Ces emojis qu’une majorité de gens disent désormais préférer utiliser plutôt que d’exprimer leurs sentiments en face-à-face<!-- --> | Atlantico.fr
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Une personne utilise Facebook Messenger sur son téléphone portable et s'apprête à envoyer des émojis.
Une personne utilise Facebook Messenger sur son téléphone portable et s'apprête à envoyer des émojis.
©Olivier DOULIERY / AFP

Communication

Près de neuf Britanniques sur dix préfèrent utiliser des emojis pour exprimer leurs émotions que de parler directement avec leur interlocuteur, selon une étude menée pour Samsung dans le cadre du lancement du « projet Samsung Galaxy GIF ».

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie de l’imaginaire, directeur du département de sociologie et chercheur au Lerserm-Irsa à l’Université Paul-Valéry de Montpellier. McLuhan Fellow à l’Université de Toronto et directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire, il est l’auteur des plusieurs livres, dont Joie Tragique. Les formes élémentaires de la culture électronique (Milan 2010, Paris 2011, Barcelone 2012), Les affinités connectives (Paris 2016, Porto Alegre 2019) et Pornoculture (Paris 2016, Milan 2016, Porto Alegre 2017, Buenos Aires 2020, avec C. Attimonelli). Son dernier livre est Un oscuro riflettere. Black Mirror e l’aurora digitale (Milan 2020, à paraître en français aux éditions Liber, avec C. Attimonelli). 

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Atlantico : Après une longue méfiance vis-à-vis d’elles, les images sont depuis quelques décennies au cœur de nos sociétés. La culture électronique et la socialité numérique, par différents memes, emojis, stories, reels et Gif, les transforme aujourd’hui en langage essentiel. C’est l’hypothèse développée par Vincenzo Susca, maître de conférences HDR en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, dans son livre Industrie culturelle et vie quotidienne. Entre art, marchandise et spectacle, qui vient de paraitre aux éditions Liber. Comment interpréter ce changement ?

Vincenzo Susca : A partir de l’invention des métropoles modernes et de la communication de masse entre le XVIII et le XIX siècle, nous avons été plongés dans un monde où la présence physique ne suffit plus à satisfaire et rendre possible les relations personnelles. Les images médiatiques relient ainsi les individus au-delà de l’espace et du temps en se superposant à notre langage. Elles peuvent, d’ailleurs, impliquer de manière sensible toutes les personnes non alphabétisées, en devenant un langage collectif. En ce sens, il y a un lien étroit, d’un siècle à l’autre, entre par exemple les cartes postales ou les albums de famille d’un côté, et les stories ou les photos d’Instagram et Snapchat de l’autre. Dans un cas et dans l’autre, il s’agit de réduire la distance entre les personnes en partageant un moment de la vie par un échange d’images. Ce, par une esthétisation qui confère de la beauté, ou en tout cas de la centralité, à tout en chacun. Ainsi, le quotidien commence à devenir le protagoniste de la culture.

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Vous voyez donc une continuité directe entre ces formes de communication. Et pourtant on a l’impression, par les images contemporaines, qu’il y a un véritable et parfois étrange nouveau monde qui s’esquisse.

Vincenzo Susca : Je suggère plutôt de ne pas oublier les racines des processus culturels contemporains. Seulement ainsi nous pouvons véritablement en reconnaitre les formes. En l’occurrence, elles nous suggèrent que nous sommes en train de vivre l’accomplissement de la médiatisation de l’existence qui a été inauguré, justement, par la naissance des mass media au XVIII siècle.

De quoi s’agit-il ?

Vincenzo Susca : Les médias sont progressivement devenus notre langage et notre paysage. Ce sont la langue que nous parlons, et qui nous parle, ainsi que le territoire que nous habitons. A bien des égards, notamment pendant et après la pandémie de Covid-19, ils précèdent et excèdent notre vie physique et matérielle. Ils sont notre véritable monde. Il suffit de voir comment les places publiques, les bars ou les rues sont utilisés en tant que scènes pour les vidéos de Tik Tok, ou bien combien de personnes dans le métro ou le tram sont en contact via des images avec des contacts lointains, sans s’intéresser trop à leurs voisins.

Pourquoi tout serait si intensifié en liaison avec la pandémie ?

Vincenzo Susca : A cause de la crise sanitaire, nous avons été invités à rester chez nous, en réduisant les contacts physiques par la distanciation et les gestes barrières, voire par le confinement et le couvre-feu. Dans ce contexte, les médias ont vu radicalisé leur rôle : ils sont souvent devenus le seul moyen d’être-ensemble, de se relier aux autres. Suite à deux ans, nous en sortons plus médiatisés que jamais. C’est une dynamique irréversible qui ne peut que s’accroitre. En ce sens, l’on comprend bien pourquoi tant de dépendance par rapport à nos portables et tablettes – même lorsque nous n’en avons pas besoin. Nos yeux tombent de manière obsessionnelle sur les écrans. Nous explorons et scrollons sans cesse les murs de nos réseaux sociaux. Les posts ou les stories sont la manière par laquelle nous faisons expérience du monde et la partageons avec les autres. Share !, justement.

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Les médias et les formes de communications que vous citez, toutefois, existaient déjà avant la pandémie.

