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Cette guerre culturelle 100% occidentalo-occidentale qui se cache derrière le choc supposé entre “Judéo-chrétiens” et “Arabo-musulmans”
©Reuters

Jérusalem

La décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël ravive les craintes d’un conflit culturel (et armé) entre un monde qui se revendiquerait de plus en plus comme judéo-chrétien face à un monde arabo-musulman. Pourtant, c’est au sein même des pays occidentaux que se rouvrent actuellement de vieilles fractures

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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​Atlantico : Dans une analyse publiée par la Washington Post "Pour Trump, Jerusalem est une extension d'une guerre culturelle globale" l'éditorialiste Ishaan Tharoor explore les justifications de politique intérieure​ qui ont pu façonner la décision prise par Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. En revenant sur cette matrice de "guerre culturelle", en quoi ce clivage peut-il se retrouver dans l'ensemble de l'Occident ? Faut-il y voir une réaction à ce qui a pu être considéré comme une hégémonie culturelle de la gauche depuis les années 60-70 en Occident ? 

Vincent Tournier : Que la décision de Trump repose sur des considérations de politique intérieure, c’est assez évident, et même logique car tout responsable politique doit se préoccuper de ses électeurs, surtout lorsqu’il a l’occasion de leur montrer qu’il tient ses promesses.

Pour autant, la volonté de réduire cette décision à un calcul électoral, voire à une manière de répondre à une simple exigence religieuse, apparaît très discutable. D’abord, sauf cas particulier, les électeurs accordent assez peu d’importance aux enjeux internationaux. Donc, sur ce point, si Trump escompte marquer des points, c’est plutôt parce que le déchainement de mépris qu’il suscite de la part des milieux intellectuels et d’une partie de la gauche peut conforter ses électeurs dans le sentiment qu’il est dans le vrai. Ensuite et surtout, la façon dont les observateurs présentent cette décision laisse entendre que Trump serait soumis à un lobby occulte et foncièrement religieux, voire fanatisé. Cela revient à dire que la décision du président n’a aucune justification, qu’elle ne s’appuie sur absolument rien, ce qui est étonnant puisque, comme certains l’ont rappelé, Trump ne fait qu’appliquer une décision du Congrès américain adoptée à l’unanimité en 1995, mais systématiquement repoussée par les présidents successifs. On oublie aussi que, en 2008, Barak Obama avait aussi proclamé que Jérusalem est appelée à rester la capitale d’Israël.

Dans sa déclaration, Trump part pourtant d’une évidence : jusqu’à présent, le refus d’accéder à la demande israélienne sur Jérusalem n’a aucunement permis de faire avancer les choses. Par ailleurs, Trump indique bien que cette reconnaissance n’est pas contradictoire avec la solution des deux Etats et, plus encore, qu’elle n’a aucune incidence sur le statut final de Jérusalem. On peut en effet très bien imaginer que, si un Etat palestinien vient à se concrétiser un jour, il pourra prendre Jérusalem-Est pour capitale, même s’il n’est pas du tout garanti que les pays musulmans aient envie que la mosquée Al-Aqsa soit gérée par les Palestiniens (l’esplanade des Mosquées est actuellement gérée par la Jordanie).

C’est d’ailleurs ce que laisse entendre une information qui vient de filtrer selon laquelle l’Arabie Saoudite demanderait aux Palestiniens de renoncer à Jérusalem-Est comme capitale, la raison étant que l’Arabie Saoudite cherche à se rapprocher d’Israël pour contrecarrer les ambitions de l’Iran, lequel représente une menace bien plus importante pour son hégémonie régionale que l’Etat d’Israël. Si on ajoute à cela que les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite ont engagé un rapprochement depuis quelques mois, on comprend que la décision de Trump sur le statut de Jérusalem relève d’une décision bien plus sophistiquée que ne le laisse entendre une certaine presse. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’avec cette décision sur Jérusalem, qui vient un peu bousculer les acteurs de la région, Trump déclenche une dynamique favorable au processus de paix dans la mesure où il met les Palestiniens, du moins ceux de la Cisjordanie, au pied du mur : soit ils choisissent la confrontation en se joignant aux islamistes du Hamas, mais dans ce cas ils risquent de tout perdre, soit ils poursuivent leur ancrage dans le camp de la négociation et peuvent espérer obtenir des avancées significatives.

Edouard Husson : La « guerre culturelle » est plutôt une expression à mettre dans la bouche de Steve Bannon. Trump a un tempérament politique plus qu’intellectuel. Ce qui est certain, c’est qu’il veut réaffirmer la primauté de la nation - un ordre international ne peut s’appuyer, pour lui que sur des nations fortes. Pour Trump, Israël est d’abord une nation courageuse qui lutte pour son indépendance dans un Proche-Orient hostile. Il faut se demander dans quelle mesure Trump ne déteste pas l’Islam d’abord parce qu’il prétend imposer un ordre supranational. Le christianisme de Trump est protestant et donc national. On a exalté le 500è anniversaire de la Réforme en oubliant soigneusement de rappeler que Luther est un des premier formulateurs du sentiment national allemand. Les observateurs, experts, intellectuels de toute sorte semblent avoir perdu la vue synthétique. Ce qu’ils détestent chez Trump, ils oublient de le voir chez Luther. J’irai même plus loin: Le sentiment national allemand de Luther est une des sources de l’antisémitisme allemand - le réformateur allemand a écrit certains des textes les plus abjects jamais composés contre les Juifs. Alors que s’il y a une chose dont on ne peut pas soupçonner Trump ni les chrétiens évangéliques américains c’est d’antisémitisme. Le président américain est porteur de la vision fondatrice des Etats-Unis. Les Etats-Unis sont une création « judéo-chrétienne », c’est-à-dire sur le modèle d’Israël dans la Bible. Le calvinisme n’a pas tiré de la référence vétéro-testamentaire une haine d’Israël - à la différence du luthéranisme; au contraire, il y a un effet miroir. 

C’est d’ailleurs ce que laisse entendre une information qui vient de filtrer selon laquelle l’Arabie Saoudite demanderait aux Palestiniens de renoncer à Jérusalem-Est comme capitale, la raison étant que l’Arabie Saoudite cherche à se rapprocher d’Israël pour contrecarrer les ambitions de l’Iran, lequel représente une menace bien plus importante pour son hégémonie régionale que l’Etat d’Israël. Si on ajoute à cela que les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite ont engagé un rapprochement depuis quelques mois, on comprend que la décision de Trump sur le statut de Jérusalem relève d’une décision bien plus sophistiquée que ne le laisse entendre une certaine presse. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’avec cette décision sur Jérusalem, qui vient un peu bousculer les acteurs de la région, Trump déclenche une dynamique favorable au processus de paix dans la mesure où il met les Palestiniens, du moins ceux de la Cisjordanie, au pied du mur : soit ils choisissent la confrontation en se joignant aux islamistes du Hamas, mais dans ce cas ils risquent de tout perdre, soit ils poursuivent leur ancrage dans le camp de la négociation et peuvent espérer obtenir des avancées significatives.

Quelles sont les racines de ce processus, et quels sont les facteurs qui ont permis ce qui pourrait ​être considéré comme un "retour de bâton" ? De la question de l'Islam évoqué dans le cas de la décision de Donald Trump, à la chute du mur de Berlin, ou de la dimension "sociétale" des politiques publiques menées en Occident, quels ont été les moteurs les plus puissants de cette "réaction" ? 

