CMP sur la loi immigration : combinazione ou changement d’ère ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Gérald Darmanin à l'Assemblée nationale, le 19 décembre 2023.
Gérald Darmanin à l'Assemblée nationale, le 19 décembre 2023.
©Ludovic MARIN / AFP

Débats houleux

Le Parlement a définitivement adopté, mardi 19 décembre, le projet de loi sur l’immigration.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Stéphane Maitre

Stéphane Maitre

Stéphane Maitre est avocat au barreau de Paris.

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Atlantico : Après le Sénat, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin. Un texte adopté sans les voix du RN et sans 49.3. Le gouvernement limite la casse ? C'est la fin du feuilleton ?

Christophe Boutin : Jean-Luc Mélenchon, sur la question de savoir si le texte a été adopté avec ou sans les voix du Rassemblement national, se base sur la majorité absolue. Rappelons les chiffres : avec 38 abstentions sur 573 votants, nous nous trouvons en face de 535 suffrages exprimés, ce qui donne une majorité absolue à 268 voix. Or, il y a eu 349 voix en faveur du texte, dont les 88 des députés du Rassemblement national. Si l’on retire ces 88 voix, on se retrouve donc avec 261 voix seulement, soit en dessous de la majorité absolue. Mais une majorité relative suffit pour adopter un texte, et avec 261 voix (hors RN) « pour » et seulement 186 « contre »,  le texte a bien été adopté « sans les voix du RN » comme le dit Gérald Darmanin Reste, comme le précisent certains, que si le RN avait voté « contre », portant le total des opposants à 277 voix, soit au-dessus de la majorité absolue, le texte ne passait pas, ce qui leur fait dire que le RN a au moins contribué à ce que le texte passe. Le vote du RN est en fait pour la macronie un peu le sparadrap du capitaine Hadock dans L’affaire Tourenesol : elle rêverait de s’en débarrasser mais il lui colle à la peau.

On notera par ailleurs qu’au sein des partis de la majorité présidentielle, les « frondeurs », soit qu’il se soient abstenus, soit qu’ils aient voté contre le texte, ne sont pas inexistants : plus de 20 % de frondeurs au sein de Renaissance, un parlementaire sur cinq, plus de 10 % ayant voté contre le texte ; 40 % de frondeurs au sein du MoDem, largement plus abstentionnistes ici, puisque seul 10 % ont voté contre ; 7 % de frondeurs au sein du groupe Horizons, ayant tous voté contre le texte. Si on ajoute qu’au sein du groupe LIOT, sur lequel la majorité présidentielle cherche régulièrement à s’appuyer, on arrive à un taux de presque 40 % contre le texte, et de plus de 60 % se refusant à le voter, on constate que la majorité préside présidentielle est très loin d’avoir fait le plein de ses voix. Un peu plus d’un de ses parlementaires sur 10 a voté contre le texte, alors que le chef de l’État n’a pas hésité à payer de sa personne hier pour demander des votes favorables, comme la Première ministre ou, bien sûr, le ministre de l’Intérieur.

Est-ce la « fin du feuilleton » ? La question mérite d’être posée, puisque le président Macron avait déclaré que si le texte était voté avec les voix du Rassemblement national, il demanderait une seconde lecture. La question sera ici de savoir si cette seconde lecture prendrait place avant ou après la décision du Conseil constitutionnel, qui sera saisi soit par un groupe parlementaire, les écologistes ayant manifesté cette volonté - mais devant être soutenus par d’autres car il faut 60 députés ou 60 sénateurs pour une telle saisine -, soit par le président de la République lui-même. Ce dernier a semblé estimer que certaines des mesures qui ont « durci » le texte en commission mixte paritaire relèveraient de la catégorie des « cavaliers législatifs », et pourraient donc être éliminées par le juge constitutionnel sur cette base. Il engagerait alors éventuellement après cette décision une seconde lecture sur un texte débarrassé de ces éléments, espérant cette fois faire le plein de sa majorité. Le feuilleton continue donc, et continuera jusque jusqu’à ce que la loi soit promulguée.

S'agit-il d'un accord dont l'objectif est de marquer plus ou moins de points politiques à court terme pour ses protagonistes ou d'un projet de loi qui marque le premier pas d'une rupture avec la logique à l'oeuvre depuis 40/50 ans en matière d'immigration ?

