Ce que le débranchage des suprémacistes révèle des capacités de coercition des géants du web<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Ce que le débranchage des suprémacistes révèle des capacités de coercition des géants du web
©Capture d'écran/Youtube

Réaction

Après les violences de Charlottesville, les géants de la Silicon Valley ont fermé de nouveaux comptes de suprémacistes blancs et les ont empêché d'utiliser leurs services.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

Voir la bio »

Atlantico : Les affrontements entre suprémacistes blancs et mouvements antiracistes à Charlottesville ont fait réagir les géants de la Silicon Valley qui ont promis de répondre à ces attaques. Ces derniers ont bloqué des comptes, des groupes, des sites et des paiements liés à l’extrême droite américaine. Au-delà de la cause défendue, n'est-on pas en train d'assister également à une démonstration de force de la part de ces entreprises, révélant ainsi leurs moyens de coercition ?

Franck DeCloquement : Comme tout un chacun le sait, le « suprémacisme » est une idéologie raciste qui considère qu'une ethnie particulière peut et doit exercer une domination sur une ou plusieurs autres. Le terme  peut également se comprendre au sens « civilisationnel », comme la suprématie d'une civilisation donnée sur une autre. Après les derniers événements tragiques survenus à Charlottesville, les géants du Web ont pour le moins choisi de traquer les suprémacistes blancs américains, et les groupes racistes sympathisants ou affiliés à cette idéologie. Certains évoquent même ici, en l’occurrence, une forme de « guerre subversive » afin de réduire au maximum leur influence ou leur pouvoir de nuisance, et de les acculer dans leurs derniers retranchements. Apple, Airbnb, Facebook, Google et PayPal entre autres acteurs du secteur numérique mondial – autrement-dit, les multinationales emblématiques des nouvelles technologies – ont pris des mesures de rétorsions inédites jusqu’alors, contre ces militants extrémistes américains. Entre refus de fournir leurs services et des déclarations faites au vitriol, la lutte s’est soudainement intensifiée à l’encontre les groupes de militants racistes.

Au nom de « la liberté d’expression sans entrave », les géants des nouvelles technologies numériques refusaient jusqu’ici de prendre parti. Offrant de fait une tribune opportune aux promoteurs des idées les plus nauséabondes. De façon inédite, les plus grandes entreprises de l’internet ont cette fois-ci choisi de prendre très ouvertement des mesures draconiennes de « rétorsions numériques » qui risquent fort de faire date : plusieurs personnalités de la Silicon Valley ont ainsi publiquement condamné les événements de Charlottesville. La numéro deux de Facebook, Sheryl Sandberg, ainsi que son patron Mark Zuckerberg, le fondateur universellement connu du réseau social géant, ont pris mutuellement la parole mercredi dernier, en faisant référence à la citation de Nelson Mandela, d’ailleurs réutilisée dimanche par l’ancien président des Etats-Unis Barack Obama dans son tweet devenu le plus « aimé » de l’histoire de la plateforme : « Nous ne sommes pas nés en nous haïssant les uns les autres. Nous ne sommes pas nés avec des opinions aussi extrêmes », ont-ils déclaré en cœur. « C’est une honte que nous ayons toujours besoin de dire que les néonazis et les suprémacistes blancs ont tort. Comme si ce n’était pas une évidence », a poursuivi Mark Zuckerberg. Promettant dans l’interstice que son réseau social « regarde la situation de près » et « supprimera les menaces de violence », conformément à son règlement. Révulsé par les propos du président Donald Trump estimant à plusieurs reprises que la violence était « de tous les côtés », le PDG d’Intel Brian Krzanich, s’est de son côté insurgé. En réponse à Trump, il a démissionné aussi sec lundi dernier de ses fonctions de « conseiller économique du président des Etats-Unis », comme beaucoup d’autres chefs d’entreprise depuis. Tim Cook, l’emblématique PDG d’Apple, a lui aussi très vivement réagi : « Nous avons déjà connu auparavant la terreur du suprémacisme blanc et de la violence raciste. C’est une question de morale. Un affront à l’Amérique. Nous devons tous nous y opposer ». Le PDG de Microsoft Satya Nadella quant à lui a préféré s’exprimer beaucoup plus discrètement à travers un message à destination de ses employés, afin de dénoncer les événements « horribles » de Charlottesville… Fermer le ban.

Quelle est l'étendue des capacités coercitives de ces entreprises ? Comment réguler un tel pouvoir ?

Tout cela est finalement assez simple à comprendre dans le fond, à travers quelques exemples d’actions emblématiques tout à fait parlants. La plateforme de paiement en ligne Paypal a décidé de taper là où cela fait mal, et attaque finalement ces groupes suprémacistes blancs directement au porte-monnaie. Un grand classique. Pour éviter que les groupes qui véhiculent des idées ouvertement racistes puissent lever des fonds ou effectuer des virements, PayPal a choisi par exemple de ne plus offrir ses services aux groupes qui font la promotion de l’intolérance ou de la violence. Déclarant tout faire pour s’assurer que ses services n’étaient pas utilisés pour faire des paiements en ligne ou des dons en faveur d’activités pouvant faire la promotion de la haine, de la violence ou du racisme : « Nos équipes font de leur mieux pour faire la distinction entre les sites Web qui défendent une opinion et ceux qui vont au-delà de l’opinion et du discours, et violent nos politiques », a indiqué un responsable de la communication de la firme dans un communiqué de presse.

