Classes moyennes : le 21ème siècle m'a tuer ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Les deux principales causes du déclin des classes moyennes sont le progrès technique et la mondialisation."
"Les deux principales causes du déclin des classes moyennes sont le progrès technique et la mondialisation."
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Petits meurtres entre amis

Dans un rapport publié ce lundi, l'Organisation internationale du travail observe un déclin des classes moyennes dans de nombreux pays développés.

Nicolas Bouzou et Julien Damon

Nicolas Bouzou et Julien Damon

Nicolas Bouzou est économiste et directeur-fondateur d'Asterès. Il enseigne le droit des affaires et de management à Paris II-Assas et anime une chronique sur Canal Plus dans l'émission "La Matinale".

Il a écrit, entre autres, La Politique de la jeunesse (co-écrit avec Luc ferry aux éditions Odile Jacob), Le capitalisme idéal (Éditions d'Organisation, 2010), le Krach financier (Éditions d'Organisation, 2009) et Le chagrin des classes moyennes (Éditions JC Lattès, 2011).

Julien Damon est ancien sous-directeur de la Caisse nationale des Allocations familiales et professeur associé à Science-Po (Cycle d'aménagement et d'urbanisme). 

Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris et titulaire d’un doctorat de sociologie (Université Paris IV Sorbonne), il a occupé en 2008 le poste de rapporteur général du Grenelle de l'insertion.

Il est par ailleurs fondateur de Eclairs, société de conseil et de formation en entreprise et l'auteur de Eliminer la pauvreté (PUF, 2010) ainsi que de Les classes moyennes (PUF, 2013).

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Atlantico : Dans un rapport publié ce lundi, l'Organisation internationale du travail (OIT) observe le déclin des classes moyennes dans de nombreuses économies avancées. Le XXIe siècle est-il en train de signer la disparition des classes moyennes ? Pourquoi ?

Julien Damon : Parler de disparition est exagéré. En revanche, il y a un puissant mouvement de dé-moyennisation dans les pays riches, particulièrement aux Etats-Unis, et dans les pays émergents, un puissant mouvement de moyennisation. En clair, le XXIe siècle sera le siècle des classes moyennes dans les pays actuellement en développement quand le XXe siècle aura été le siècle des classes moyennes dans les pays aujourd'hui développés. Une étude de la Banque mondiale estime que la classe moyenne représente la part de personnes qui vivent avec un intervalle de revenu qui varie entre 10 et 100 dollars par jour. Actuellement, deux milliards d'habitants sur Terre se trouvent dans cette situation. Ils sont surtout en Europe et en Amérique du Nord et seulement à 28% en Asie. Dans une dizaine d'années, près de 3,5 milliards de gens sur Terre auront entre 10 et 100 dollars par jour. Mais ils seront majoritairement en Asie.

Nicolas Bouzou :La disparition certainement pas, mais le rétrécissement oui. La raison est commune à l'ensemble des pays développés : le contexte économique de mondialisation et d'accélération des innovations. Dans ce contexte là, la croissance économique est biaisée et sépare la société en deux grandes classes. Tout d'abord, la classe des "manipulateurs de symboles" qui sont en capacité d'utiliser et de concevoir des outils innovants et de les vendre sur un marché mondialisé. Cette classe compte notamment des ingénieurs, des designers et des entrepreneurs. La deuxième classe est formée par les gens qui sont un peu dépassés par le progrès et ne comprennent pas le phénomène de mondialisation. Il y a une polarisation de la société entre ces deux classes. Il y a des facteurs circonstanciels comme les difficultés en matière de logement et l'augmentation de la fiscalité qui accentuent ce phénomène.

L'affaiblissement des classes moyennes dans les économies développées est un sujet de préoccupation "pour des raisons économiques", souligne l'OIT, car "les décisions d'investissement à long terme par les entreprises dépendent aussi de la présence d'une vaste et stable classe moyenne qui soit en mesure de consommer". Quelles sont les conséquences économiques, notamment sur la consommation, de ce déclin ?

Nicolas Bouzou : A partir du moment où les revenus prennent une forme de sablier, la consommation va, elle même, adopter une forme de sablier. De la même façon que beaucoup de gens ont de hauts revenus et beaucoup de gens de faibles revenus, on assiste à la fois à une extension de la consommation d'entrée de gamme (le low cost) et de la consommation de haut de gamme. Ces difficultés des classes moyennes ont surtout un impact sur la nature de la consommationAujourd'hui, la consommation est stable dans les pays développés. Mais ce qu'on ne voit pas dans les chiffres macro-économiques, c'est qu'elle devient beaucoup plus polarisée entre l'entrée de gamme et le haut de gamme. Toutes les entreprises de biens de consommation expliquent que le milieu de gamme est en train de s'effriter.

Julien Damon : La moyennisation des sociétés occidentales était signe de l'affirmation de la société de consommation. Une classe moyenne pressurisée est extrêmement problématique pour les formes de consommation. D’ailleurs, ces formes de consommation ont tendance à se polariser dans les pays riches avec de plus en plus de haute qualité vers le haut et vers le bas une consommation low cost. Il y a une polarisation de la consommation entre des segments privilégiés et des segments défavorisés. Le contraire de ce qui se passait durant les périodes de croissance des années 1950 aux années 1990. 

Si dans les pays développés, on constate un affaiblissement des classes moyennes, dans les économies émergentes, l'OIT observe au contraire, une expansion de la classe moyenne. Sommes-nous en face d'un basculement historique qui est en train de remettre en cause les grands équilibres mondiaux ? Se dirige-t-on vers une paupérisation des pays occidentaux ?