Christophe Boutin : Les deux. Il y avait effectivement la volonté de faire un « coup » politique de la part du président de la République et de son gouvernement. Le texte était bâti sur la doctrine du « en même temps » présidentiel, avec une concession faite à la gauche, la régularisation de migrants illégaux, et une concession faite à la droite, le durcissement de certaines conditions de séjour ou de l’accès à certaines aides. La majorité présidentielle espérait réussir à convaincre les Républicains de se rallier à ce projet et augmenter ainsi son assise - l’élargissement de la majorité présidentielle étant le but fixé par le président de la République à Élisabeth Borne depuis le résultat des élections législatives de 2022. Les Républicains ont refusé d’entrer dans ce jeu, ayant pleinement conscience que leur électorat ne leur pardonnerait pas une nième palinodie en matière de politique migratoire, et sont partis du principe qu’une collaboration avec la majorité présidentielle devait se faire cette fois, non pas sur la base du projet gouvernemental, mais sur celle de la proposition de loi que leur groupe avait présenté au Sénat, un texte plus « dur » que le projet gouvernemental. Or la frange de gauche de la majorité présidentielle, déjà hostile au projet gouvernemental, l’était plus encore face cette approche, ce qui a conduit à un détricotage de la version sénatoriale du texte lors de son retour devant la commission des lois de l’Assemblée nationale et, derrière, de manière peut-être étonnante mais politiquement réaliste, au vote de la motion de rejet déposé par la gauche et à laquelle se sont reliés les Républicains et le Rassemblement national, puis à la réunion de la commission mixte paritaire.

Les jeux sont clairs pour les différents partis politiques autres que ceux de la majorité présidentielle : la gauche NUPES, très fragilisée et même en voie d’éclatement, se ressoude contre ce texte. Le Rassemblement national considère qu’il n’est pas parfait – et accepte de valider la régularisation de migrants illégaux -, mais estime qu’il va dans le bon sens, qu’il est, comme vous dites, un premier pas, ce que dit aussi d’ailleurs le parti des Républicains. Hier, ses orateurs à la tribune du Sénat ou de l’Assemblée nationale, Olivier Marleix par exemple, ont déclaré que le texte devrait être complété par d’autres pour accentuer la lutte contre l’immigration telles que nous la connaissons, et ont évoqué les risques de voir des juridictions nationales et internationales en limiter les effets.

Stéphane Maitre : Je ne pense pas que le préambule de la Constitution de 1946 ait évoqué les APL par exemple. Je ne crois pas qu’on puisse dire que la Constitution ait été un principe d’attribution de tous les droits sociaux à toute personne résidente sur le territoire français, sans considération de nationalité. 

La vraie rupture juridique, ce serait l’acceptation de la priorité nationale, c’est-à-dire d’accepter le principe de réserver aux nationaux un certain nombre d’avantages. Ce verrou, à ma connaissance, n’a pas sauté. Le vrai verrou juridique se situe là. C’est la question de savoir si juridiquement, la nation s’apprête à entériner un principe de priorité nationale, ce qui serait une petite révolution sur le plan juridique. On sent bien que c’est un point de fracture. Si on commence avec l’idée qu’on va accepter de réserver en France tel ou tel avantage, en fait… la partie est gagnée pour le Rassemblement national. On sent clairement qu’il y a un tiraillement énorme sous la pression du RN et sous la pression des opinions publiques qui se rendent compte, peut-être, que le pays a été trop généreux.

Ce texte, est-ce un verrou politique qui saute ? Celui qui consistait à traiter d'extrême-droite tous ceux qui réclamaient plus de fermeté ?

Christophe Boutin : Le verrou n’a manifestement pas sauté dans toutes les têtes si l’on en juge par la tonalité des discours tenus par la gauche NUPES - France, insoumise, écologistes, socialistes ou communistes -, mais aussi par une partie de la majorité présidentielle. Mais ce qui est très clairement perceptible, c’est que le verrou de la stigmatisation par « l’extrême-droitisation » a sauté dans la tête des Français. À preuve, les différents sondages qui ont ponctué l’évolution de ce projet de loi sur l’immigration ont montré qu’à une écrasante majorité les Français réclamaient des mesures particulièrement fermes contre les éléments qui favorisent ou permettent la continuité du volume d’immigration que nous connaissons actuellement sur notre territoire, et ce que ces mesures soient ou non portées par « l’extrême droite ». On peut même se demander même si au fil de cette évolution, être « d’extrême droite » ne sera pas avant tout dans l’esprit d’une majorité manifester une réelle volonté de fermeté et d’action politique.

Les écologistes ont déjà annoncé que si le texte porté par le gouvernement et âprement négocié avec les députés LR était voté, ils saisiraient le conseil constitutionnel. Que va-t-il se passer ?

Christophe Boutin : Nous en parlions, il peut y avoir saisine du Conseil constitutionnel par des parlementaires ou par le président de la République, les deux ayant évoqué cette possibilité. Le Conseil va vérifier la constitutionnalité de la loi à la norme fondamentale, et éventuellement, déclarer inconstitutionnelles certaines de ses dispositions, soit sur le fond, estimant qu’elles contreviennent à des principes fondamentaux, soit sur la forme, estimant qu’il s’agit de « cavaliers législatifs », autrement dit de dispositions qui ont été rajoutées dans le texte sans avoir un rapport direct avec sa finalité. Une fois que le Conseil aura pris sa décision, le président de la République aura le choix entre deux solutions : soit promulguer, la loi amputée des dispositions déclarée inconstitutionnelles, soit renvoyer le texte devant les chambres pour une seconde lecture, étant donné bien entendu que celle-ci ne pourra pas conduire à réintégrer les dispositions déclarée inconstitutionnelles, mais simplement à valider la nouvelle version du texte, revue et corrigée par le Conseil, ce qui pourrait cette fois limiter les différents au sein de la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale.

Stéphane Maitre : Est-ce que ce sont les parlementaires ou les juges qui ont le dernier mot ? Depuis plusieurs décennies, on s’est orienté vers un système où le juge (juge administratif, Conseil d’Etat, Conseil constitutionnel, etc.) a le dernier mot. Devant les tribunaux, on peut invalider des lois en disant qu’elles ne sont pas conformes à la Constitution ou pas conformes aux textes européens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certaines forces politiques veulent en appeler au référendum pour modifier la Constitution. Si la norme fondamentale n’évolue pas, c’est la porte ouverte à l’invalidation de toute disposition qui irait dans un sens restrictif. 

Cette loi va être l’occasion de rappeler que, finalement, le dernier mot revient au juge. Ce qui n’est pas du tout rassurant. Quelle légitimité a-t-il ? Le droit doit émaner d’une volonté. En démocratie, le droit émane d’un vote et d’une volonté populaire. Si, contre la volonté populaire, des juges sont capables de dire si telle ou telle loi est valable ou pas… alors c’est très inquiétant. 

Cette loi immigration, est-ce de la tambouille politique ou un réel changement d'ère ?

Christophe Boutin : « Tambouille politique », le terme trop négatif. La politique, et notamment la politique parlementaire, est faite de compromis, de pressions, de jeux de pouvoir et de séduction, de poids et de contrepoids, et ce n’est en rien choquant. Quant à savoir si tel parlementaire a voté le texte en fonction de ses intérêts personnels et de son carriérisme au sein du parti auquel il appartient, ou, au contraire, en fonction de son sentiment profond de ce qui est bon pour notre pays ou pour l’humanité, nous n’en saurons jamais rien. La politique, nécessairement confrontée à la réalité humaine, a parfois « les mains dans le cambouis » : il faut accepter de négocier, de travailler un texte, de débattre, de faire des concessions. Mais gardons-nous comme de la peste des « chevaliers blancs » !

Quant à savoir si c’est un changement d’ère, sans doute pas encore politiquement si l’on tient compte du discours d’exclusion persistant à l’encontre du Rassemblement national. La stigmatisation de ces 88 parlementaires, dont la présidente de groupe a été par deux fois au second tour de l’élection présidentielle, continue sans qu’il y ait de vrai changement, leur vote « contaminant » un texte et en altérant la « républicanité ». On l’a dit, c’est beaucoup plus au sein de l’opinion publique qu’il y a une réelle évolution et que l’on peut parler de changement d’ère. Reste à voir si cela sera confirmé lors des prochaines élections.

Stéphane Maitre : Si c’était de la petite « combinazione », ce ne serait pas très important. Au contraire, c’est très grave ! Avec le vote d’hier soir, on est dans l’idée que certains suffrages sont absolument infréquentables et qu’il y a des lois où on considère que des représentants de la nation n’ont pas le droit à la parole. C’est ça qui est grave. Quelle place institutionnelle laisse-t-on aux députés qui ne plaisent pas à la majorité en place ? On considère qu’il y a une partie des députés de notre pays n’ont pas le droit d’exprimer soit une acceptation, soit un refus du texte. Qu’ils votent pour ou contre, leur position doit être méprisée. Les principes moteurs de la loi passent presque au second plan par rapport à la question de savoir ce que le RN va voter. C’est consternant. 

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