Benoit XVI au Liban : le pape saura-t-il être aux chrétiens d'Orient ce que Jean-Paul II fut aux croyants derrière le rideau de fer ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Benoît XVI entame vendredi une visite de trois jours hautement symbolique au Liban pour y adresser un message de paix alors que plane sur le pays l'ombre du conflit dans la Syrie.
Benoît XVI entame vendredi une visite de trois jours hautement symbolique au Liban pour y adresser un message de paix alors que plane sur le pays l'ombre du conflit dans la Syrie.
©Reuters

Sa Sainteté

Benoît XVI se rend ce vendredi au Liban, un pays déstabilisé par les violences dans la Syrie voisine. A l'occasion de cette visite au pays du Cèdre, le message du pape sera simple aux chrétiens du Liban, et identique à celui qu’avait porté son prédécesseur Jean-Paul II tout au long de sa vie : « N’ayez pas peur… »

Karim Emile  Bitar

Karim Emile Bitar

Karim Emile Bitar est énarque, géopolitologue et consultant.

ll est chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), et  directeur de la revue L’ENA.

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La visite qu’effectue le pape Benoît XVI au Liban du 14 au 16 septembre revêt une importance particulière puisqu’il s’adressera à l’ensemble des chrétiens moyen-orientaux à l’heure où ces derniers, rongés par des angoisses existentielles et tétanisés par la peur, succombent à la tentation du repli identitaire, deviennent frileux et ne parviennent plus à jouer le rôle fécond et avant-gardiste qui fut longtemps le leur dans cette partie du monde.

S’il est une chose dont les Libanais peuvent encore être fiers, alors que leur pays est en passe de devenir un "Etat failli", c’est de ce sens de l’accueil et de l’hospitalité qui coule dans leurs veines et qui les amène à dérouler le tapis rouge et à mettre les petits plats dans les grands pour accueillir tout invité étranger. Lorsque cet invité se trouve être le chef de l’Eglise catholique, c’est le pays tout entier qui se mobilise : l’aéroport international de Beyrouth est privatisé et l’on voit d’immenses panneaux et banderoles souhaitant la bienvenue au souverain pontife sur toutes les grandes artères et au balcon de plusieurs dizaines de milliers de foyers.

Même le Hezbollah se met de la partie en affichant ses propres banderoles assez surréalistes sur lesquelles le logo et les slogans du parti chiite se superposent à de grandiloquentes acclamations saluant la visite pontificale. Il n’y a qu’un pays au monde où l’on peut voir pareil spectacle, où le postmodernisme désenchanté, le catholicisme rigoriste et le militantisme islamiste radical se côtoient et font tellement semblant de s’aimer qu’ils finissent par y croire, tous étant d’accord pour mettre la poussière sous le tapis, l’espace d’une visite papale, et éviter les questions qui fâchent…

Forte religiosité et conservatisme social

Si le nombre des chrétiens libanais est bien inférieur, en valeur absolue, au nombre de chrétiens égyptiens (le coptes sont 7 à 10 millions selon les sources), en pourcentage de la population, les chrétiens libanais représentent aujourd’hui environ 35 à 40% de la population de ce pays, (ils étaient 51% en 1932) soit 4 fois plus qu’en Egypte ou en Syrie. Le taux de pratique religieuse chez les chrétiens du monde arabe reste très élevé et nettement supérieur à celui que l’on observe dans une Europe « sortie de la religion » pour employer une expression de Marcel Gauchet. Les églises moyen-orientales ne désemplissent pas, les rares athées et les agnostiques se faisant discrets tant le conservatisme et le poids de la religion dans la société demeurent considérable. Du côté du clergé, il n’y a pas vraiment de crise des vocations et les candidats à l’ordination demeurent relativement nombreux.

Le revers de cette pièce est que la foi authentique et sincère se trouve souvent noyée dans de la religiosité et de la superstition, et que l’ostentation en matière religieuse peut souvent cacher une certaine hypocrisie, comme ne cessait de le dénoncer il y a un siècle l’écrivain libanais Gibran Khalil Gibran, maronite en quête perpétuelle de spiritualité mais en rupture de ban avec l’Eglise de son temps. Plusieurs évêques admettent également qu’ils se posent souvent la question de savoir si toutes les vocations à la prêtrise sont sincères et si elles ne cacheraient pas parfois, notamment dans les milieux modestes, une volonté d’ascension sociale, puisque les hommes de robe continuent de jouir d’un prestige avéré dans les villages du Liban-Nord et du Mont-Liban.