Vincent Tournier : Il est évident que, pour une grande partie des Européens, notamment à gauche, Israël est devenu un problème, voire un ennemi. Cela tient à deux grands facteurs : d’une part le lien indéfectible qui s’est tissé entre Israël et les Etats-Unis, ce qui a fait passer Israël du statut de victime à celui de colonisateur impérialiste, d’autre part la crise pétrolière de 1973 qui a accru la dépendance de l’Europe avec les pétromonarchies arabes. Un autre élément doit être pris en compte : comme la plupart des pays européens n’ont pas de communauté juive très importante sur leur territoire (la France étant une exception), il n’existe pas de réel contre-pouvoir dans la société civile. Du coup, le discours anti-israélien, voire anti-sioniste, peut se diffuser sans trop de difficultés. Cela conduit à faire d’Israël la cause de tous les problèmes. L’attitude des Palestiniens et les stratégies des Etats arabes sont rarement prises en compte parmi les paramètres qui sont susceptibles d’expliquer le blocage du processus de paix. Bien qu’Israël soit le seul régime démocratique de la région, il n’existe pratiquement aucune empathie à son égard. Il est ainsi frappant de voir que, dans l’Europe actuelle, toutes les causes nationalistes ont droit de cité et sont même regardées avec sympathie, sauf lorsqu’il s’agit d’Israël (et accessoirement de la France). Le seul parti qui soit resté en retrait dans la condamnation de l’initiative de Trump n’est autre que le Front national (Gilbert Collard l’a même approuvée). Il faut dire qu’entre le désir des Israéliens d’avoir leur capitale et les contrats commerciaux passés avec les monarchies arabes, il est facile de deviner pour qui les cœurs balancent. Il n’en reste pas moins que la haine pour Israël atteint un tel niveau que les réactions deviennent épidermiques. On le voit aujourd’hui avec Jérusalem : les revendications d’Israël sont condamnées au nom du fait qu’elles sont de nature religieuse, mais on se garde bien de rappeler que les Palestiniens ont exactement le même type de justification, et même avec un degré encore plus marqué puisque, historiquement, l’islam n’a aucun rapport physique avec Jérusalem. Au fond, il y a une tendance à surestimer sans complexe la dimension religieuse lorsqu’il s’agit des Américains et des Israéliens, mais cette dimension religieuse est au contraire allégrement sous-estimée lorsqu’il s’agit des Palestiniens, ou des musulmans en général.

Edouard Husson : En face de Trump, on a la vision libérale issue des années 1960. L’exaltation de l’individu par-dessus toute réalité sociale a conduit à nier la réalité des nations. Cela s’est traduit aussi bien par l’exaltation de l’Empire américain (devant lequel se sont prosternés beaucoup d’anciens opposants à la Guerre du Vietnam); le projet d’Europe supranationale (les anciens maos ou les anciens trotzkistes sont devenus des adorateurs du dieu euro); et par une critique croissante d’Israël dans laquelle il est devenu impossible de distinguer antisionisme et antisémitisme. On a toutes les raisons de redouter les conséquences de la décision de Trump, qui fait bien peu de part à l’histoire et à la réalité complexe. Ce n’est pas un hasard si le Saint-Siège désapprouve une telle décision: Jérusalem est revendiquée par les trois religions du Livre et il est peu prudent de vouloir en favoriser l’une à l’exclusion des deux autres dans la ville vers laquelle se tournent des milliards de fidèles. Mais il faut bien voir que la vision des opposants libéraux de Trump est tout aussi anhistorique et simplificatrice. On a d’un côté le néo-évangélisme américain, philosémite, puritain, guerrier. Et on a de l’autre l’hyperindividualisme postmoderne, libertin et secrètement fasciné par son double inversé, l’islamisme, au risque de devenir compagnon de route de l’antisémitisme contemporain. C’est bien une guerre culturelle. C’est une guerre civile larvée qui traverse toutes les nations occidentales. En Europe continentale, le libéralisme est encore dominant parce que 90% des élites lui sont ralliées; on a un affrontement entre populistes et cosmopolites. Aux Etats-Unis, le libéralisme possède de nombreux leviers, à commencer par les médias mais une partie des élites est franchement conservatrice. Il semble que la Grande-Bretagne aussi soit capable de susciter un conservatisme efficace, qui tourne la page des quarante dernières années. 

​Comment peut-on anticiper la suite de cette "guerre culturelle" au sein des pays occidentaux ? 

