Comment Deng Xiaoping a transformé toute une génération de Chinois<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Comment Deng Xiaoping a transformé toute une génération de Chinois
©

Bonnes feuilles

En 1992, Deng Xiaoping, dit le Petit Timonier, a 88 ans. Le patriarche renoue avec la tradition des tournées impériales et sillonne le sud du pays à bord d'un train spécial. Adrien Gombeaud revient sur ces chemins, 20 ans plus tard. Extrait de "Dans les pas du Petit Timonier" (1/2).

Adrien Gombeaud

Adrien Gombeaud

Adrien Gombeaud, diplômé de chinois et docteur en langue et civilisation coréennes, est journaliste et critique de cinéma. Auteur de L'Homme de la Place Tiananmen (Seuil 2009), et d'Une blonde à Manhattan (2011), il a dirigé la publication du Dictionnaire du cinéma asiatique (2008).

Voir la bio »

M. He représente mieux que quiconque la génération Deng. Il fut l’un des premiers commerçants de Canton à profi ter de la fi n du système étatique. Dès les frémissements de l’entreprenariat privé, à la fi n des années 1970, il a ouvert son « petit commerce », son propre getihu comme on disait : une simple boutique de chaussures… Trente ans plus tard, les cheveux soigneusement peignés sur le côté, il porte une chemise rouge et or et de resplendissantes chaussures de cuir blanches à boucles dorées.

M. He vit dans un quartier populaire de Canton, au fond d’une courette. Il a convié quelques amis de la presse locale autour d’une tasse de thé vert. Une fois encore, avec sa belle gouaille cantonaise, sa frime et son charme de commerçant, il va nous raconter une histoire ordinaire. L’épopée de sa vie.

 « Je suis né en 1940, ici même à Canton, commence-t-il. Dès avant ma naissance, le riz qui me nourrissait provenait de la chaussure. Mon père était cordonnier. Il avait fondé son usine en 1928. En 1950, un an après la révolution, elle employait environ trois cents personnes et fabriquait notamment des chaussures pour l’armée. J’ai commencé dans le métier à 13 ans, en 1953. Pendant quatre ans, je l’ai appris auprès de mon père. Le 25 juillet 1958, l’entreprise a été nationalisée. Je n’avais pas 18 ans. »

La Chine inaugurait alors une nouvelle stratégie économique pour répondre à la crise. Mao décida d’accélérer la transition vers le communisme pour ouvrir une voie différente de celle de l’URSS. Plus radicale encore. Nous étions à la veille du Grand Bond en avant. « La progression du personnel à l’intérieur des entreprises se faisait désormais par concours. On m’a demandé de fabriquer une paire de chaussures, j’ai obtenu le sixième grade, presque le plus élevé. Ce concours déterminait le poste mais aussi la rémunération. Je touchais 200 à 300 yuans par mois. En ce temps-là, la plupart des employés touchaient 30 à 50 yuans. C’était donc un bon salaire. J’ai ainsi passé vingt-cinq ans dans l’usine familiale devenue propriété de l’État… et mon salaire n’a jamais évolué. » M. He se redresse et rajuste sa chemise. « Il faut aussi vous dire qu’en plus d’avoir un bon salaire, j’étais plutôt beau gosse. Pendant deux ans, j’ai cherché celle qui allait m’accompagner dans la vie. Je voulais une femme qui reste à la maison car mon salaire me permettait de faire vivre le foyer. Peu importait son niveau d’éducation ou ses origines familiales. Je n’avais que trois critères : qu’elle soit jolie, en bonne santé et obéissante. La trente-neuvième fut la bonne ! Voilà plus de quarante ans que nous sommes mariés et nous ne nous sommes pas disputés une seule fois ! » Je la verrai passer un peu plus tard, présence silencieuse et souriante.

« Au bout de vingt-cinq ans, je ne parvenais toujours pas à obtenir le grade sept. Les responsables me disaient qu’il fallait encore patienter. Mais nous étions en 1979, mon fi ls avait 17 ans et il était en âge de travailler. Il a fait une trentaine de demandes pour intégrer l’entreprise. Chaque fois, on a refusé de l’embaucher à cause de la classe sociale de son père et de son grand-père : commerçant. À l’époque, dans les journaux, on parlait beaucoup de la possibilité de créer sa propre entreprise, on nous incitait à sauter le pas. Je suis donc allé voir mon patron et je lui ai dit : “Je soutiens le socialisme, je ne ferai rien qui puisse nuire au Parti. Mais je veux créer mon atelier pour donner du travail à mon fils.” En réalité, je le faisais pour mon fils, mais aussi pour mon père, pour assumer sa succession. J’avais 40 ans. »

Il faudra attendre le milieu des années 1980 pour voir réellement les petits entrepreneurs indépendants apparaître en Chine. Soudain, les professeurs ont proposé des cours privés, les rares automobilistes se sont improvisés taxis, et quelques audacieux se sont mis à vendre des surplus d’usine sur les marchés. À la fi n des années 1980, on comptera plus d’un million de getihu. Cependant, dix ans auparavant, M. He faisait encore figure d’alpiniste solitaire, voire de casse-cou. « Je vous ai déjà expliqué que ma femme était obéissante, donc elle n’a pas discuté ma décision. Quant à mon fils, il était heureux d’avoir enfin un emploi. Mes amis chinois me disaient de me méfier, mais j’avais aussi des amis de l’autre côté de la frontière,à Hong Kong, qui m’encourageaient à me lancer. J’ai créé le nom de l’entreprise à partir des caractères du nom de mes deux fils. Le premier jour, j’ai installé quatre-vingts paires de chaussures dans la boutique. Je les ai toutes vendues. Certaines coûtaient quand même 80 ou 100 yuans ! En tout, j’ai gagné 2 000 yuans. J’étais tellement heureux que j’ai invité mes copains au restaurant de l’hôtel Dongfang. À la fi n du repas, je n’avais pas de quoi régler l’addition, toute la recette de la journée y était passée ! J’ai dû demander à mon frère de m’aider à payer. Alors j’ai annoncé à mes amis : “Maintenant que je suis à mon compte, je dois me débarrasser de trois mauvaises habitudes : le vin, les petits pains à la vapeur (yum cha) tous les matins et les jeux de dés !” J’étais heureux de voir le fruit de mon travail récompensé et d’avoir confirmation que mon intuition avait été la bonne. »

Extrait de "Dans les pas du Petit Timonier - La Chine, vingt ans après Deng Xiaoping", Adrien Gombeaud, (Editions du Seuil), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !