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Est-il bien raisonnable de dérouler un câble géant qui déflorera l'Arctique pour gagner quelques millisecondes au téléphone ?
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31 millisecondes: le prix de l'Océan Arc

Vous ne le saviez pas mais dans quelques mois un câble colossale de 15 600 km reliera Londres à Tokyo afin de faire gagner encore quelques millisecondes aux liaisons entre les bourses... Seul problème : il faudra passer par l'Arctique.

Mikaa Mered

Mikaa Mered

Mikaa Mered est professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI) à Paris. Son ouvrage Les Mondes polaires (PUF, 2019) sortira en librairie le 16 octobre.

 

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C'est une question que tout bon trader londonien se pose souvent : comment faire pour parcourir en un minimum de temps les 16 000 kilomètres séparant la salle de marchés de la City de la VIP Room du Karaoké-kan de Shibuya ? Tout simplement parce qu'en tant qu'humain, il se sait dépendant pour encore longtemps des incompressibles 12 heures d'avion. En revanche, lorsque le supercalculateur automatique de la banque joue sur une paire yen/euro ou yen/livre sterling, il sait que l'ordre de bourse émis fera le même trajet aller en seulement 115 millisecondes. Cependant, à l'heure du trading haute-fréquence sur des spreads (écarts) infiniment petits, ces 115 millisecondes sont encore trop longues face à une salle de marché coréenne aux ordres deux fois plus rapides, bénéficiaire naturelle de la proximité géographique.

C'est pourquoi, afin d'accompagner l'ingénierie financière londonienne dans ses dérives, pas moins de trois projets parallèles proposent à l'horizon 2013-2015 de relier directement la City à Tōkyō, sur 15,600 kilomètres d'immersion sans halte terrestre, via... l'Océan Glacial Arctique: l'Arctic Fiber canadien, l'Arctic Link américain et le Polarnet Project russe.

Dès août prochain débutera la pose du premier de ces super-câbles sous-marins à fibres optiques, l'Arctic Fiber, opérationnel dès 2013. C'est avant tout un défi technologique majeur. Traversant l'Arctique pour la première fois à l'aide de brise-glaces nucléaires, les câbles seront tendus à 50 mètres d'immersion, des Cornouailles jusqu'à Tōkyō à travers les îles arctiques du Nunavut et le détroit de Bering, sur 15,600 kilomètres quand, à l'inverse, la fibre concurrente du projet russe Polarnet traversera l'Arctique via la "route est", de Londres au détroit de Bering puis Tōkyō, le long cette fois des côtes norvégiennes et sibériennes.

Mais bien au-delà des enjeux techniques ou numériques, ces fibres concurrentes sont en réalité au service d'autres enjeux. De facto, bien au-delà de leur coût — estimé entre 600 millions et 1,5 milliard de dollars US — ces super-fibres ont une portée stratégique, historique même : faire de l'Arctique le cœur du commerce mondial en posant la première pierre du processus d'intégration économique de la région polaire arctique dans la mondialisation.

En effet, au fur et à mesure des dernières décennies, alors que les glaces arctiques fondirent à un rythme chaque année plus intense, l'immense océan polaire dévoila d'abord aux sonars ses massives ressources en hydrocarbures, terres rares et autres minerais stratégiques, sans toutefois permettre aux humains d'envisager une exploitation commerciale durable. Cependant, les technologies de remorquage et parcage d'icebergs ayant fait leurs preuves durant les cinq dernières années, l'industrie énergétique envisage concrètement, depuis lors, la possibilité d'une production offshore en Arctique.

Cependant, pour rendre le prix du baril de brut arctique abordable, il faut aussi pouvoir développer des routes de tankers. Pour cela, il faut développer un système de relais techniques et de garde-côtes spécifiques aux conditions naturelles de l'Arctique — voire militariser la côte comme l'a prévu Moscou. Or, de tels systèmes et investissements requièrent eux-mêmes une fonte des glaces telle que les passages maritimes puissent rester navigables toute l'année. Enfin, la première des infrastructures nécessaires à une telle avancée sur l'océan est l'installation d'un réseau de communications numériques fiable et dense.

C'est là toute la portée des projets Arctic Fiber, Arctic Link, et Polarnet : être la base transversale du développement industriel et militaire de l'Arctique, tant du côté Ouest que du côté Est. En réalité, par-delà l'image du simple service à l'industrie financière mondiale, l'intérêt de ces projets n'est pas tant de permettre à notre trader londonien d'aller gagner son bonus à 16,000 kilomètres que de permettre aux industries lourdes de coloniser une nouvelle région et des peuplades locales grâce à l'appui technique et logistique apporté par les technologies de communication.

Le désenclavement commercial de l'Arctique passe par un désenclavement numérique. Ce dernier étant en marche, qui pourra empêcher l'Arctique de devenir la plaque tournante des échanges Asie-Europe et Asie-Amérique de l'Est ? Qui pourra, une fois ces câbles posés, s'opposer à l'exploitation totale du sanctuaire Arctique, point de concordance des trois continents du Nord, convoité par toutes les grandes puissances pour ses richesses géologiques et sa position commerciale stratégique?

En conclusion, lorsque nous mettons face à face les intérêts stratégiques et les perspectives environnementales à long terme de ces nouvelles fibres trans-arctiques — perspectives que chacun jugera en son âme et conscience — la bonne question est celle-ci : quel sera, dès 2013, le gain absolu du trader londonien pour envoyer son ordre à Tōkyō ? En d'autres termes, en millisecondes, quelle est la valeur du quatrième océan de la planète?

31 millisecondes. Enjoy the Karaoké-kan!

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