Julien Damon : La mondialisation a des effets positifs d'ouverture des échanges et de réduction de la pauvreté dans les pays en développement. Il y a une très forte dynamique de sortie de la pauvreté dans des pays qui sont des géants démographiques, devenus des géants économiques : la Chine, le Brésil, l'Inde. Il y aura probablement de la paupérisation dans certains pays, mais le mouvement est essentiellement démographique. Les personnes qui naissent aujourd'hui dans les pays en développement et les pays émergents naissent avec des possibilités dont leurs parents et leurs grands-parents n'avaient même pas idée. Plutôt qu'une paupérisation relative de l'Occident, on observe un enrichissement puissant des pays en développement.

L'accès à la voiture est un marqueur puissant des classes moyennes. Au XXe siècle, la classe moyenne française était la classe moyenne qui accédait à un véhicule, voire à la bi-motorisation. C'était parfaitement clair aux Etats-Unis des années 1950 aux années 1990. Aujourd'hui, l'accès à la voiture, c'est précisément ce qui caractérise les classes moyennes en Inde ou en Chine. Le parc automobile chinois était en 2010 de 35 millions de véhicules individuels. La taille moyenne du ménage chinois étant de trois personnes, on pouvait compter une classe moyenne de 100 millions de personnes. En revanche, dans les pays riches, l'accès à la voiture qui coûte de plus en plus cher devient un problème. A l'inverse, l'accès à la voiture reste quelque chose de merveilleux dans les pays en développement.

Nicolas Bouzou : Les deux principales causes du déclin des classes moyennes sont le progrès technique et la mondialisation. La mondialisation, c'est le fait que les emplois qui autrefois étaient occupés par les classes moyennes ou les petits employés ont été délocalisés dans les pays émergents. De ce point de vue, il y a effectivement un système de transfert, de basculement. En même temps, une partie de la solution à ces difficultés est de se connecter sur la croissance des pays émergents pour essayer de nous réindustrialiser. Il faut utiliser cette faiblesse pour en faire une force.

Ce phénomène de rétrécissement des classes moyennes dans les pays développés est-il également en partie lié à la crise ?

Nicolas Bouzou : La crise accentue ce phénomène. Prenons l'exemple de l'évolution de la fiscalité. Face à la crise, les Etats essaient d'augmenter la fiscalité pour maintenir les recettes fiscales. La fiscalité augmente forcément davantage pour les classes moyennes que pour les autres classes. Tout simplement parce que les faibles revenus sont exemptés des augmentations d'impôts et les hauts revenus ont des patrimoines beaucoup plus mobiles que les classes moyennes. Logiquement, l'essentiel des augmentations d'impôts va être supporté par les classes moyennes.

Autre exemple, le logement. Les hauts revenus n'ont pas de problèmes d'accès au logement et les faibles revenus ont accès à des dispositifs du type HLM. Ce n'est pas le cas des classes moyennes. Les difficultés conjoncturelles accentuent un phénomène qui est plus structurel. Même lorsqu'on sortira de la récession, on continuera à parler de déclassement des classes moyennes.

Julien Damon : Conjoncturellement, l'impact sur le pouvoir d'achat des classes moyennes des pays de l'Union européenne est naturellement puissant. On peut l'observer notamment en Grèce ou en Espagne. Mais dans le cas américain, le phénomène est plus structurel. Depuis une dizaine d'années déjà, le revenu moyen s'effrite continuellement. Il y a un mouvement de concentration de la richesse sur les plus aisés et de concentration de la population dans des strates plus défavorisées. En clair, on avait une idée des sociétés occidentales en voie de moyennisation comme étant des "montgolfières". Alors que dans les pays pauvres, on parlait de société pyramidale à base gigantesque. A partir de la fin des années 1990, on a commencé à se dire que les sociétés des pays occidentaux ressemblaient de plus en plus à des sabliers avec une base importante de pauvres et de classes moyennes inférieures paupérisées et en même temps une classe favorisée qui se renforçait. Aujourd'hui, nous avons une formidable montgolfière dans les pays émergents et des craintes sur les classes moyennes dans les pays riches.

Le pari politique de la disparition des inégalités et de la redistribution est-il en train d'être perdu ? Comment les dirigeants peuvent-ils inverser cette tendance ?

Nicolas Bouzou : L'éclatement des inégalités est la conséquence des difficultés des classes moyennes. Pour le dire simplement, cela signifie que vous avez plus de pauvres et plus de riches.Cela signe en effet l'échec des politiques de redistribution. Aujourd'hui, les bonnes politiques pour re-cimenter le lien social sont des politiques de formation et de logement. Si vous augmentez la densité des villes vous faites baisser le prix des loyers pour les classes moyennes et vous améliorez le lien social. Lorsque vous améliorez la formation des enfants, vous luttez contre les inégalités. 

Julien Damon : Il y a un puissant mouvement de réduction des inégalités internationales par l’enrichissement des uns et la relative paupérisation des autres. Là où les classes moyennes émergent, il y a un éclatement des inégalités vers le haut. Là où elles s'effondrent, il y a aussi un éclatement des inégalités avec une concentration sur les ultras riches (les fameux 1%) et une paupérisation des classes moyennes inférieuresIl y a donc une diminution des inégalités internationales et une augmentation des inégalités nationales. Les systèmes de transferts, qui ont accompagné l'émergence des classes moyennes dans les pays riches au XXe siècle, sont bien incapables de soutenir la dynamique de moyennisation qui s'est arrêtée. Pour faire un point sur l'actualité, le fait de rogner assez largement sur le quotient familial, mais aussi sur d'autres prestations, jusqu'à toucher un tiers de la population, c'est effectivement taper sur la classe moyenne.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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