De leur côté, Facebook et le forum Reddit ont décidé de supprimer des dizaines de pages réunissant des communautés de milliers d’internautes. Pour échanger et communiquer à propos de leurs actions, les suprémacistes avaient en effet leurs habitudes et leurs préférences… Ils avaient en réalité jeté leur dévolu sur Facebook et le forum Reddit. Après le week-end de d’extrêmes violences à Charlottesville, des conversations célébrant les actions des extrémistes avaient été débusquées. Facebook est même allé jusqu’à supprimer l’événement « Charlottesville’s Unite the Right » à l’origine des violences, ainsi que les profils des membres les plus importants du mouvement raciste. De son côté Apple, l’entreprise la plus valorisée en bourse de la planète n’aime guère les suprémacistes blancs, et encore moins les objets qu’ils affectionnent tout particulièrement, leur permettent d’afficher très fièrement leurs couleurs. En conséquence, la firme refuse désormais de mettre en vente leurs objets cultes. De fait, le service « Apple Pay » qui permet aux internautes de commercer en ligne a été dévalidé pour ces groupes racistes. Les stands en ligne vendant notamment des stickers ou des vêtements avec le logo « White Pride » ont été désactivés. De son côté, Tim Cook, le PDG très militant de la firme à la pomme n’en est pas resté la. Dans un mail transmis à tous ses employés, il a ainsi déclaré que « pour des raisons morales, tout le monde doit se dresser contre le racisme » et a annoncé dans la foulée que sa firme allait soutenir financièrement le « Southern Poverty Law Center » et la « Anti-Defamation League », deux organisations non-gouvernementales américaines bien connues qui luttent entre autres chose, contre le racisme.

L’entreprise Airbnb quant à elle ne souhaite plus loger les militants d'extrême-droite. Et tout a commencé en l’occurrence par le pro activisme affiché de la plateforme de location d’appartements en ligne. Avant même que les manifestations violentes de Charlottesville ne se soldent par la mort d’une contre-manifestante antiraciste, percutée par le véhicule d’un militant de l’extrême droite américaine, le site a tout fait en amont pour que les suprémacistes ne puissent pas utiliser les services de leur plateforme pour se loger à Charlottesville. Airbnb avait ainsi désactivé les comptes de très nombreux militants suprémacistes. Allant même jusqu’à scruter les forums de l’extrême droite américaine afin de débusquer et d’annuler préventivement les réservations de ceux qui avaient tout de même réussi à passer entre les mailles du filet de la plateforme de réservation…

Quant au géant du web Google, mais aussi l’entreprise GoDaddy, tous deux veulent faire disparaître le blog d’extrême droite « The Daily Stormer » qui ne sait plus dès lors comment faire vivre son site et le faire pérenniser. Après avoir publié un article sur « Heather Heyer » qui visait la victime de la voiture bélier en critiquant ouvertement son apparence physique, « GoDaddy », une entreprise qui gère des noms de domaines, a fait savoir lundi 14 août qu’elle allait cesser de fournir ses services au site « Heather Heyer ». Celui-ci a eu alors 24 heures chrono pour trouver un autre hébergeur, et s’est donc tourné vers le géant Google… Malheureusement pour « The Daily Stormer », la multinationale n’a pas non plus accepté d’offrir ses services. Seulement trois heures à peine, après que le blog d’extrême droite ait enregistré son site sur Google, le moteur de recherche le plus puissant de la planète a en effet tout bonnement supprimé son nom de domaine selon le média « Business Insinder ». Même Spotify s’y est mis dernièrement en rejoignant l’action conjointe entamée, bannissant les groupes appelant à la haine.

Bien au-delà de la cible choisie, toute légitime qu’elle soit compte tenu de ses positions extrémistes revendiquées, cette véritable entreprise de « démolissage numérique » déployée conjointement par les mastodontes du web à travers des actions massives « de contre », est tout bonnement sidérante pour l’adversaire. Et cette première démonstration de force dans ses effets pernicieux induits, tout à la fois technologiques et idéologiques, ne manquera pas d’interroger nos consciences modernes et progressistes. 

Alors que l'enjeu qui semble reposer essentiellement sur une question de communication et d'image pour ces entreprises – mais pouvant aller aussi à l'encontre du 1er amendement de la Constitution (concernant notamment la liberté de parole) des Etats-Unis – en quoi ce cas d'espèce peut-il démontrer une législation à deux vitesses; entre un cadre fixé par la loi, et des entreprises souveraines sur les moyens de communication ?