Les relations entre l’Eglise maronite et les rois de France remontent à Saint Louis, l’esprit de 1789 peine à s’imposer au Liban et il continue de flotter sur le pays du Cèdre comme un parfum d’ancien régime, qui irrite les libanais libéraux mais peut séduire certains français conservateurs et nostalgiques d’une époque aujourd’hui révolue.

Un contexte politique explosif et anxiogène

Cela pour dire que la visite de Benoît XVI, quand bien même elle aurait eu un objectif purement ecclésial, aurait mobilisé des centaines de milliers de personnes. Il se trouve qu’elle porte aujourd’hui une signification politique considérable car cette visite intervient dans une période de pleine incertitude, marquée par des convulsions postrévolutionnaires, par une montée en puissance des mouvements salafistes, par une guerre froide mais virulente que se livrent l’Arabie Saoudite sunnite et l’Iran chiite, et par l’approfondissement des lignes de faille entre l’islam et l’Occident, tant les regards caricaturaux et biaisés que chaque partie porte sur l’autre demeurent prégnants.

A partir du Liban, le pape s’adressera à toutes les communautés chrétiennes de la région. La situation des chrétiens varie beaucoup d’un pays à l’autre, -tant et si bien que l’expression usuelle de "chrétiens d’orient" ne veut pas dire grand-chose-, mais un point commun est aujourd’hui l’angoisse de ces chrétiens, face à un avenir incertain.

De la guerre d’Irak aux révolutions arabes

Le principal traumatisme de ces 10 dernières années fut celui de la guerre d’Irak, qui a provoqué l’exil de plus de 600 000 chrétiens irakiens (soit presque les 3/5èmes d’entre eux). Bien que profondément enracinés dans ce pays, puisque la présence des chrétiens assyriens en Mésopotamie remonte à  deux millénaires, bien qu’ayant survécu à la conquête islamique, au califat abbaside, à la conquête mongole (notamment la mise à sac de Bagdad en 1258), au règne des mamelouks, à celui des safavides, à l’empire ottoman, au colonialisme britannique et à la sanglante dictature baasiste, le coup fatal viendra de l’invasion de l’Irak déclenchée en 2003 par l’administration Bush-Cheney et de la guerre civile qui s’en est naturellement ensuivie lorsque fut réveillée la fitna entre sunnites et chiites.

En s’opposant fermement, dès la première heure, à cette guerre aussi mal pensée que mal préparée, fondée sur des mensonges et illégale aux yeux du droit international, Jacques Chirac et Jean-Paul II, appuyés par les diplomaties française et vaticane ont permis d’éviter que cette guerre ne prenne complètement l’allure d’une nouvelle « croisade » et d’une guerre de civilisation ou de religion.

Quant aux deux millions de chrétiens syriens, c’est en grande partie parce qu’ils ont vu les conséquences de cette guerre d’Irak et qu’ils ont vu arriver en Syrie, par flots incessants de réfugiés, leurs coreligionnaires irakiens, qu’ils se montrent aujourd’hui si réticents à soutenir la très légitime révolution syrienne contre la dictature de Bachar El Assad, auquel ils finissent par servir de bouclier, tant ils craignent que la laïcité autoritaire imposée par le régime actuel ne cède la place au chaos et à un islamisme salafiste qui remettrait en question leurs droits.

Guerre des axes et clientélisation des communautés

Au Liban, pays où le communautarisme est roi et où toutes les minorités religieuses développent des réflexes de citadelle assiégée – ce qui rend aisée leur instrumentalisation par les puissances régionales et internationales à des fins géopolitiques-, les chrétiens sont profondément divisés et subissent les contrecoups de la guerre des axes régionaux. Une moitié d’entre eux appartient à un camp évoluant dans l’orbite du camp américano-saoudien, l’autre moitié ayant préféré s’aligner sur l’axe irano-syrien, au nom d’une hasardeuse théorie dite de "l’alliance des minorités" selon laquelle chrétiens, chiites et alaouites devraient faire front commun face au sunnisme majoritaire au Moyen-Orient. Les uns et les autres ont en commun de vivre dans la peur : peur des ambitions iraniennes et des armes du Hezbollah pour les uns, peur de la mouvance sunnite radicale pour les autres.

Près de 80% des sunnites libanais soutiennent le parti pro-saoudien de Saad Hariri alors que près des 80% des chiites soutiennent le Hezbollah pro-iranien. On retrouve le vieux phénomène de "clientélisation des communautés" évoqué par la politologue Nadine Picaudou. (Au XIXème siècle, face à un empire ottoman déliquescent, c’étaient la France et la Grande-Bretagne qui, jamais sans arrière-pensées géopolitiques, se posaient en "protectrices" des maronites ou des druzes, et ce jeu des puissances eut souvent des conséquences tragiques)

Dans le contexte actuel, et alors que la révolution syrienne se transforme à bien des égards en guerre par procuration entre l’Iran chiite et les puissances sunnites de la région, le Liban aura bien du mal à ne pas importer le conflit syrien. Dans le cas d’un affrontement entre sunnites et chiites, les chrétiens seraient dans le meilleur des camps des spectateurs, et dans le pire des cas, des supplétifs. Ils en paieront en tout cas le prix fort.

La marginalisation des coptes

Toujours est-il que les chrétiens du Liban jouissent d’une totale liberté dans l’exercice de leur culte et ne subissent pas de discriminations, ce qui n’est pas le cas de la communauté copte en Egypte, qui se retrouve de plus en plus marginalisée. Certes, de nombreux coptes ont joué un rôle décisif dans les différents mouvements qui ont porté la révolution égyptienne du 25 janvier 2011, le mouvement Kefaya, le mouvement des jeunes du 6 avril, les syndicats ou le courant du changement de Mohamed El Baradei. Toutefois, la communauté a souffert du fait que le très conservateur pape Shenouda, récemment décédé, ait affiché un soutien marqué à Hosni Moubarak, lequel avait mis fin aux brimades infligées au chef de l’Eglise copte par son prédécesseur Anouar El Sadate.

Le phénomène qui inquiète le plus les chrétiens est incontestablement la montée en force des courants salafistes. S’étant tenus à l’écart de la politique et s’étant concentrés sur la prédication et le "social" sous les dictatures, ils investissent aujourd’hui le champ politique et s’efforcent de confisquer des révolutions dont ils n’ont nullement été à l’origine. Alors que les libéraux et les progressistes sont désorganisés et souvent désargentés, les salafistes disposent de financements conséquents en provenance de l’Arabie Saoudite et des monarchies du Golfe, lesquels sont paradoxalement aujourd’hui les enfants chéris de l’Occident qui montre envers eux une étonnante indulgence. Les salafistes ont profité de l’intervention militaire en Libye et du flux d’armement qui est alors arrivé. Ils ont combattu pour abattre Kadhafi et exigent aujourd’hui des concessions idéologiques avant de remettre leurs armes à l’autorité centrale. En Syrie, la militarisation de la révolution donne également à la mouvance radicale un poids qu’elle n’aurait certainement pas eu en temps normal. Et une grande partie du Liban Nord risque de tomber sous sa coupe si le conflit syrien déborde.

Durant la guerre froide, pour endiguer la menace soviétique, les Etats-Unis se sont appuyés sur l’Arabie Saoudite et le Pakistan et ont fermé les yeux sur le financement et l’exportation d’une forme d’islam particulièrement rétrograde et obscurantiste. Aujourd’hui obnubilés par la menace iranienne, ils semblent à nouveau oublier que les ennemis de leurs ennemis ne sont pas forcément leurs amis et risquent fort de se retourner vite contre eux.

Benoît XVI dans les pas de Jean-Paul II

En 1997, Jean-Paul II avait su trouver les mots justes pour s’adresser aux chrétiens de la région. Dans une exhortation apostolique remarquable dans sa forme et son contenu, il avait incité les chrétiens libanais à s’ancrer dans la terre de leurs ancêtres, à choisir la convivialité et la fraternité avec leurs compatriotes musulmans, à dépasser le complexe du minoritaire, à ne jamais céder aux sirènes de l’identitarisme et du repli sur soi, à aller de l’avant sans avoir peur.

Il était naturel que le polonais Jean-Paul II comprenne bien la problématique d’un pays comme le Liban. Sa Pologne natale avait été elle aussi, tout au long de son histoire, victime du jeu des puissances, sacrifiée sur l’autel du pacte germano-soviétique de 1939, «charcutée» et négociée  comme un hors-d’œuvre à Yalta en 1945, puis satellisée pendant quatre décennies.

Benoît XVI, devra aujourd’hui répéter et marteler la formule chère à son prédécesseur : « N’ayez pas peur », inciter les chrétiens du monde arabe à ne pas laisser leurs angoisses prendre le dessus, à se souvenir que leurs générations précédentes ont affronté des crises tout aussi graves, et qu’ils se devront  de continuer de rappeler à un Occident qui a souvent envie de l’oublier que le christianisme n’est pas né à Rome, mais au cœur de l’Orient.

Karim Emile Bitar, Directeur de recherche à l’IRIS

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