Vincenzo Susca : Sans doute, mais dans les derniers temps elles servent de moins en moins en tant que forme de mémoire, en devenant plutôt les dispositifs qui nous rendent conscients de notre vie. Autrement dit, si nous ne voyons pas tel coucher du soleil en face de nous sur notre écran suite à une photo, si nous ne prenons pas la photo de tel plat que nous allons manger, ou si nous ne postons pas la photo d’un moment romantique avec notre copine, ces expériences dans notre imaginaire n’ont pas lieu ! Sans photo, post, emoji, réaction, Gif ou même notre vie n’a pas de sens pour nous : elle n’existe pas ! C’est pourquoi aujourd’hui le fake a tant d’importance. Car il dessine un réel plus réel de la réalité !

Depuis l'avènement du smartphone et des messageries instantanées, notre rapport à la communication a, semble-t-il, changé. Selon une étude britannique près de 9 citoyens sur dix enverraient un émoticône pour exprimer leurs émotions. Le cas des Britanniques est-il isolé ? En France, désormais partageons-nous aussi massivement nos émotions grâce à des emojis ?

Vincenzo Susca : Les smartphones ont intensifié l’usage et la diffusion des émoticônes qui existaient pourtant bien avant leur invention. Le premier nait, notamment, en 1963 dans le milieu informatique en tant que smiley. Le cas du Royaume-Uni n’est pas unique, au contraire. En France, par exemple, ces images chargées d’émotions sont utilisées dans différents domaines, non seulement dans le cadre de la socialité numérique, mais aussi par l’entreprise, la publicité, la mode et même au sein de la politique. Elles signalent le passage du verbe à la chair, du langage alphabétique basé sur l’abstraction et l’individu à celui numérique fondé sur l’empathie et le nous.

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Comment expliquer cette tendance ?

Vincenzo Susca : A partir de la naissance de celui que M. McLuhan appelle le village global dans les années 60, par la mise en place globale et massive des médias électroniques, la distance entre les individus s’est réduite. Nous avons été impliqués dans un réseau de relations d’interdépendance prônant l’ubiquité et le temps réel. Dans ce contexte, plus de distance et de recul. L’autre est rentré de plein pied dans la vie intime de tout individu. Les émojis sont le résultat de ces communions festives denses de passions, où ce n’est plus la raison qui dirige les sens, mais les sens qui pensent. Il y là un passage crucial pour nos cultures, celui de l’opinion publique à l’émotion publique.

En modifiant la communication de millions de personnes à travers le monde, les GIF, mêmes et émojis ont-ils rendu les autres moyens d’expressions plat et sans saveur ? Est-ce devenu plus facile d’exprimer ses émotions à l’aide de ces images ?

Vincenzo Susca : Il y a quelque année, j’ai demandé à mes étudiants pourquoi ils utilisent si facilement les émojis. Ils m’ont répondu que pour eux c’était « plus facile et rapide ». Pour moi, par exemple, c’est le contraire ! Je crois, en effet, que pour les générations nées avec le smartphone, baignées dans la culture numérique, ces formes de communications sont primordiales : elles sont leur véritable langage et deviennent de plus en plus fines et précises, en arrivant à représenter une série chaque jour plus nourrie de sensations. Désormais, d’ailleurs, tout en chacun a son émoji (bitmoji). Cela probablement appauvri le langage écrit et oral, mais développe un nouveau langage qui peut déranger les élites et les intellectuels, mais a un sens social, anthropologique et culturel indéniable. Qu’ils nous plaisent ou pas, pour ne pas être des analphabètes nous devrons apprendre la communication des Gifs, des émojis, des mèmes, des stories et des reels.

À terme, la technologie des mèmes pourrait-elle devenir aussi proche des émotions humaines ?

Vincenzo Susca : Pour l’instant, on prendre acte du fait que plusieurs personnes, de la Corée du Sud et du Japon jusqu’aux États-Unis, réclament, par le recours à la chirurgie esthétique, des visages ressemblant à leurs bitmoji et à leurs avatars numériques. On commence d’ailleurs à voir dans quelle mesure nos vies et nos comportements reflètent les dynamiques de nos communications numériques. Lorsque nous voyons partout dessiner des cœurs avec les mains en tant que signe d’amour, par exemple, nous assistons à une traduction culturelle du langage numérique vers celui de nos corps, des écrans à la rue. Plus globalement, la médiatisation de l’existence nous accompagne vers une condition post-humaine et post-humanistes dans laquelle le corps humain n’est plus ni le centre, ni l’acteur principal. Le culte de la connexion nous renvoie alors à une sorte de nouvelle pensée magique, que j’appelle « tecnomagie ». Il est le corollaire d’une perte du sujet dans l’autre : la technique, la nature, le sociétal.

Est-ce que pour vous cette condition constitue-elle une catastrophe pour nos sociétés ?

Vincenzo Susca : Elle exprime une crise aux conséquences multiples. C’est la fin de la culture moderne et de l’individu rationnel et autonome que nous avons connu et vécu à partir de la Renaissance, mais elle manifeste aussi la naissance de quelque chose d’autre, dont il y a encore de la vie et surtout de l’être-ensemble.

Vincenzo Susca a publié « Industrie culturelle et vie quotidienne : Entre art, spectacle et marchandise » aux éditions Liber.

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