pour cette femme qui, en l’espace de cinq ans, aura perdu son mari et son fils ; le premier pour s’être opposé à la guerre, le second pour y avoir trouvé la mort. Un verdict d’autant plus incompréhensible qu’il survient quinze jours seulement après la condamnation à la peine de mort, par une juridiction militaire, d’Émile Cottin, cet anarchiste qui avait blessé de plusieurs balles le président du Conseil, Georges Clemenceau, le 19 février précédent. Pour les amis de Jean Jaurès, dont beaucoup se sont ralliés à l’Union sacrée en 1914, l’acquittement de Raoul Villain prend la forme d’un second assassinat de leur héros. Pire qu’une humiliation, c’est une véritable commotion. Pour protester contre l’iniquité de ce jugement, les sections socialistes et syndicales de Paris décident d’organiser une importante manifestation. Le 6 avril, environ 50 000 personnes défileront dans les larges avenues du quartier de la Muette, en hommage à Jean Jaurès le pacifiste.

Cette décennie, marquée par l’échec des pacifistes, secouée par le traumatisme de la Première Guerre mondiale, s’achève donc par un net regain du courant nationaliste qui se traduit par le triomphe écrasant de la droite aux élections législatives de novembre 1919. La majorité sortante, issue des élections du printemps 1914, perd plus de 200 sièges. L’immense popularité dont jouit alors Georges Clemenceau, « Le Père la Victoire », a conduit les anciens combattants à s’identifier aux thèmes nationalistes des partis de la droite et du centre, rassemblés dans le Bloc national. Concomitamment, les radicaux sont tenus pour responsables de l’impréparation de 1914 et les socialistes sont fustigés pour leur internationalisme. Ces années de bouleversement auront, dans une large mesure, occulté le souvenir de Jean Jaurès. La décennie suivante, au contraire, verra se dessiner l’ébauche du processus mémoriel. En 1923, au restaurant Le Café du Croissant, une plaque commémorative est apposée à l’initiative de la Ligue des droits de l’homme sur laquelle ont été gravés un bonnet phrygien et les mots suivants : « Ici le 31 juillet 1914 Jean Jaurès fut assassiné. » Sur le sol de l’établissement, une mosaïque rouge et or indique la date de sa mort à l’endroit exact où il est tombé. À côté, dans une vitrine, se trouvent notamment exposés un morceau de sa chaise, le chapeau qu’il portait, incrusté d’une balle, et les unes du journal L’Humanité des 31 juillet et 1er août 1914.

A lire aussi : L’assassinat politique en France : l’attentat du Petit Clamart contre le général de Gaulle

Extrait du livre de Colette Beaune et Nicolas Perruchot, « L’assassinat politique en France », publié aux éditions Passés / Composés

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