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Ce que pourrait changer la décision de la justice américaine contre la firme Monsanto
©ROBYN BECK / AFP

Bayer

La firme Monsanto a été condamnée par la justice américaine à verser 289 millions de dollars à Dewayne Johnson, atteint d'un cancer attribué à son exposition aux produits de la firme. L'entreprise va faire appel de cette condamnation.

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier est ingénieur de l’école de Mines et économiste. Il a dirigé pendant dix ans l’Ecole supérieure d’agronomie d’Angers (ESA). Il est également l’auteur de livres sur les enjeux alimentaires :  Faim zéroManger tous et bien et Nourrir l’humanité. Aujourd’hui, il est conférencier et tient un blog nourrir-manger.fr.

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Atlantico : Monsanto a été condamné par la justice américaine à verser 289 millions de dollars à Dewayne Johnson et reconnaît la firme comme responsable de son cancer, ce dernier étant attribué à son exposition aux herbicides "Roundup Pro" et "Ranger Pro". Concrètement est-ce que cette décision (une première) pourrait créer un précédent du point de vue de la justice et influencer les deux procédures actuellement en cours en France ?

Bruno Parmentier : Jusqu’à preuve du contraire, notre justice est indépendante de la justice américaine ! D’ailleurs cette dernière n’a pas dit son dernier mot, et ce jardinier américain a malheureusement toutes les chances d’être mort avant de recevoir ses indemnités ! car Monsanto va faire appel et va faire trainer tout cela au maximum. Mais d’une part ce jugement risque de faire jurisprudence aux USA, et d’autre part les juges européens sont des hommes et des femmes, qui sont naturellement influencés par « l’air du temps ». Ce dernier est de moins en moins favorable à Monsanto, et aux pesticides en général. Et la controverse sur le caractère cancérigène du glyphosate va redoubler.

Surtout que la somme attribuée à un simple particulier semble tellement énorme qu’elle va exciter des convoitises. Rappelons que Bayer-Monsanto (maintenant que la première a effectivement absorbé la seconde, c’est plus de 25 milliards de chiffre d’affaires annuels, rien que dans l’agrochimie (plus ce que fait Bayer dans la pharmacie, la santé et les matériaux, qui représente près de 35 milliard supplémentaires), et 140 000 salariés dans le monde !

En fait, avec les regroupements qui se sont effectués dans les deux dernières années, il n’y a plus que 4 firmes privées de taille gigantesques qui contrôlent l’agriculture mondiale (du point de vue des semences et pesticides, et de plus en plus des bases de données) : Bayer-Monsanto, Chem-China-Syngenta, Corteva (issu du mariage de Dow et Du Pont de Nemours), et BASF. Tout cela n’a rien de rassurant du point de vue démocratique, et de ce point de vue le fait que la justice s’immisce dans ces dossiers et compense un peu le laxisme ultra libéral des politiciens n’est peut-être pas un mal.

Quelles pourraient être les conséquences de cette décision américaine en Europe aussi bien au niveau de la perception de la firme qu'en termes juridiques ?

On peut déjà noter qu’il s’agit là, non d’un agriculteur, mais d’un « simple » jardinier qui épandait ce produit dans les cours d’école californiennes ! Il y a encore deux ans, 3 millions de français achetaient du glyphosate chaque année, et nos jardins publics et les allées de nos pavillons de banlieue en sont encore remplis ! La première conséquence va être de renforcer l’abandon, déjà très largement entamé, de ce produit pour tous les usages urbains.

Notons cependant que ce jardinier utilisait à longueur de journée, et probablement sans protection suffisante, du produit ultra concentré. Il en a donc absorbé énormément, ce qui n’est évidemment pas le cas du simple promeneur. Mais est-ce néanmoins bien raisonnable de laisser jouer ses enfants jour après jour sur des sols gorgés de ce produit ?