Les choses évoluent toujours très vite en la matière, dès lors qu’il est question de stratégies digitales. Et rien n’est jamais définitivement gravé dans le marbre. Pour autant, ce « tour de vis » est toutefois critiqué aux Etats-Unis. Les premières réactions de la Silicon Valley avaient dans un premier temps été relativement timides, avec peu de déclarations publiques. On s’en souvient également, les géants du Web et certains de leurs dirigeants emblématiques s’étaient auparavant montrés assez prompts à apporter leur soutien à l’accord de Paris sur le climat alors que le nouveau président des Etats-Unis Donald Trump s’apprêtait à en sortir. Ils avaient alors fermement dénoncé le décret anti-immigration du président américain et soutenu les droits des personnes transgenres remis en cause par la nouvelle administration Trump. Dans les premiers jours qui ont suivi les violences de Charlottesville, les entreprises qui ont commencé à bloquer des contenus l’ont pour la plupart sobrement justifié par la violation de leurs conditions d’utilisation, qui interdisent la promotion de la violence. Et ceci, somme toute, comme une banale action de modération. Mais la situation est plus complexe qu’elle n’en à l’air parce que les défenseurs affichés de la liberté d’expression que sont ces géants de l’Internet ont pourtant très longtemps rechigné à supprimer certains contenus nauséabonds hébergés sur leurs plateformes de services,  jusqu’à ce que les pressions politiques et la vindicte publique ne s’accentuent sur eux. Et ceci, en vertue de la vague d’attentats djihadistes qui frappent aveuglément la plupart des pays occidentaux…

Ces entreprises ont depuis renforcé leurs règles en matière de conditions d’utilisation et leur politique de modération. Mais paradoxalement, les discours tenus par les suprémacistes blancs et les groupes néonazis n’y contreviennent pas toujours... Certains d’entre eux savent d’ailleurs parfaitement « jouer avec les limites » de ces règlements pour ne pas les franchir. Ce qui explique par exemple pour partie, que le compte Twitter de David Duke, ancien responsable du Ku Klux Klan, soit toujours actif… Signe du véritable embarras de ces sites par rapport à la nature des contenus hébergés, YouTube a annoncé il y a quelques semaines la mise en place d’un nouveau type de sanction pour les vidéos qui ne violent pas le règlement de YouTube, mais « contiennent des contenus religieux ou suprémacistes controversés », censé les rendre moins visibles. Ce tour de vis des entreprises de la Silicon Valley génère son lot de critiques : des internautes de « l’alt-right » dénonçant par exemple une entrave caractérisée à la liberté d’expression. Un discours qui a gagné en vigueur depuis le récent licenciement par Google de l’auteur d’un manifeste sexiste, qui remettait en question la politique de diversité de l’entreprise, et critiquait sa « monoculture politiquement correcte ».

Comment les groupuscules américains suprémacistes d’extrême droite réagissent-ils aux rétorsions drastiques qui leur sont opposées, et comment s’organisent-ils pour éventuellement contourner ces mesures coercitives ?

Puisque les géants du web ferment petit à petit leurs portes à l’hébergement des comptes d’organisations militantes suprémacistes américaines, celles-ci se retrouvent irrémédiablement bannies par les grandes plates-formes de l’Internet. Les militants n’hésitent dès lors pas à migrer ailleurs, en recréant de toutes pièces leurs propres infrastructures parallèles sur le Net. L'extrême droite américaine est ainsi en passe de se constituer son propre « écosystème numérique » sur la toile, en se repliant vers des plates-formes beaucoup moins populaires mais aussi plus permissives… Celles-ci sont situées le plus souvent dans des pays où il est plus difficile de les contrer, ou l’environnement est moins hostile à leurs idées, ou moins surveillé. À l’image de la Russie. Et ceci, même si le pays vient pourtant de bloquer « The Daily Stormer ». Après la campagne présidentielle de 2016, plusieurs membres de l’extrême droite américaine avaient migré vers un service créé par Andrew Torba, un start-uppeur exclu du réseau des anciens élèves de l'accélérateur californien « Y Combinator », soutenant le candidat Donald Trump. « Gab.ai » est ce tout nouveau réseau social qui s’autoproclame alternatif  à Twitter, né au cœur l’été 2016, ayant pour ambition de fédérer les internautes en quête de « liberté d'expression », et se définissant comme le « réseau social de la libre-pensée » grâce à un système d'autocensure. Autre figure de ce Web parallèle, « WeSearchr » a réuni plus de 200.000 dollars pour effectuer une mission au large des côtes libyennes et dissuader les migrants de rejoindre l'Europe. Mais amassant aussi plus de 150.000 dollars de dons pour assurer la défense du fondateur du « Daily Stormer » Andrew Anglin, lors d'un procès. Les sources de financement de ces sites restent toutefois obscures. Andrew Anglin affirme par exemple recevoir de nombreux dons issus en droite ligne de la Silicon Valley, qui serait en outre son premier bassin d'audience… On le voit ici, les frontières entre ces groupuscules extrémistes d'un côté, les ultraconservateurs et proches de Donald Trump de l'autre semblent assez ténues. Ils se rejoignent notamment parfois dans des réflexions autour du transhumanisme ou encore certains événements ayant réuni des membres de « l'alt-right » et des figures reconnues de la Silicon Valley. À l’image de Peter Thiel, l'un des fondateurs de PayPal et soutien actif de Donald Trump.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !