Ce qui se passe vraiment dans la psychologie collective d’un pays qui perd son sentiment de sécurité<!-- --> | Atlantico.fr
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Comment éviter la terreur collective ?
Comment éviter la terreur collective ?
©Reuters

Chair de poule

Comme après les attentats de 1995 ou du 11 septembre 2001, l'attaque de Charlie Hebdo a profondément touché les Français. Le danger est aujourd'hui de céder à la terreur et à la peur paranoïaque.

Patrice Louville

Patrice Louville

Patrice Louville est psychiatre, ancien chef de clinique-assistant, titulaire d’un master de neurosciences. Ancien responsable de la cellule d’urgence médico-psychologique d’Île-de-France, il anime depuis 1995 une consultation de psychotraumatisme et a géré la cellule d'urgence mis en place après les attentats de 1995.

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Richard Rechtman

Richard Rechtman

Richard Rechtman est psychiatre, directeur d'étude à l'EHESS. Ses domaines d'études concernent principalement l'anthropologie des subjectivités et de la psychiatrie contemporaine.

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Atlantico : Que se passe-t-il quand on ne se sent plus en sécurité après une attaque traumatisante comme celle de Charlie Hebdo, quels sont les réflexes ?

Richard RechtmanDe manière générale, dans les premiers temps qui suivent un tel événement, la plupart des gens évitent de sortir. A Paris, le nombre de personnes dans les rues à visiblement diminué, les boutiques ont été désertées malgré les soldes, les cinémas, les restaurants et les salles de spectacle n'étaient pas pleins. C'est un moyen de se préserver et de se dire que l'on ne va pas prendre un risque inutile. Il y a une sorte de sentiment de fragilité ou de vulnérabilité qui semble toucher chacun et qui découle directement de l'événement qui s'est produit. C'est la perte d'un sentiment d'invincibilité ou d'une certaine forme d'insouciance qui est responsable de cet état psychologique où la peur n'est pas proportionnelle au danger. Il y a un danger en France, mais pas au point que personne ne puisse sortir. Nous sommes devant un stress d'anticipation.

Je ne pense pas que l’on puisse parler de traumatisme au sens médical du terme, mais c'est quelque chose qui a eu un fort retentissement précisément parce il a provoqué une rupture de l'état d'insouciance par rapport à la mort qui ordinairement nous aide à vivre au quotidien. L'irruption brutale de cette possibilité de la mort, injuste, violente, arbitraire, entraîne ce sentiment de fragilité. Les gens auront alors authentiquement besoin de se rassurer ou d’être rassurés. Mais cette vulnérabilité de chacun, qui provoque cette peur collective, relève avant tout d’une émotion, puis d’un sentiment, bien plus que d’une réalité objective. Car paradoxalement, dans les villes en état de guerre, on observe un phénomène presque inverse, car les gens cherchent la première occasion de se retrouver, de rester dehors pour tenter de garder une vie aussi normale que possible. On l'a bien vu durant le siège de Sarajevo, où progressivement la peur laissait place à la lutte, à la réorganisation, on l’observe également aujourd’hui au Moyen Orient. La différence se porte vraiment d'un côté dans les villes en guerre sur la connaissance objective que les gens ont de la possibilité de leur mort et des stratégies qu’ils vont devoir mettre en oeuvre pour y échapper, et de l’autre, lorsque qu’un attentat se produit en dehors d’un état de guerre, par la perte brutale d’un sentiment d’invincibilité qui s’accompagne de la perception angoissante d’une vulnérabilité imparable. C’est précisément ce second aspect que les terroristes cherchent à produire. Créer une panique à travers une violence aveugle et incertaine car on ne sait pas si ça va se reproduire, ni où , ni quand, et c’est précisément cette incertitude qui rend la menace permanente et donc effrayante. 

En ce sens, la meilleure réponse est sans doute celle offerte par ces 4 millions de personnes qui sont descendues dans les rues criant "on n’a pas peur". 

Patrice Louville : Il faut différencier la situation des victimes directes de l’événement et celle des personnes, évidemment beaucoup plus nombreuses, qui l’ont appris grâce aux médias.

Les victimes directes et leur proche entourage courent le risque de souffrir de troubles psychiques post-traumatiques, tels que la dépression ou le stress post-traumatique. Le stress post-traumatique peut entraîner chez les victimes un bouleversement radical des croyances fondamentales à propos de soi-même, ses relations avec les autres et le monde dans lequel on vit. La plupart d’entre nous croient au fond d’eux-mêmes vivre en sécurité dans un monde juste et bienveillant, et nous nous attribuons une valeur humaine positive. Le trauma inverse brutalement ces croyances, avec une dévalorisation de la personne, une méfiance vis-à-vis des autres et un sentiment de menace permanente, ce qui peut entraîner des comportements liés à ces peurs, comme le repli sur soi et des difficultés à sortir dans la rue, à prendre les transports ou à entrer dans les magasins. Ce sont des symptômes habituels du stress post-traumatique.

Pour ceux qui ont découvert les attentats dans les médias, on ne peut pas parler de trauma. Ces personnes peuvent ressentir des émotions intenses, un stress, elles peuvent s’identifier aux victimes, surtout aux personnes publiques qu’elles connaissaient auparavant de façon positive, mais elles ne vont pas être traumatisées. Par contre, ce que montrent ces événements, c’est que nous ne sommes pas autant en sécurité dans nos villes que nous le pensions. Le degré de sécurité perçu par la collectivité est remis en cause par la brutalité et la létalité des attentats commis au cœur de notre capitale, et certaines personnes vont adopter des comportements visant à se rassurer, tandis que les responsables politiques vont proposer des mesures sécuritaires présumées efficaces, là aussi dans le but de rassurer l’opinion publique.

Quels sont concrètement les comportements collectifs après de tels drames ?

Richard Rechtman : De manière générale, tous les comportements, individuels comme collectifs, auront le même but : la réassurance. Certains ne sortiront plus, d’autres iront s’acheter un gilet pare-balle. D’autres encore chercheront des solutions collectives réparatrices voire vengeresses. Dans tous les cas la réassurance passe par une action, c’est-à-dire par le renversement du sentiment d’impuissance éprouvé devant le drame. D’où l’importance d’un encadrement de cette action réparatrice. On comprend bien comment en l’absence d’une canalisation de la demande collective d’action, on risque de voir émerger des mouvements particulièrement violents à la recherche de victimes expiatoires. La mission de l'Etat et de ses différents corps est précisément de produire les espaces collectifs qui vont favoriser cette réassurance et empêcher les débordements de haine. La marche républicaine fut sans doute un premier élan particulièrement puissant pour réinscrire une dimension collective. L’hommage spontané rendu aux forces de l’ordre par la population dans un pays plus coutumier d’une certaine défiance à l’égard des représentants de la loi, va dans le même sens et témoigne de cette attente d’un retour à l’ordre, dont il faut aussi mesurer les risques. L’importance accordée par les médias a permis de faire de l’événement singulier une affaire collective.

Pour autant, si tous ces éléments concourent à restaurer un sentiment de sécurité, chacune de ces réponses peut à son tour devenir problématique. Trop d’images créent la panique ou l’angoisse, trop de protection restreint la liberté, trop de peur renforce les haines etc. 

Patrice Louville : Il est difficile de répondre à cette question. L’ampleur des manifestations qui ont eu lieu dans les jours qui ont suivi, atteignant leur maximum le 11 janvier, n’était probablement pas prévisible par les spécialistes de la psychologie des foules. De nombreux facteurs sont à prendre en compte pour tenter d’expliquer cette extraordinaire réaction, qui contribue à restaurer un sentiment d’appartenance à une collectivité courageuse, sûre de ses valeurs et solidaire.

Les commandes de gilets pare-balles ont augmenté en France et en Belgique. Est-ce qu'il y a un risque de paranoïa ?

Richard Rechtman : Je ne crois vraiment pas à la paranoia collective. Même devant des événements aussi dramatiques que ceux que nous venons de vivre, l’impact collectif va décroitre à mesure que d’autres nouvelles occuperont le devant de la scène, sauf pour les proches des victimes qui risquent de se retrouver plus isolés dans quelques temps. C’est aussi parce que l’image d’une France atteinte dans sa chair est à la fois juste dans sa forme symbolique et erronée dans sa réalité objective. Car les gens seront bientôt de nouveau pris dans leurs préoccupations du quotidien.

Patrice Louville : On a prétendu que les ventes d’anxiolytiques avaient augmenté après les attaques à Paris, ce qui a été ensuite démenti par les pharmaciens. Si les commandes de gilet pare-balles ont réellement augmenté, cela peut refléter cette perception d’une baisse de notre sécurité, même s’il est peu imaginable de voir des citoyens se mettre à déambuler dans les rues affublés de ces protections.

Pour ce qui est de la paranoïa, je rappelle qu’il s’agit d’un trouble mental grave au cours duquel se manifeste un délire, c'est-à-dire qu'un individu adhère à un système de croyances profondes et irréductibles construites à partir d’une interprétation faussée de la réalité. Au contraire, dans la situation actuelle, la remise en question du niveau de sécurité dont bénéficie notre collectivité me semble refléter une certaine réalité.

A l'image des mosquées dégradées après les attentats, n'y-a-t-il pas un risque que cette peur devienne haine ?

Richard Rechtman : C’est un des plus grands risques. Mais ce n’est plus de la psychologie collective, pour le coup. Je crois que nous sommes devant une responsabilité collective extrêmement importante et il appartient à tous ceux qui se sont élevés contre la violence qui s’est exercée ces derniers jours de garantir que cette haine ne déferlera pas. En effet, la réassurance ne doit pas être simplement passive, elle doit être active, éducative même. Face à l’horreur, il faut d’abord penser, analyser, expliquer, dénoncer les crimes mais aussi les lieux communs qui voudraient trop facilement les expliquer. Il faut s’opposer aux simplifications douteuses, car entre un adolescent qui refuse de faire une minute de silence, ce qui est critiquable voire condamnable, et un adulte militairement entrainé qui exécute froidement ses cibles, il n’y a aucune correspondance. Le premier n’est pas l’antichambre du second. 

Comment retrouver un sentiment de sécurité ?

Richard Rechtman : Le 11 septembre a été un contre-modèle avec la mise en place du patriot act qui reste attentatoire aux libertés individuelles, suivi de deux guerres. On doit se garder d'envisager une réaction de la sorte. La meilleure méthode, on la voit dès aujourd’hui, repose sur la cohésion collective et la lutte contre les discours de haine. Mais il faut aussi une vraie pédagogie à l’égard de la population et une meilleure clarification des enjeux et des dangers. Ici le rôle des médias est sans doute essentiel pour remettre les choses à leur place. 17 morts, c'est beaucoup, c’est trop, c’est inacceptable, c’est insupportable pour une démocratie, mais ce n'est pas toute la France qui est à terre. Cela n'enlève rien à l'horreur de l'acte, à la peine que l'on éprouve pour chaque victime, pour leurs familles, pour tous ceux qui furent visés par ces actes. Mais, heureusement, ce chiffre est sans commune mesure avec le nombre de morts que l’on dénombre dans les villes en guerre.

Il faut à la fois réussir à dire que ce qui s'est passé est extrêmement grave parce que derrière la vie de chacun c’est un symbole de notre collectivité qui a été atteint, mais que les auteurs de ces crimes ont échoué à transformer durablement Paris en terrain de guerre.

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