Restent des questions connexes comme celle du désherbage de nos voies ferrées ; la SNCF par exemple est un très gros utilisateur de ce produit et se demande comment elle va faire dorénavant pour désherber efficacement ses ballasts ! Pourtant, là, pas de promeneurs ni d’enfants qui jouent sur les voies ferrées.

Mais le vrai problème est celui des agriculteurs : comment accélérer la transition pour produire efficacement notre nourriture sans glyphosate, et plus généralement avec beaucoup moins de pesticides chimiques, que ce soit les herbicides, les insecticides, les fongicides, etc.

Est-ce que cette condamnation pourrait, par exemple, remettre en question la réautorisation du glyphosate qui a été proclamée fin 2017 ?

Actuellement l’Europe a réautorisé le glyphosate pour 5 ans, et la France fait de la surenchère pour que ce soit en 3 ans.

Déjà il y a une ambiguïté : on n’a pas interdit le glyphosate, on a prolongé de 5 ans son autorisation ! Rien n’empêche de nombreux agriculteurs de penser que, dans 5 ans, ils finiront par obtenir une nouvelle autorisation, et donc de ne rien faire pour s’en passer !

De plus la France aura beaucoup de mal à faire cavalier seul dans une Europe de libre circulation. Si ce produit est interdit dans l’hexagone avant les autres pays, gageons que de très nombreux agriculteurs français iront en acheter « librement » en Belgique, en Allemagne, en Italie ou en Espagne !

Ce produit est en effet massivement utilisé (d’où son coté symbolique pour les écologistes) ; il est actuellement vendu sous 750 déclinaisons, commercialisées par plus de 90 fabricants. Monsanto a en particulier inventé et largement vendu des OGM résistant à ce produit, ce qui a grandement contribué à sa diffusion (rappelons que 83 % du soja et 75 % du coton produit dans le monde sont actuellement OGM). II s’en vend encore pour 5 milliards de dollars par an, et 10 000 tonnes par an en France ! Son succès repose sur un coût faible, une bonne efficacité et une très grande souplesse d'utilisation. Agissant sur les feuilles, et se dégradant dans le sol, il est sans effet sur la culture suivante, ce qui permet de semer juste après une application, ou encore de l’utiliser au pied des arbres fruitiers.

Mais il ne faut pas sous-estimer la complexité et le caractère stratégique de la lutte contre les « mauvaises herbes » (appelées en fait adventices) dans le monde. Depuis des millénaires les paysans tentent de s’en débarrasser, et elles sont toujours là, coriaces, résistantes, voraces, infatigables ! Elles ont su s’accommoder aux maladies, sécheresses, canicules, inondations, gels, attaques des animaux, etc., se déplacer avec le vent, les animaux, les hommes, les transports mécaniques, et même s’adapter aux évolutions des plantes cultivées par « mimétisme vavilovien ». Au total, ces plantes sauvages semblent mieux adaptées aux milieux que les plantes cultivées ! De nombreuses stratégies ont donc été mises en place au cours des âges pour les contrôler, et si possible les éradiquer.

On a longtemps tenté de les brûler avec les chaumes après la moisson. Cette pratique est maintenant interdite en Europe à cause de ses nombreux inconvénients : perte de carbone et d’azote utiles à la fertilité des sols, pollution, émission de gaz à effet de serre, dangers d’incendies, etc.

La méthode la plus utilisée à consister à les enfouir via le labour. Une méthode qui a largement fait ses preuves, à tel point que les agriculteurs ont longtemps appelés « laboureurs ». Cette pratique a explosé avec l’apparition du tracteur et du pétrole bon marché après la deuxième guerre mondiale. Mais elle pose de plus en plus de problème, y compris pour l’élimination des adventices, car la majorité ne meurent pas en une année, et sont donc remontées à la surface, fraiches et disposes, par le labour de l’année suivante. Agaçant quand on a consommé 15 à 40 litres de fuel par hectare pour remuer la terre ! Mais de plus ces labours de plus en plus profonds font remonter les cailloux, détruisent les vers de terre, les filaments des champignons, les bactéries, ils tassent la terre, provoquent de l’érosion et de la battance (les gouttes de pluie forment une couche imperméable sur le sol) et diminuent la portance des sols (les engins s’enlisent dans les champs). Ils exposent les reliquats d’engrais azotés aux vents de l’automne et les transforment en pentoxyde d’azote, au pouvoir réchauffant de la planète 298 fois plus important que le gaz carbonique. Last but not least, les champs labourés n’utilisent l’énergie solaire que 6 mois par an, le reste du temps, pas de photosynthèse !

C’est dire si l’apparition des herbicides chimiques a été vécue comme une bénédiction, on pouvait enfin empoisonner les adventices, à faible coût ! La profession s’est massivement engouffrée dans cette voie. Surtout au début, lorsque ces végétaux n’avaient pas encore développé de résistances, ce qui n’est plus le cas (brome, ray-grass, coquelicot, matricaire, folle-avoine, chénopode, etc. posent de plus en plus de problèmes).

Si on ne peut plus les empoisonner, il va falloir inventer toute une palette de méthodes complémentaires pour arriver au même résultat. Et malheureusement on n’a pas suffisamment progressé dans ce domaine dans les dernières années, puisque l’interdiction du glyphosate était encore discutée. En voici quelques-unes qui mériteraient un investissement collectif important en recherche, expérimentation, formation et accompagnement des agriculteurs :

-Les dérouter, en allongeant les rotations, et en faisant se succéder plantes à cycle de vie différents (céréales d’hiver et de printemps, légumineuses, etc.) et en particulier des plantes qui se récoltent avant la montée des graines des adventices, ou des plantes qui se développent précocement et étouffent les adventices. On peut également décaler les semis.

-Les étouffer en couvrant le sol en permanence pour ne pas leur laisser la possibilité d’accéder aux ressources (eau, soleil, etc.) : via des plantes de couverture, des cultures dérobées, des faux semis, mais aussi du mulch, du bois raméal fragmenté, ou du paillage, végétal (écorces de pin, de peuplier, coques de cacao, lin, chanvre, etc.) ou minéral (pouzzolane, schiste, ardoise, tuiles concassées, etc.).

-Les empoisonner autrement, via des produits naturels utilisés par les agriculteurs bio, par exemple à base de géranium, vinaigre blanc, divers acides gras, huiles de pin, ou les nouveaux bio produits d’imitation de la nature qui vont maintenant arriver rapidement, sur la base de l’allélopathie (mécanismes inhibiteurs de proximité inspirés de certaines plantes qui ont historiquement pu résister à la concurrence en produisant des molécules toxiques contre les adventices). Cette bioinspiration garantit que les molécules sont métabolisables dans la biosphère et qu’elles peuvent donc avoir une fin ultime.

-Les brûler ou les ébouillanter sélectivement (une solution coûteuse en énergie…). Des techniques de destruction laser arrivent également sur le marché, éventuellement couplées à des drones…

-Les faire manger par certains animaux : citons par exemple les canards (qui n’aiment pas le riz !) lâchés dans les rizières ; ils les désherbent impeccablement.

-Les enfouir durablement (jusqu’à ce que mort s’ensuive). Des expérimentations sont actuellement menées sur l’introduction de plages de 5 années de prairies dans les zones céréalières, après labour. Des éleveurs de ruminants itinérants louent ces terres, qui dans cette période se fertilisent et se débarrassent des graines d’adventices, les rendant ensuite prêtes à une agriculture sans labour.

-Les arracher sélectivement, à la main, par binage ponctuel (éventuellement guidé électroniquement) ou via des outils comme la herse étrille, la houe rotative, et les robots désherbeurs qui commencent à arriver.

La mise en œuvre combinée de ces solutions réclame un raisonnement anticipateur et complexe, et peut être vu comme « un investissement » patient, nécessitant de savoir gérer les risques mais avec un réel espoir d’être de plus en plus efficace avec le temps. Rien ne sera simple dans l’agriculture du futur, mais elle sera passionnante !

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