Vincent Tournier : La situation est déjà très tendue. Le niveau d’antisémitisme qui existe en Europe est très élevé. En France, depuis 2000, on a assisté à une vague sans précédent de haine antisémite au point de provoquer un mouvement de fuite des juifs qui s’apparente à une épuration ethnique de fait. Ceux qui dénoncent cette situation, parfois de façon maladroite, comme George Bensoussan ou Arnold Klarsfeld, sont quasiment assurés d’être poursuivis en justice, ce qui devrait nous alerter davantage. Les dirigeants européens n’ont pas voulu anticiper les conséquences de l’immigration musulmane, comme l’a fait observer récemment Karl Lagerfeld à propos de l’Allemagne, ce qui risque d’ailleurs de lui valoir quelques ennuis avec le CSA. Au minimum, les dirigeants sont d’une naïveté confondante. 

Or, cet antisémitisme est fortement alimenté par ce qui se passe au Moyen-Orient. C’est pourquoi les gouvernements comme les intellectuels devraient faire davantage attention à leur manière de réagir. Ceux-ci ne semblent pas avoir pris conscience (ou n’ont pas la volonté de le faire) du climat de haine antisémite qui travaille les communautés musulmanes. Car en sur-réagissant comme ils le font sur Israël, et en laissant entendre qu’Israël est le seul responsable, ils alimentent une dangereuse dynamique antisémite qui n’a pas besoin de cela. Cette situation ne permet pas d’être optimiste pour la suite, surtout quand on sait, comme vient de l’indiquer le Pew Research Center, que la population musulmane va doubler en Europe dans les trente ans qui viennent. La communauté juive est appelée à devoir vivre dans une profonde situation d’insécurité et, à brève échéance, la question de son maintien en Europe risque de se poser. 

Edouard Husson : La décision de Trump fait que les conflits du Proche-Orient vont continuer longtemps. Surtout, Trump ne veut pas aller au bout de sa logique: il existe une grande nation dans la région, aussi importante qu’Israël pour la stabilité de la région, c’est l’Iran. Le choix pro-sunnite et antichiite de Trump a quelque chose d’absurde quand on est, comme lui, convaincu que les nations sont la brique fondamentale de l’ordre international. Si la France a une politique étrangère, elle doit tout faire pour amener à une réconciliation entre l’Iran, d’un côté, Israël et les Etats-Unis de l’autre. Cela passe par une coopération franco-russe. Malheureusement, ce que vous appelez la « guerre culturelle » empêche une politique étrangère réaliste. Pour beaucoup des dirigeants européens, il est impossible de travailler avec Poutine parce qu’il est conservateur et porteur du renouveau chrétien de la Russie. Impossible de tourner la page de l’antisionisme des années 1960/70 et de ses suites malodorantes car Israël se comporte comme une nation souveraine et que les nations souveraines sont abominables etc.... Trump et ses adversaires commettent la même erreur: ils idéologisent la politique étrangère au lieu de la rationaliser, de la dépouiller des sentiments, des passions, des religiosités de toute sorte. C’est la conséquence de la guerre civile idéologique que l’on mène. Trump a engagé le combat contre le libéralisme et il n’a pas l’intention de s’arrêter. Les libéraux qui s’opposent à lui perdent du terrain mais ils n’ont pas perdu la bataille. Il faudrait que l’Europe aide l’Occident à sortir des impasses actuelles mais nous sommes nous aussi traversés par cette guerre culturelle et les despotisme éclairé qui préside à l’Union Européenne tient emprisonnées les forces libératrices qui existent en Europe. La Grande-Bretagne du Brexit nous montre une voie de sortie possible des impasses contemporaines. C’est encore bien fragile, à l’image des difficultés et des hésitations de Theresa May. C’est pourtant la seule issue réaliste. Désormais il faut prôner avec persévérance un rapprochement entre Paris et Londres. Un rapprochement fondé sur la politique et le souci des équilibres - contre toutes les tentations de guerre culturelle et d’organisation impériale dui monde. 

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