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Ce qui se passe quand les salariés sont contraints à des compromis moraux dans leur travail
©©Reuters

Lourdes conséquences

Démotivation, désengagement, lassitude, écoeurement ... Au travail, de nombreux employés subissent des « préjudices moraux » susceptibles de compromettre leur santé physique ou mentale

Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

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Atlantico : Au travail, de nombreux employés subiraient des « préjudices moraux » susceptibles de compromettre leur santé physique ou mentale. Avec le Covid et la guerre en Ukraine, certains ont largement remis en cause leur adéquation à leur emploi. Comment distinguer un véritable préjudice moral d’un événement de moindre importance ? 

Xavier Camby : Toute communauté humaine stable, sans exception malgré de nombreuses maladresses, pour pouvoir vivre et se déployer harmonieusement, entreprend de créer en son sein un référentiel de comportements humainement positifs, aussi bénéfiques que possible pour chacun et pour l'ensemble de ses membres. Ce corpus partagé s'appelait naguère encore "les mœurs" ou la morale. Nous avons peu à peu remplacé ces mots par un concept un peu plus flou ou évanescent, d'origine grecque : l'éthique.

Peu importe le mot. Il y a des mœurs partagées, comme par exemple l'hospitalité, l'accueil de l'autre et de l'étranger, plus plus faible ou exposé. Celle-ci trouve une actualité très particulière face à la barbarie des inhumaines agressions, en Ukraine comme dans d'autres pays. Et j'en ai fait souvent l'expérience, par l'offrande d'un simple verre d'eau claire par mes hôtes. Autres exemples de mœurs partagées, comme par exemple le principe d'humaine symétrie : toujours faire aux autres le bien qu'on aimerait qu'ils nous fassent. Et ne jamais faire à l'autre un mal qu'on détesterait qu'il nous fasse.

Il existe donc une "morale naturelle" propre à notre humanité dont nous sommes tous porteurs et qui régule nos relations aux autres : respect, liberté, sécurité, justice, paix... la constituent et nous animent. Certes variablement selon les personnes et les cultures, mais bien universellement.

L'entreprise et toutes nos organisations ont désappris ces mœurs, cette morale, depuis plusieurs décennies. Tout devient légitime, même la pire prédation, si j'en tire profit. Seul ce qui est mesurable est vrai, et donc toute mon activité humaine est réduite à l'atteinte d'objectifs impérativement intangibles (prétendument rationnels alors que pourtant seulement ... virtuels) quitte à humilier mes collaborateurs ou à les écraser de pressions. L'actionnaire seul importe et est à satisfaire ; le client n'est plus qu'une "vache à traire" à grand renfort de marketing ou d'artifices...

L'irrespect quasi institutionnalisé de la personne humaine et le mépris des enjeux éthiques propres à toute communauté constituent l'origine première des "préjudices moraux" que vous évoquez ; ils se traduisent en effet par une abyssale péjoration et universelle détérioration de la santé professionnelle, physique et mentale d'ue majorité croissante de salariés.

Comment faire si on se sent en désaccord avec les valeurs de l’entreprise dans laquelle on travaille ? Faut-il tout simplement penser à partir, malgré toutes les conséquences que cela comporte ? 

On peut éventuellement être en désaccord avec les non-valeurs ou les actes immoraux au sein d’une organisation et y rester. Temporairement. Mais inéluctablement vivre au sein de cette organisation toxique vous mènera soir à renier vos propres valeurs et convictions morales (et à perdre le respect et l’estime de vous même) soit à partir. C’est ce qui s’est produit en 2020 aux USA avec la « Grande Démission », avec le catalyseur de la pandémie. Cela se produit chaque jour, partout en Europe… Nul ne peut vivre dans l’irrespect de soi-même sans s’exposer à de graves troubles psychologiques et somatiques. 

L’être humain peut-il vivre à l’encontre de sa morale sans souffrir d’une manière ou d’une autre ? Comment se prémunir de ces préjudices moraux ? 

Non. Si par exemple vous avez une valeur de justice ou de liberté et si votre employeur piétine vos valeurs, vous allez souffrir (colère, culpabilité, rancoeur, écoeurement...), que vous l'acceptiez servilement, par contrainte, lâcheté ou par intérêt ou que vous vous rebellez, vous perdrez l'estime de vous-même et votre confiance en vous. Ainsi qu'en votre employeur bien sûr... Conflits et sabotages, démissions et absences y trouvent le plus souvent leur origine

Ré-humaniser nos organisations, productives ou non, est donc absolument essentiel et n'a jamais été aussi actuel ! Et cela ne pourra pas se faire à base de "valeurs" artificielles, collectivement imposées. 

L'expérience quotidienne de l'accompagnement de dirigeants démontre un radical changement de paradigme : la mesquinerie des seuls intérêts individuels tend à s'effacer devant la construction efficace et collective, la co-création  d'un authentique Bien Commun (une création de valeur ajoutée à partager). Le rôle de gouvernant, de dirigeant, de manager (loin des leaderships théoriques et ineptes) sera désormais de garantir et d'incarner cette moralité professionnelle, à base d'éthique individuelle. Ceux qui ne le comprenne pas deviennent peu à peu les premières victimes de leur propre immorale toxicité. Permettez-moi de proposer ici, pour contrer ces tendances létales, la devise personnelle de Napoléon Bonaparte (manager, dirigeant et gouvernant d'exception) : "Ne rien faire. Faire faire. Ne rien laisser faire."

Quelles peuvent être les conséquences de tels préjudices pour un individu ? Est-il possible de savoir combien de personnes sont concernées ? 

Elles s'étalent hélas quotidiennement sous nos yeux ! En commençant par la démotivation, le désengagement, la lassitude ou l'écoeurement dont témoignent tant de bons employés face aux coupables "maladresses", souvent répétées, de leurs encadrements. D'ailleurs eux-mêmes victimes de ces mêmes comportements immoraux généralisés : chantage, menace, injonctions paradoxales ou négatives, fausses urgences et procrastinations décisionnelles, humiliations variées (comme couper la parole par exemple), harcèlements discrets mais récurrents, déloyautés diverses, médisances... Tout cela se traduit ensuite par une saturation psychologique, du surmenage, du stress, de l'irritabilité, de l'absentéisme et diverses somatisations, des formes variées d'épuisement psychique (qu'on appelle de façon générique le burnout) et du turn-over de personnel. Dans de plus en plus de cas extrêmes, les comportements immoraux contraints au sein de nos organisations mènent à la pulsion homicide, à la dépression sévère, à l'incapacité définitive de travail ou au suicide (l'exemple jadis de France Télécom n'est hélas en rien un cas isolé).

Cependant, face à cette immoralité systématisée, une réaction mondiale - très saine - commence à s'imposer. De nombreuses initiatives pour une économie durable ou des organisations éthiques, respectueuses tout d'abord de la personne humaine, de son intégrité morale et émotionnelle, se développent sur toute la planète. On peut même observer que ces mouvements éthiques deviennent une déferlante : en 2020, 40% des salariés ont démissionné, préférant sans retour ni remord un moindre salaire et le respect de leur valeurs à la sécurité d'un emploi salarié. Ce phénomène est très sensible en Europe (à l'exception de la France) et je ne compte plus mes clients qui n'arrivent vraiment plus à recruter (celles et ceux qu'ils recherchent et dont ils ont besoin, notamment dans l'encadrement). Un nouveau comportement s'observe encore (même en France) qu'on appelle le "ghosting" : les candidats "visitent" un éventuel employeur et finalement déclinent leurs propositions, trop assurés de la toxicité (cachée mais si visible !) de l'organisation recrutante. Ainsi le respect de la personne et de sa morale - donc de sa santé psychique - est en train de devenir le 1er critère de décision d'un candidat...

On peut estimer que 50% des salariés en Europe occidentale sont victimes de pressions contrariant leur éthique personnelle et collective. Et donc potentiellement, par mimétisme inconscient, par contagion émotionnelle ou par une exaspération contre-nature d'anti-éthique, deviennent eux-mêmes des fauteurs d'immoralités, pathogènes de comportements toxiques... Délétère symétrie !

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