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Des soldats américains défilent lors d'une procession, certains avec des uniformes de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée en novembre 2021 à Arlington, en Virginie.
Des soldats américains défilent lors d'une procession, certains avec des uniformes de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée en novembre 2021 à Arlington, en Virginie.
©Anna Moneymaker / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Impact au long cours

Selon une étude menée par une enseignante à l'Ecole d'économie de l'Université de Nouvelle-Galles du Sud, la victimisation liée aux conflits pendant la Seconde Guerre mondiale a laissé une empreinte négative sur les niveaux de confiance politique à travers l'Europe et en Asie centrale. Ce phénomène a persisté au fil des générations.

Pauline Grosjean

Pauline Grosjean

Pauline Grosjean est professeur à l'École d'économie de l'Université de Nouvelle-Galles du Sud. Elle a travaillé auparavant à l'Université de San Francisco et à l'Université de Californie à Berkeley, elle a également travaillé comme économiste à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Elle a obtenu son doctorat en économie à l'Université de Toulouse en 2006 après avoir été diplômée de l'Ecole Normale Supérieure. Ses recherches portent sur la façon dont la culture et les institutions façonnent le développement économique à long terme. Elle a publié des recherches sur une série de facteurs cruciaux pour le développement économique, notamment la coopération et la violence, la confiance, les normes de genre, le soutien à la démocratie et aux réformes du marché, l'immigration, les préférences pour l'éducation et les conflits.

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Atlantico : Dans une étude intitulée "Conflit, empires et préférences politiques", publiée sur VoxEU, vous avez analysé qu'une histoire familiale de victimisation en temps de guerre a systématiquement érodé la confiance politique et la légitimité perçue des institutions. De quelle manière mesurez-vous cela ? Quelle est l'importance de ce phénomène ? 

Pauline Grosjean : Nous avons mené une enquête dans 35 pays européens en 2010 avec la Banque Européenne de Reconstruction et Développement. Dans cette enquête, nous demandons aux individus de nous relater leur expérience (pour les plus vieux) ou l’expérience de leur famille (parents, grands-parents) pendant la Second Guerre Mondiale, et notamment si un membre de leur famille fut blessé ou tué pendant le conflit. Cela nous permet de mesurer au niveau individuel l’influence que ces expériences ont pu avoir sur leurs valeurs et opinions politiques. Nous avons constaté que, en prenant en compte la génération de l’individu, les réponses corrélaient fortement avec les données agrégées au niveau des pays (données par exemple publies par des historiens et instituts de recherche tels que Correlates of War) et donc que les gens nous donnaient des réponses véridiques et qu’ils connaissaient bien l’histoire de leur famille.  

Nous constatons une forte relation statistique négative entre l’historique individuelle de victimisation et la confiance politique et la légitimité perçue des institutions par ces individus. Même s’il est difficile d’établir l’impact causal de ces expériences de victimisation, cette relation est statistiquement très robuste et stable au fil des générations et à un niveau très local, lorsque l’on compare des individus ayant été affectés par le conflit et d’autres pas au sein d’un même village, où l’on peut supposer que les autres facteurs qui peuvent influencer à la fois l’historique de la victimisation (par exemple une activité de résistance forte dans les environs) et la confiance politique (par exemple l’expérience historique spécifique d’un village vis-à-vis d’un maire ou d’un préfet corrompu) sont les mêmes. 

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Quantitativement, cette relation est importante. Par exemple, l’impact de l’influence négative d’une histoire familiale de victimisation sur la confiance en l’État équivaut a cinq fois l’influence, elle aussi négative, du fait d’être au chômage ! En ce qui concerne la confiance dans le système judiciaire, l’effet dix fois plus importante.    

Vos données montrent que la victimisation familiale a été la plus importante en Biélorussie, en Russie et en Ukraine. Ces pays sont-ils particulièrement méfiants à l'égard de la politique et des institutions ? 

Mon analyse repose principalement sur une comparaison des individus au sein d’un même pays, ou même d’un même village. Cela évite notamment les problèmes empiriques dûs au fait que des facteurs culturels ou politiques au niveau des États influencent fortement les réponses à des questions sur la confiance dans les institutions. Par exemple, on peut s’attendre à des réponses plus honnêtes dans les démocraties. Au contraire, si la répression et la censure étatique sont fortes, les gens du pays auront tendance à donner des réponses peu critiques. Les comparaisons entre les États ne sont donc pas toujours très instructives. Cependant, l’on observe bien dans cette enquête de 2010 que l’Ukraine est un des pays ou la confiance dans les institutions était la plus faible. Comme je l’ai écrit pour Vox CEPR, c’est aussi un des pays ou la part des gens qui déclaraient que la « démocratie est le meilleur système politique » était la plus faible (à peine plus élevée qu’en Russie) – ce qui n’est peut-être pas si étonnant si l’on a pas confiance dans les institutions.  

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Vous étudiez également l'influence durable des empires d'Europe centrale et orientale d'avant la Première Guerre mondiale sur la confiance politique et sociale. Quelle est la corrélation que vous mettez en évidence ? Comment l'expliquer ?  

Plusieurs travaux ont prouvé que les empires européens de l’avant Première Guerre Mondiale (Empire Russe, Empire Ottoman, Empire Austro-Hongrois) ont exercé une influence durable, qui a donc survécu aux guerres et à l’Union Soviétique ou aux États communistes fortement centralisateurs, sur les opinions politiques, la confiance dans les institutions, ainsi que sur la corruption et le développement du système financier ! Or, la plupart des états d’Europe ont hérité au fil des guerres et traités de paix de frontières qui les divisent entre ces différents héritages historiques. Cela complique la construction nationale et représente aussi un risque de conflit.  De plus, vu les changements historiques de frontières de ces Empires eux-mêmes, il est impossible de trouver une frontière en Europe qu’il ne soit pas possible de remettre en cause au vu de frontières historiques (pensez à l’Alsace Lorraine, ou à la frontière orientale de l’Allemagne). Or, ces frontières historiques plus ou moins fantasmées et certainement instrumentalisées ont joué un rôle important dans tous les conflits européens (Alsace-Lorraine, encore une fois, mais aussi la « Grande Serbie » de Milosevic), et le cas présent en est bien sur confirmation.  

Ces données peuvent-elles apporter un éclairage sur la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine ? 

Je pense que ces éclairages historiques sont utiles pour comprendre les raisons du conflit actuel (le rêve de l’Empire Russe). Mais mon analyse, ainsi que des dizaines d’autres travaux sur les effets à court, moyen, et long-terme des conflits sur les préférences individuelles, la confiance et les opinions politiques, suggèrent surtout que même si la guerre s’arrêtait demain, ses effets perdureraient encore pour des générations.   

Pour retrouver l'étude de Pauline Grosjean publiée sur VoxEU, cliquez ICI

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